Chalon-sur-Saône attendait ce lundi 25 juin avec impatience : le site de e-commerce, via la boîte de communication Euro RSCG, avait fait parvenir à des dizaines de rédactions un communiqué de presse promettant une « grande annonce ». (voir notre actualitté) L'attente est encore montée d'un cran après la confirmation de la présence de « Monsieur le Ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg » : en jetant son dévolu sur Chalon sur Saône, Amazon promet des lendemains qui chantent à une région dévastée par la désindustrialisation.
Le 25/06/2012 à 17:12 par Antoine Oury
Publié le :
25/06/2012 à 17:12
À 9 heures du matin, des fenêtres d'un bus étrangement silencieux, assez spacieux pour accueillir deux classes de primaires en furie, mais occupé par une dizaine de journalistes à peine, la périphérie de Chalon reflète la désindustrialisation entamée depuis plusieurs décennies. Entrepôts désaffectés, usines laissées à l'état de squelettes métalliques, rouillant doucement sous le crachin. Heureusement que quelques tags colorisent un peu tout ça.
La Bourgogne, showroom du redressement productif
La venue d'Arnaud Montebourg pour cette conférence de presse, qui ne fut pas une inauguration, signifiait d'emblée une chose : le ministre soutenait activement cette implantation, et son intervention n'a fait que confirmer cet état de fait : « Je veux remercier Amazon pour son implantation en Bourgogne du Sud. Un territoire que je connais un peu, même bien » souligne Montebourg, qui revient sur la « désolation de l'après Kodak ». La fermeture (puis l'implosion, à l'hiver 2007 !) de l'usine avait conduit à la suppression de 3000 emplois. Le numérique avait fait tomber l'argentique, et l'un de ses acteurs majeurs.
Le ministre du Redressement productif connaît d'autant plus la Bourgogne qu'il est Président du conseil général de Saône-et-Loire depuis 2008 : un possible conflit d'intérêts, que Frédéric Duval, Directeur de la Logistique chez Amazon France, se charge d'effacer en précisant qu'il n'y a « aucune corrélation entre le ministre et le choix de Chalon. » Les arguments qui ont pesé pour préférer Chalon à Beaune, l'autre ville en compétition ? Les bâtiments disponibles, bien sûr, mais également la proximité des services aux employés (crèches, transports publics, logements) : un refrain que Frédéric Duval aime entonner, et qui restera dans la tête de la trentaine de journalistes présents, télés et radios comprises.
Frédéric Duval, Directeur de la logistique chez Amazon France
Montebourg le soutient sans se faire prier : « L'économie est parfois cruelle, mais elle peut aussi être un signe de redressement. » C'est sa première grande annonce, il ne faut pas passer à côté : « Contrairement à ce que l'on a pu dire, je connais énormément de chômeurs ici qui n'attendent qu'une chose : travailler. » Et voilà une réplique bien envoyée pour l'ancien gouvernement. « C'est le moment de se redresser, ensemble. » Certains se sont levés dans la salle, l'air con.
« Je ne connais pas de projet aussi important qui ait obtenu une autorisation aussi vite » souligne même le Président de la région Bourgogne, François Patriat, pratiquement extatique : depuis 10 heures, il n'est plus astreint au « mutisme intégral » face aux journalistes. Il loue « la mobilisation exemplaire, ainsi que la réactivité des acteurs publics » ayant permis la concrétisation du projet avant la deadline du 15 juin. Montebourg s'en porte d'ailleurs garant : Pôle Emploi sera derrière Amazon pour l'alimenter en employés. « Ce fut la chevauchée fantastique » conclut le Président.
Générateur d'emplois… précaires ?
Sur la route pour la conférence de presse, le bus a pris du retard : « On va mettre le turbo » nous avait rassuré le chauffeur. Ce sera bien le seul couac de cette matinée réglée comme du papier à musique, parfaite pour accompagner les refrains d'Amazon et du Redressement productif. La séquence « Questions-Réponses » était particulièrement attendue, tandis que tout le monde jetait un œil poli, mais pas si intéressé sur le Powerpoint.
L'entrepôt, pardon, le « centre de distribution » de Chalon, c'est l'équivalent de 15 terrains de foot… soit 40.000 m², pour ceux qui n'auraient pas le sens des proportions. Un centre qui alimentera la France, l'Europe, mais aussi le monde en commandes empaquetées. Et, pour la Bourgogne, ce sont 1000 emplois à la clé, d'ici la fin de l'année. Frédéric Duval ne sera pas très prolixe sur la composition de ce millier de postes : il répète à l'envi les « 34 managers », ni plus, ni moins, mais passe rapidement sur les statuts des autres employés, des « magasiniers » aux « préparateurs de commande ». D'après les révélations du maire de Chalon, 350 CDI auraient été garantis par Amazon, sans qu'il soit possible d'obtenir un quelconque délai.
Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, et Frédéric Duval
Par rapport aux autres centres logistiques français d'Amazon, Saran et Montélimar, le seul chiffre de 350 CDI représente un objectif sans aucun doute réalisable, mais optimiste. Si Frédéric Duval cite à tour de bras les exemples de sites de Saran et de Montélimar, avec « 1100 emplois fixes » pour 4000 intérimaires, il suffit d'observer l'organigramme des postes pour déduire que les nouveaux emplois seront surtout manutentionnaires, saisonniers et donc réservés aux périodes de rush (en gros, la fin d'année). En deux ans, le nombre de CDI n'a pas augmenté à Montélimar, malgré des promesses de 200 emplois supplémentaires, à deux reprises, en 2010 et 2011.
Quand on l'interroge sur le sujet, Montebourg reste évasif, mais a le beau jeu d'admettre les conditions d'emploi : « La saisonnalité du métier peut aider de nombreuses familles chalonnaises ou bourguignonnes, même si ce n'est pas la panacée, bien sûr… » Il ne faudrait pas que le redressement laisse les vertèbres plus affaiblies qu'auparavant, tout de même…
Apocalypse Now, mais on vous l'annoncera plus tard
Et à part ça, autre chose à ajouter ? On aura beau tenter de soutirer à Frédéric Duval quelques informations satellites, force est de constater que le site de e-commerce est fidèle à sa réputation, pour mieux la protéger : « Amazon souhaite maîtriser sa communication de bout en bout », annonçait la société à l'AFP, en début de mois. Pour cela, Euro RSCG : un spécialiste du genre, auquel Montebourg avait d'ailleurs accordé en 2010 un juteux contrat de 65.000 €… pour annoncer qu'il faisait des économies pour sa région ! (voir Le Canard Enchaîné du 24 février 2010)
On évitera donc les questions qui fâchent : à l'évocation des manquements au droit des travailleurs pointés par la CGT (contrôles aléatoires des employés, casiers en nombre insuffisant, vidés en fin de journée…), Frédéric Duval s'offusque. « Ces infos sont exagérées, elles ne reflètent pas la réalité et la vie sociale de l'entreprise. Nos méthodes ne sont pas du tout dans cette teneur de propos et de modus operandi » rectifie le Directeur logistique, qui nous invite à visiter un centre de distribution Amazon pour s'en assurer. Trop heureux, on accepte sur le champ.
Sur certains sujets, la loi du silence est d'or : si les chiffres d'affaires US et mondiaux sont fièrement exhibés, rien du côté de la France, et même de l'Europe : « Nous ne communiquons pas sur ce sujet. » À répéter comme un mantra pour se débarrasser des questions suivantes : les ventes du Kindle en France ? (mais « nous n'en avons pas honte ») Le montant du bail pour la location de l'entrepôt de 40000 m² ? (une spécialiste du secteur nous indique qu'Amazon aurait bénéficié d'un 35€/m², une bonne affaire) La sortie du Kindle Fire ? (Amazon a récemment ouvert son AppStore aux développeurs européens, peut-être un signe, voir notre actualitté) Une réaction aux déclarations de Nicolas Georges, qui préconise la fin des frais de port gratuits pour les livres ? « Je suis ici pour l'ouverture du centre de Chalons, et donc pas vraiment en mesure de me positionner sur les déclarations d'un ministre ou d'un cabinet du ministère. » Frédéric Duval n'a pas tout à fait tort, mais on voulait tenter pour voir.
C'est aussi ça, la Bourgogne...
Entre les refus de répondre à la presse et les discours répétés quatre ou cinq fois, ministre et directeur n'ont vite plus grand-chose à dire. Un petit groupe de journalistes se retrouve : « Bon, on fait quoi ? » Il y a de tout, de l'immobilier, de l'économique, du local, du national, du commerce en ligne et votre serviteur.
Ce qu'il peut y avoir de plus étonnant encore, c'est que la firme Amazon est tout de même connue pour ses redoutables facultés d'optimisation fiscale. Avec un siège social basé au Luxembourg, Amazon profite de la TVA du duché, loin des 19,6 % classiques en France - et donc jouant avec la concurrence à un jeu particulièrement compliqué à contrecarrer, les boutiques physiques basées en France ayant à reverser une TVA au tarif français.
Or, c'est Arnaud Montebourg en personne qui dans un livre publié en mai 2011, Votez pour la démondialisation ! La République plus forte que la mondialisation, dénonçait toutes ces pratiques d'optimisations qui nuisent à la saine concurrence des marchés et des acteurs de l'industrie. Pas un mot de toute cette affaire, évidemment, au cours de la présentation, il s'agissait avant tout de se féliciter de ce que des emplois allaient être créés en France, en période de crise.
Des entretiens individuels étaient prévus l'après-midi, ils seront finalement annulés : le jeu n'en vaut pas la chandelle. Dans le train, on dort à tour de rôle (redressez-vous, bon sang !). Les effets du déjeuner ? Non, il fut l'affaire de quelques toasts (et d'un verre de Bourgogne, logiquement fameux).
On mettra ça sur le compte d'une overdose d'optimisme.
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