Une lettre ouverte sur les librairies fermées en France. Et une triste annonce de décès : l’exception culturelle française est morte.
Pendant vingt ans en France, j’ai vécu souvent grâce aux Salons du livre, deux en moyenne par mois, bonheur non confiné qui me manque du contact avec lecteurs, adolescents, enfants, enseignants, bibliothécaires et libraires.
Le 16/11/2020 à 14:35 par Auteur invité
4 Réactions | 10 Partages
Publié le :
16/11/2020 à 14:35
4
Commentaires
10
Partages
J’ai donc entendu près de cinq cents fois, en discours d’inauguration, un ministre, tout aussi bien le maire d’un village, délivrer ce message : le livre cet essentiel, la littérature française dans le monde est notre fierté, nous sommes le pays de l’exception culturelle. Belles paroles, souvent sincères. Pourtant, je regrette de devoir vous annoncer avec douleur la mort de l’exception culturelle française.
Outre les lieux de culture on ne peut plus clos, les librairies ne sont pas reconnues comme un commerce essentiel, au contraire des pays voisins. Goethe et Hölderlin peuvent reposer en paix : les librairies sont essentielles en Allemagne. Aussi en mon pays, la Belgique. La semaine dernière, la même décision fut prise en Italie, en Suisse, aussi en Espagne où ce sont les grands magasins qui ferment.
L’exception culturelle française est donc ce jour son dénigrement de la librairie, de la littérature, de la culture dans son ensemble. Il y a trois jours, j’ai écouté le discours de Monsieur Castex pour pouvoir entendre ses arguments, comment il justifie cet écart. Pas un mot, ni même le mot de culture cité. Espoir du côté des journalistes présents pour les questions ouvertes ?
Des questionnements essentiels, puis des détails comme les dates pour prendre ses billets à la SNCF pour Noël, etc., pas un mot non plus, pas une question, incompréhension. Mardi, Fr3 est venu faire un reportage sur les différences de confinement en Belgique par rapport à la France et a choisi pour cela ma magnifique librairie bilingue Corman à Ostende. Ils avaient demandé à la libraire que deux clients francophones viennent témoigner et je fus l’un des deux.
C’était important de pouvoir exprimer mon sentiment aussi comme lecteur, client de librairie indépendante, pas uniquement du point de vue d’un auteur pourtant comme tous les autres si terriblement impacté, ou pas même à ce titre de Poète national belge que j’essaie de porter dignement pour un temps. Il ne s’agit pas de donner des leçons, mais de partager une colère d’autant plus légitime qu’elle repose sur les marques tangibles d’un mépris.
Qu’au moins existe un débat gouvernemental sans tabou comme dans tous les autres pays d’Europe et que, pour faire simple, on nous dise pourquoi : les librairies françaises sont-elles des clusters alors que nullement dans les pays voisins ? Les professionnels de la santé nous répètent que, lors de cette deuxième vague, il y aura de grands dégâts aussi sur les esprits, des maladies de l’âme à foison.
Le livre ne peut-il pas aider ?
Nous savons tous que la lecture, parmi d’autres recours, est un ailleurs, qu’elle peut faire voyager, réfléchir, en un mot : tenir, respirer entre les lignes. « Les mots sont des êtres vivants », écrivait avec justesse Victor Hugo. Que pensent les dirigeants français de cette évidence, ainsi à la cime Monsieur Macron, ah je me souviens de ses premiers discours enflammés de candidat où il nous étalait ses bonnes lettres, nous citait à tout va du René Char ?
Et son lyrisme sur Twitter fusait encore plus tard, en nous rassurant avec les mots de ce poète résistant : « Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre ». Quelqu’un pourrait-il l’interroger pour moi sur l’état actuel de cet écheveau ? La littérature est une conviction, pas un vernis de savoir, ni de quoi faire briller chaussures, boutons de manchette, dents immaculées, ambitions de grandeur ou diplômes.
Pourtant, je peux vous dire qu’en dépit de beaucoup moins de traductions aujourd’hui, l’aura de la France des lettres demeure immense : ayant eu le privilège fabuleux de voyager souvent en tant qu’écrivain de par le monde, dès que je parlais ma langue maternelle, on me croyait français et c’est par exemple qu’à Singapour, pour une lecture, je fus accueilli sur scène par la Marseillaise !
En ce cas, on me disait à chaque fois : la France, le pays par essence de la littérature.
Il y a quelques jours, je pensais que les librairies belges allaient également fermer, et le dernier jour prétendu d’ouverture, j’allai chez Corman acheter quelques livres d’auteurs aimés : Paasilinna, Colum MacCann (tous deux rencontrés à Saint-Malo, le premier me fit une accolade de bûcheron, le second me chanta un jour des chansons irlandaises, quels beaux souvenirs), aussi le nouveau Patti Smith, un roman magnifique de Thomas Vinau, et une nouvelle traduction de Virgile.
En réalité, je l’avoue : j’ai deux piles de livres pas encore lus juste ici près de moi, je pouvais passer ce cap, mais ce dernier partage, je voulais le poser à tout prix, y compris affectivement.
Comme d’habitude, à la belge, je plaisantai avec libraires et clients, en affirmant ceci : « Comme le bricolage et le jardinage vont rester ouverts, nous devrions dire qu’un écrivain tente de bricoler dans la splendeur, ou mieux qu’il sème, et alors le jardinier récolte, dans ce cas le libraire est sans conteste ce jardinier, donc je vous annonce que les librairies vont rester ouvertes ! »
Quand même, malgré le beau ciel serein sur la mer à Ostende cet après-midi-là et le bonheur de voir une artiste de street-art peindre un portrait géant du chanteur Arno (la célébrité d’ici que j’adore) sur un bâtiment administratif en plus, ô le beau symbole, je suis rentré la rage au cœur. Je pouvais encore me dire que les bibliothèques restent ouvertes, ce qui n’est pas le cas en France. À mon retour à la maison, une grande amie bretonne m’avait envoyé le post du formidable journaliste de Télé Bruxelles David Courier qui annonçait la bonne nouvelle.
Un débat ardu eut lieu, mais désormais, oui, l’essentiel des mots à choisir en un lieu qui leur soit voué est réalité tangible. Par rapport à la plaisanterie dont je parlais, je voudrais dire néanmoins que pour moi, un magasin de bricolage ou de jardinage est essentiel aussi. J’ai la chance de vivre encore dans un quartier multiethnique, et d’où je vous écris matinalement à cette minute, je vois une quinzaine d’arrières de maisons ou immeubles étroits.
Dans ces familles modestes, j’ai observé qu’au printemps, leur façon de tenir malgré le confinement était d’améliorer même un peu leur lieu de vie pour la famille, ou de créer d’improbables jardins de terrasse parfois pleins de poésie qui m’ont émerveillé. Alors, que personne ne touche à ce droit d’un mieux vivre. Je ne prétends pas que la librairie soit plus importante dans un degré d’essentialité, mais qu’on la relaie dans le subalterne me révulse. Les librairies sont ces paysages indispensables dont on peut emporter avec soi des fragments vivants.
Ce sont aussi des visages. Vous en trouverez quelques-uns de ces visages qui me sont chers en France, parmi d’autres, excusez d’avance mes oublis nombreux. C’est à elles, c’est à eux que je pense aujourd’hui. Vous, amies, amis d’outre-Quiévrain comme on dit par chez moi, vous l’avez probablement déjà fait, mais répandez, face au mépris, cet acte répété qui devrait devenir viral : cliquer, collecter dans votre librairie indépendante.
Un reportage du JT de la RTBF parlait des surmenages de la poste, et avançait ce chiffre terrifiant : l’afflux qui bloque sont les 80 % de colis Amazon, entreprise qui sous-paye les employés, éhontément fait transiter des fortunes en un paradis fiscal.
L’actualité de la semaine nous informe que le patron Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, craint le déconfinement et le vaccin qui devraient lui donner un manque à gagner de 4,63 %, ah le pauvre n’aurait plus alors précisément que 184,4 milliards de dollars sur son compte. Un autre article nous dit que ce saint homme va financer une école maternelle, j’espère qu’il en aura encore les moyens. Hé, de qui se moque-t-on ?
Regardez ici la couverture si forte du New Yorker, elle vous dit tout sans besoin d’autre commentaire : refusez cette image partout où vous êtes, parlez-en, conscientisez, combattez-la. Ce n’est pas qu’une question économique, morale, mais un enjeu de civilisation. L’exception culturelle française est morte. Ni fleurs, ni couronnes, alors retournons plutôt vers notre enfance : nous aimions l’image du phénix, qui vola vers la France depuis la lointaine Égypte et la Grèce, se posa au coin des églises, sur les blasons.
« Je vis quatorze Phœnix, écrivit déjà Rabelais. J’avais lu en divers auteurs qui n’en étaient qu’un en tout le monde, pour un âge ; mais, selon mon petit jugement, ceux qui ont écrit ainsi n’en virent onques ailleurs qu’au pays de tapisserie ». Pas quatorze, un seul, afin que l’exception culturelle française renaisse au plus vite de ses cendres sans plus faire exception, et que ces cendres volent au premier courant d’air libre d’une porte de librairie qui s’ouvre.
Carl Norac a cosigné avec Stéphane Poulin l'album Lucky Joey (L'école des loisirs)
Crédit photo principale : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
4 Commentaires
Vladimir
17/11/2020 à 11:38
Mais le plus surprenant, cher Monsieur NORAC ,pour faire court, c'est qu'en France ,à Marseille où Belge sans importance je vis, les bibliothèques ,elles, sont bien ouvertes de nos jours. Ce qui n'est pas le cas dans tous les pays d'Europe désignés par votre texte.
Que comprendre ?
felix
17/11/2020 à 12:30
Narcisse revu par le Coran
samira Ould Hamouda
21/11/2020 à 12:03
Alerter ne suffit pas.Dans de nombreux territoires le loisirs a pris le dessus sur la culture livre/lecture et cela signera la fin de l'exception culturelle française à laquelle on tient.
Sylvain
25/11/2020 à 15:36
Il faut quand même savoir qu'en France, c'est le syndicat des libraires qui a obtenu la fermeture des librairies. Voir : https://www.contrepoints.org/2020/10/31/383319-librairies-fermees-la-faute-aux-syndicats-pas-au-capitalisme