Fils d'une famille iranienne aisée, Behrouz vit en France avec femme et enfant, et tente de mettre un point final à sa thèse sur Marx à l'heure où gronde la révolution islamique. En cette fin des années 70, l'appartement parisien se transforme en auberge espagnole pour Iraniens déracinés. Behrouz y assure le gîte, le couvert, et le divertissement. Dans son premier roman, Yassaman Montazami rend hommage au père défunt, au grand idéaliste doublé d'un incorrigible pitre qui enchanta son enfance de ses frasques et de sa fantaisie. Entre France et Iran, l'auteure nous fait rencontrer celui qui incarna à tous égards le Meilleur des jours - telle est la signification du nom de "Behrouz" en persan.
Le 12/11/2012 à 09:13 par Clément Solym
Publié le :
12/11/2012 à 09:13
Pour ActuaLitté, elle revient sur l'écriture de ce texte, et explique comment elle a oeuvré, en toute conscience et en toute intransigeance, sur les liens qu'entretiennent le réel et la fiction.
Ce livre « né d'un chagrin immense » assure à la lecture de grands éclats de rire. Rien d'incompatible à cela : si les premières pages évoquent la mort du père chéri, la plume enlevée de sa fille s'emploie bien vite à faire oublier l'événement funeste. Au gré des chapitres, Behrouz revit dans toute son extravagance, et la justesse de l'évocation parvient peu à peu à nous le rendre familier.
Pour parvenir à ce texte fulgurant, Yassaman Montazami explique combien le cheminement de l'écriture a été exigeant, et comment elle a travaillé à évincer la dimension trop égotiste des premières versions du texte. « J'ai d'abord écrit tout ce que je voulais retenir de mon père,comme un dernier voyage main dans la main avant qu'il ne soit englouti par l'oubli, le temps, l'absence. Il y avait dans les premières versions une grande dimension affective, beaucoup de chagrin. L'écriture a participé presque physiquement au travail de deuil. Puis est venu le moment où je me suis demandé ce que j'allais faire de ces pages.Je vis avec un écrivain, Éric Laurrent [publié aux Éditions de Minuit, NdR], qui m'a encouragée et aidée à considérer mon écriture autrement, à changer mon regard sur ce texte pour faire de ce récit une fiction. »
"le lecteur à venir devient un interlocuteur extrêmement exigeant"
Evitée, dès lors, toute forme de pathos et de complaisance ; l'émotion se distille avec finesse. La fillette et l'adulte se sont effacées derrière la conteuse, la figure paternelle est devenue un héros, et le récit intime, un roman. « La fiction favorise le partage : le lecteur à venir devient un interlocuteur extrêmement exigeant, on ne peut plus se complaire dans ses propres écrits. On pense bien plus au lecteur qu'à soi. J'ai donc travaillé dans ce sens-là : j'ai d'abord vécu cela comme un violent sentiment de dépossession, j'avais l'impression de dénaturer les choses. Mais au fur et à mesure, j'ai senti qu'il était indispensable de me départir de l'intime pour le partager, et tenter de lui donner une dimension universelle. »
En égrenant des anecdotes toujours plus cocasses et touchantes, Yassaman Montazami séduit par le rire, un art du burlesque et une vivacité qui donnent à voir les scènes comme si on y était. « Ces anecdotes proviennent de souvenirs personnels, ou d'avant ma naissance. J'en avais beaucoup plus ! Mon père était chaque jour différent, chaque jour apportait son lot d'aventures rocambolesques. Je n'ai jamais connu de routine ; cela me semblait inaccessible… et très enviable. Au fond, je voyais bien que mon quotidien avait quelque chose d'anormal. » C'est sur cette singularité que l'auteure a choisi de s'attarder, en campant un père drôle et généreux. « J'aurais pu tout aussi bien écrire "Le pire des jours" car, par touches, j'évoque aussi le côté sombre de mon père et sa mélancolie, ses fragilités psychologiques. Mais j'ai fait mon choix : je n'avais envie de retenir que "Le meilleur des jours", pour créer un texte indulgent, un texte tendre. »
Une manière de rendre justice à l'enchanteur qu'il fut, de mettre l'accent sur le bonheur qu'il aura su générer. À la fin de sa vie, Behrouz se repent d'avoir déserté l'Iran et ses combats, et voit sa thèse, l'oeuvre d'une vie, vouée à demeurer inachevée. « J'ai vécu très douloureusement le sentiment d'échec de mon père. Alors ce livre, c'est la revanche d'une petite fille qui a envie de le tirer du néant. Ce qui reste merveilleux avec un père comme ça, c'est que socialement, académiquement, il a été en échec… mais il a su rester d'une intégrité, d'une pureté et d'une liberté totale. Je n'ai pas la fierté d'avoir fait le portrait d'un homme qui a eu des médailles, des titres, des victoires, des réussites, mais je peux lui accorder à titre posthume des médailles de vertu qui sont très difficiles à maintenir quand on rentre dans cette logique de réussite sociale et académique. »
Rattrapée par l'Histoire contemporaine de l'Iran
Au fil de l'écriture, ce n'est pas seulement le père qui s'est incarné. Au-delà de l'hommage, la mosaïque d'anecdotes vient aussi croquer un moment clé de l'Histoire, brosse une petite fresque de l'Iran de l'époque, alors en proie à un changement radical. « Plusieurs personnages sont venus taper à la fenêtre des souvenirs. J'ai été rattrapée par l'Histoire contemporaine de l'Iran.Ces personnages venaient dire quelque chose d'une période que j'ai vécue, enfant et adolescente. L'avènement de la République islamique en Iran a été un événement majeur et précurseur dans le déploiement de l'islamisme politique. Je ne suis pas historienne, mais à mon niveau, la seule chose que je pouvais faire, très humblement, c'était évoquer tout cela à travers des personnages emblématiques. »
Yassaman Montazami
LAURENCE LAMOULIE © S.WESPIESER
Emblématiques d'une époque, d'une culture, où l'enchantement et l'idéal côtoient désillusion et prosaïsme, où l'exceptionnel et le dérisoire coexistent sans hiatus, et disent le monde comme il va. Ainsi de Shadi Khanoum, cette grande dame de l'entourage du Shah, que le récit de deux ou trois savoureux épisodes viennent démythifier. Ou plus exactement, humaniser. « Les mondes les plus triviaux côtoient les causes les plus nobles, en Iran comme ailleurs, et ce contraste m'a toujours amusée. La photographe Diane Arbus dit que le ridicule, c'est l'écart entre l'image qu'on a envie de donner et l'image que l'on donne. En traquant le décalage, on perçoit cet écart entre l'idéal et la réalité, où se nichent le burlesque, le ridicule, mais aussi la tendresse. Il y a quelque chose de l'humanité qui ressort, et que reflétaient tous ces personnages. »
"Malgré les masques assumés, on peut se sentir bouffon"
C'est ce regard si particulier sur le monde qui donne son sel à ce bref ouvrage, un regard que Yassaman Montazami dit avoir hérité de Behrouz. Elle explique dans un sourire qu'avoir un père complètement décalé, qui avait décidé de se positionner dans le monde comme bouffon, lui laissait une seule alternative. « C'est simple, soit je devenais un être totalement sinistre et obsédé par une espèce de normativité totale, soit j'acceptais cette contamination. Pour ma part, j'ai eu des fonctions sociales, j'ai été psychologue, enseignante à l'université. Mais malgré les différents masques et costumes qu'on assume, on peut se sentir bouffon et ne pas prendre les choses au sérieux. C'est vraiment quelque chose qui m'a été transmis, et si cela peut procurer un plaisir de lecture, si je parviens à le faire partager, c'est pour moi une réelle victoire. »
Victoire incontestable. La conteuse allie dans ses mots le comique et l'élégance. Ses proches, parfois évoqués dans le roman, ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. Ils ont accueilli le livre, assure l'auteure, avec un certain soulagement : « La communauté iranienne qui gravite autour de moi était effrayée à l'idée que je déballe les histoires de famille. D'autant que j'ose aborder la vie affective et sentimentale de mes parents, qui fut très compliquée. Je suppose qu'ils ne s'attendaient pas à ce qu'il y ait cette bienveillance et cette distance pour protéger les personnes qui sont derrière les personnages. Il fallait retenir ce qu'il y avait de plus poétique, la part de métaphore de chacun, la part de fiction. Je n'avais pas envie de faire du mal à qui que ce soit. On ne règle pas ses comptes en littérature, parce que c'est un combat à armes inégales. D'un point de vue éthique, il était hors de question d'émettre des jugements. »
Le projet littéraire est clair et mûri : dire le monde avec lucidité, ne pas en taire les tourments, mais le montrer… sous son meilleur jour. C'est dire si, pour débuter une carrière d'écrivain, le titre de ce premier roman ne pouvait être mieux choisi. Quant à la suite, l'auteure l'évoque avec discrétion. « J'avais envie d'écrire pour être lue, pour partager un plaisir, même si cela implique beaucoup de travail et beaucoup de souffrance. J'ai eu la chance inouïe d'être publiée, et je n'ai qu'une envie, continuer à écrire. Je suis à nouveau partie dans des histoires sur l'Iran. »
On ne lira jamais La détermination de l'histoire par la superstructure dans l'oeuvre de Karl Marx. Mais des contes persans par Yassaman Montazami, promis, il y en aura d'autres.
Le Meilleur des jours, de Yassaman Montazami, a reçu le prix Folies d'encre 2012 en Littérature étrangère, ainsi que le Prix André Dubreuil du premier roman de la Société des Gens de Lettres.
Par Clément Solym
Contact : clements@actualitte.com
Paru le 23/08/2012
138 pages
Sabine Wespieser Editeur
15,00 €
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