Le sexe est peut-être le langage le plus universel, mais cela n'a pas empêché la fonderie à caractères libre Velvetyne d'organiser du 4 au 7 juin un workshop autour de la création d'une bibliothèque pictographique représentant les mots-clefs associés à la production pornographique. Une vingtaine de participants, essentiellement graphistes, se sont penchés et ont planché sur les fantasmes sexuels. Et il y en a assurément pour tous les goûts.
Le 08/06/2015 à 14:59 par Antoine Oury
Publié le :
08/06/2015 à 14:59
Ce dimanche, à La Générale (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Avec une bonne heure de retard sur le planning originel, participants et organisateurs s'activent pour l'accrochage de la cinquantaine de pictogrammes réalisés : sur les murs s'alignent les carrés jaunes, la bibliothèque d'images qui correspond aux différentes pratiques sexuelles retenues. « Nous avons récupéré les différentes catégories des sites pornographiques, en y ajoutant les tags, souvent définis par les utilisateurs, et bien plus précis », explique Margot, une designer graphique qui a participé à l'atelier.
Aux communs — facial, anal, branlette espagnole... — s'ajoutent des fantasmes plus extraordinaires, comme la pratique qui consiste à poignarder des Nike, « des TN ou des Requins », afin l'éjaculation dans les baskets... « Nous avons voulu organiser un workshop détente, centré sur le dessin et la pratique », explique Jérémy Landes, un des coorganisateurs de l'événement. « La typographie est très difficile, exigeante, laborieuse et technique, et nous avons donc choisi le pictogramme. Nous avons ensuite cherché quelle bibliothèque de pictogrammes pouvait être drôle, intéressante, inédite, et inépuisable, et la pornographie s'est imposée, car il y a des milliers de catégories, avec des sous-catégories, des niches, c'est sans fin. Nous n'avons fait qu'une infime partie du travail. »
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
En quatre jours, même si certains ne sont passés que rapidement, les participants ont été confrontés à la tâche de créer un langage simple et assimilable par tous, à partir de 18 ans évidemment. « Le pictogramme doit être compréhensible par tout le monde, avec des images assez fortes, qui fonctionnent, peu importe l'individu concerné. Dans le porno, c'est encore plus intéressant, parce qu'on prend vraiment des éléments iconiques de cette culture, avec le défi de les représenter. Il faut que la personne qui y est confrontée puisse au moins l'apparenter à une pratique sexuelle, ce qui est délicat dans le cas des Nike par exemple », résume une participante.
Les participants ont chacun choisi leur(s) pratique(s) sexuelle(s) à pictogrammer, avec des défis plus ou moins évidents : « Pour les sextos par exemple [SMS pornographiques, NdR], nous avions plusieurs propositions, dont une qui faisait apparaître du texte. Ce n'était pas très clair, et nous avons finalement opté pour une représentation graphique, avec les deux bulles de l'application qui s'imbriquent, pour l'acte sexuel », détaille Raphaël Bastide, organisateur de l'événement avec Jérémy Landes et Martin Desindes.
Une fois la phase de réflexion terminée, les participants ont utilisé du papier découpé pour matérialiser leurs crayonnés et donner à l'ensemble une cohérence de bibliothèque. « On a mis les mains dans le cambouis, et ça permet de retrouver des matériaux comme le papier, la découpe, le crayonné, c'est agréable lorsque l'on travaille essentiellement sur ordinateur », témoigne Ludovic « avec un L » Molard. Le recours au papier a aussi permis d'obtenir la cohérence graphique nécessaire.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
« Une fois les pictogrammes réalisés au format papier, il nous a suffi de les scanner et de réaliser une vectorisation de l'ensemble », explique Joshua, qui regrette de n'avoir pas pu boucler son projet, et le terminera à domicile. La vectorisation est l'étape qui permet d'obtenir un fichier numérique pleinement utilisable : elle peut être manuelle (le créateur définit des points à relier dans le pictogramme, et l'ordinateur se charge du reste) ou dynamique, si le dessin est suffisamment simple pour que l'ordinateur le représente lui-même. Le format de sortie est SVG, pour que la totalité des pictogrammes soit utilisable.
Conformément à l'esprit qui anime Velvetyne, la bibliothèque de pictoporn est en effet placée sous licence libre, CC BY SA 2.0. Le site, plus ou moins Safe For Work, propose aux utilisateurs de sélectionner un ou plusieurs pictogrammes, puis lance une recherche correspondante de vidéos (attention, la suite est Not SFW), à partir des APIs de plusieurs sites pornographiques. « Ces sites sont très friands en trafic, et ils mettent donc en place des APIs faciles d'accès, pour que des développeurs puissent récupérer leurs données et travailler dessus. » La maison d'édition Marvel a fait de même, générant des dizaines d'applications réalisées par des fans de comics. Les sites pornos eux-mêmes pourront récupérer les pictogrammes si l'envie leur prend d'afficher des catégories sous forme graphique.
La bibliothèque est par ailleurs accessible sur GitHub, plateforme collaborative. En effet, chacun est invité à compléter ou modifier la collection, à la seule condition de diffuser le travail réalisé sous licence CC BY SA 2.0. Un esprit de travail issu du logiciel libre, mais qui s'adapte bien à la typographie ou aux pictogrammes. « La distribution sous licence libre permet une meilleure appropriation par les gens, qui ne se demandent pas s'ils peuvent utiliser ou non, et créer un rapport plus spontané à la typographie », souligne Frank Adebiaye, fondateur de Velvetyne en 2010, à partir d'un blog personnel lancé en 2002.
La liberté d'esprit et de ton de l'atelier a été particulièrement appréciée par les participants, qui ne regrettent pas une seconde le passage de leurs créations en licence libre. « On gagne notre vie avec des commandes, et ce type d'à côté permet de travailler sur des sujets impensables pour une commande. Là, nous nous sommes posés nos propres contraintes, en essayant de nous caler sur des problématiques visuelles pour une cohérence globale », témoigne Ludovic. « J'aime bien collaborer, apporter des contributions à un projet, parce que cela fournit aussi un regard différent sur les choses », souligne un autre participant.
Même hors du cadre commercial, des débats ont été lancés autour d'une thématique, lubrique certes, mais parfois difficile : « Nous avons traité le viol, mis en scène ou réel, mais nous avons choisi de ne pas aborder la pédopornographie, par exemple », explique Jérémy Landes. « Les questions de la violence, du point de vue et de la personne représentée se sont très vite posées, d'autant plus que nous avions plus de participantes que de participants. »
Par ailleurs, un soin particulier et délibéré a été apporté à l'aspect « universel » des pictogrammes : « Si l'on regarde bien, on remarque que la plupart ne sont pas très genrés. Une faciale n'implique pas forcément une femme, la domination n'est pas forcément masculine... Nous avons essayé de dégenrer les pictogrammes, pour ne pas imposer une idée de supériorité dans la visualisation. Dans l'industrie, concrètement, la violence est beaucoup plus exercée sur les femmes, mais les productions sont toutes mixtes. »
L'atelier prenait place sous le toit de La Générale, un collectif artistique installé à Belleville, puis au 14, avenue Parmentier (Paris 11e) en tant que locataire depuis les années 2010, qui organise une série d'événements gratuits, comme des ciné-clubs, théâtre, conférences philosophiques ou des réunions de collectifs de sans-papiers. Il s'agissait du 3e événement organisé avec Velvetyne, précise Julien Imbert, membre du collectif de La Générale. Le maintien du lieu est toutefois menacé par un projet de cinéma de quartier, dans le cadre de Réinventer Paris, poussé par la Mairie de Paris, bailleur du lieu.
L'existence de ce genre d'endroits est pourtant bien utile à la pratique typographique ou simplement graphique : le travail collectif est particulièrement mis en avant dans les écoles, mais peut parfois disparaître une fois que les graphistes deviennent freelance. « Ce type d'événements nous donne aussi la liberté de faire les formes qu'on a envie de faire. Le rapport commercial est en effet dans les deux sens : le client achète, mais celui qui vend doit produire dans un certain type de forme, avec différents niveaux de finition », explique Frank Adebiaye.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Le ministère de la Culture a récemment "repris" le concept de Velvetyne, avec une commande publique pour un caractère typographique, L'Infini, créé par Sandrine Nugue, placé sous licence presque libre (car non modifiable) et gratuite. « Cette opération était intéressante à plus d'un titre : d'abord, la forme utilisée, les incises, est plutôt rare, et la démarche pédagogique qui l'a accompagnée a permis de revenir sur l'histoire de la typographie. En plus, il y a un retour vers le citoyen, ce qui n'était pas arrivé depuis la Révolution française. Il faut se souvenir que c'est sous la protection de François 1er que l'on a eu les Grecs du Roi, ou le Garamond. Puis, avec l'Imprimerie nationale, on a rapidement eu des caractères qui étaient financés par l'État », rappelle le fondateur de Velvetyne.
Ce dimanche soir, les badauds étaient attirés par les grandes portes ouvertes de La Générale : les premiers pas sont timides, mais, devant la mosaïque de pictogrammes affichés, les smartphones s'activent rapidement. Et s'il y a des mécontents, « on s'en branle ».
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