Il y a un peu plus de vingt ans, le 18 novembre 1995, Mohammed Khaïr-Eddine s’éteint dans un hôpital à Rabat. « L’enfant terrible » de la littérature marocaine francophone laisse derrière lui des textes de révolte et d’amertume, des témoignages déchirants et déchirés entre la douleur de l’exil et l’amour du pays, des pages subversives où le mot devient cri, où le langage devient lutte, où le poète se transforme en éclaireur révolté, en marginal engagé, prenant tous les risques et brisant toutes les conventions.
Le 24/11/2015 à 14:58 par Khalid Lyamlahy
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Publié le :
24/11/2015 à 14:58
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Au Maroc comme en France, on semble avoir oublié Khaïr-Eddine. On a oublié cette mèche rebelle sur le front du jeune homme qui a écrit Agadir, roman-poème autour de la tragédie du séisme qui frappe la ville marocaine en 1960, couronné du prix des « Enfants terribles » fondé par Jean Cocteau. On a oublié cette parole tonitruante qui traverse les poèmes de Soleil Arachnide, annoncée dès « Nausée noire », premier texte publié à Londres en 1964. On a oublié cette vie d’exil et de quête, écrite entre le Maroc du Sud et la France des ouvriers, cette déchirure ontologique qui reconfigure l’écriture et repousse les limites du texte. On a oublié l’invention prodigieuse de cette « guérilla linguistique » qu’il introduisait dans Moi l’Aigre et qu’il passerait le reste de sa vie à défendre et à transposer, fidèle et imperturbable, déterminé et acharné jusqu’au bout. On a oublié le revenant de Légende et vie d’Agoun’chich, redécouvrant son pays après les années de l’exil, témoignant de la fin d’un monde écrasé par le colonialisme ravageur et la modernité insidieuse.
On a oublié le sourire malicieux de cet homme sûr de lui-même, commentant son travail face à Bernard Pivot dans « Apostrophes », répliquant à une invitée qui l’interroge sur le « vieux » problème du déracinement linguistique, qu’ « on peut fonctionner dans toutes les langues » à la seule condition de « savoir le faire ».
Né en 1941 à Tafraout, Khaïr-Eddine découvre très tôt Rimbaud et Baudelaire. En 1961, il travaille à Agadir pour les services marocains de sécurité sociale, enquêtant auprès des populations ayant subi le désastre du séisme. En 1963, il s’en va à Casablanca, lance avec Mostafa Nissabouri le manifeste Poésie toute, plaidant pour un renouvellement de la poésie et une rupture avec les formes traditionnelles de l’écriture. Durant ces années, il est dans le sillage d’Abdellatif Laâbi, fondateur en 1966 de la revue Souffles, un périodique engagé qui fera date dans l’histoire culturelle du Maroc. Avec cette génération d’intellectuels et de poètes révoltés, il contribue activement à une lutte littéraire et idéologique qui prend forme dans le Maroc des années 60.
En 1965, il choisit cependant l’exil en France et découvre la vie des ouvriers nord-africains à Gennevilliers. En France, il continue à écrire dans Encres vives et Les Lettres Nouvelles. Publiées aux Editions du Seuil, ses premières œuvres sont marquées par les thèmes de la révolte, de l’exil et de l’errance. Dans le Paris effervescent des années 60 et 70, il rencontre Malraux, Sartre et Beckett. En 1979, il retourne au pays, renouant avec la terre de l’enfance et cherchant dans cette reconnexion les bases d’une écriture nouvelle. Homme de l’exil et du déchirement, il quitte de nouveau le Maroc en 1989 avant de le retrouver une dernière fois en 1993. Deux ans plus tard, sa vie s’achève dans un hôpital de la capitale après une longue lutte avec la maladie.
Dans le parcours comme dans les œuvres souvent négligées de Khaïr-Eddine, il y a quelque chose de l’ordre du transcendant. Une volonté puissante de dépasser les limites du sujet et les cadres convenus de la création. Un besoin permanent de subvertir les normes des genres et libérer le verbe. Une tendance radicale à brouiller les lignes de lecture et redéfinir le rôle de l’écrivain-créateur. Avec Khaïr-Eddine, la littérature devient non seulement révolte mais recomposition de l’espace littéraire au-delà des frontières classiques. La radicalité de ce travail de recomposition produit inévitablement chez le lecteur un sentiment d’étrangeté face au texte produit. En effet, Khaïr-Eddine appartient à cette catégorie d’écrivains qui fait le choix de bousculer le lecteur, de bouleverser ses certitudes et anéantir son « confort » présumé.
Dans l’un de ses premiers entretiens en 1968, il affirmait sans détour : « J’écris, je fais ce que j’ai à faire. Il incombe aux lecteurs de s’éduquer en lisant...et en relisant pour comprendre ». Khaïr-Eddine nous propose une expérience littéraire extrême mais ô combien nécessaire. Peu importe s’il faut s’arrêter à chaque ligne pour relire les termes et repenser les symboles. Peu importe s’il faut sans cesse jongler entre les grilles de lecture et les angles d’approche. Peu importe encore s’il faut affronter cette difficulté inhérente au texte et sans cesse renouvelée. L’originalité de l’œuvre suffit à justifier tout le reste. Il faut bien le dire : l’énergie débordante de Khaïr-Eddine et de ses textes ne peut être approchée que dans l’effort assumé et répété du lecteur.
La littérature de Khaïr-Eddine, comme sa vie, est le fruit d’un mouvement continu, d’une mobilité ouverte. L’homme a passé sa vie entre le Maroc des racines et la France de l’exil. En France, il écrit sur le Maroc.
Au Maroc, il continue à écrire et songe à repartir en France. Avec Khaïr-Eddine, l’écrivain redevient cet être libre qui n’est jamais là où on l’attend. Rebelle et imprévisible. Subversif et décentré. Le rapport de Khaïr-Eddine à l’espace de vie, comme son rapport à l’écriture, est l’objet d’une dialectique complexe qui n’accepte pas les raccourcis. Ecrire entre l’ici et l’ailleurs, c’est donner forme à une quête multidimensionnelle : quête de soi, quête de nouvelles formes d’écriture, quête d’une différence et d’un idéal littéraires qui émergent de la déchirure et de l’engagement. Dans l’œuvre riche et iconoclaste de Khaïr-Eddine, la représentation de cette quête donne forme à un espace littéraire foisonnant et irréductible : des personnages d’errants éternels bravant les frontières et les lois, des anonymes écrasés sous le poids de l’injustice amère, des légendes fantastiques renaissant de la terre des ancêtres, des drames humains où le sujet, comme le texte, se trouve littéralement éclaté et reconfiguré.
En 2007, l’universitaire et chercheur marocain Abdellah Baïda publie un essai intitulé Les voix de Khaïr-Eddine (Editions Bouregreg), invitant à une relecture profonde de la complexité et de la polyphonie consubstantielles à l’œuvre de l’auteur. Comme le montre le travail remarquable et salutaire de Baïda, lire Khaïr-Eddine revient précisément à révéler la pluralité des voix qui opèrent dans ses textes : voix narratives portées par les personnages et les anonymes, voix réflexive du texte réinventant son identité, voix puissante du silence traversant l’œuvre, voix secrète de l’auteur en autobiographe, voix plurielle d’un peuple engagé dans une quête nécessaire ou encore voix structurante d’une poétique qui dépasse le cadre du texte et plaide pour une reconfiguration de l’univers.
Si la combinaison de ces voix peut produire dans les textes de Khaïr-Eddine une certaine complexité de forme et de structure, c’est précisément leur superposition et leur dialogue qui donne à l’œuvre sa richesse distinctive et son caractère universel. Par-delà les déceptions du siècle dernier, Khaïr-Eddine raconte l’histoire de toutes ces luttes inachevées qu’il s’agit de continuer. Par-delà les voix qui s’interpellent et s’entrechoquent dans ses textes, il y a ces échos puissants qui nous reviennent en pleine figure, comme autant d’appels urgents à réinventer les valeurs d’un monde en déliquescence et employer l’outil inaltérable de la littérature et des mots pour reconstruire des alternatives de vie et de résistance.
Khaïr-Eddine nous a quittés il y a vingt ans. Lui, l’homme de la subversion ouverte, le porteur de ces voix inextinguibles, a dû rejoindre le silence de l’absence irréversible. Lui, l’homme de l’éternelle question de l’exil et du retour, a dû effectuer cet ultime voyage qui échappe au domaine des mots et de l’imaginaire. Lui, l’homme du verbe exubérant, le maître de la syntaxe débridée, ne nous parle plus que dans les pages de ses œuvres inaltérables. Mais cela précisément nous suffirait pour saisir le sens de sa vie et retrouver l’énergie de sa littérature d’exception.
Derrière les voix de Khaïr-Eddine, il y a ces voies de l’écriture subversive, ouvertes par le talent et la détermination d’un homme engagé. Se souvenir de Khaïr-Eddine, c’est accepter de suivre ces voies qui s’écrivent dans la liberté du texte et la sculpture des mots. Se souvenir de Khaïr-Eddine, c’est se rappeler que la littérature a précisément ce pouvoir transcendant qui contourne les frontières, dépasse les drames et réécrit l’histoire avec beaucoup de détermination et un brin d’espoir.
4 Commentaires
Un ami super !
03/04/2020 à 15:51
Un type génial que j'ai fréquenté pendant les événements de Mai 1968 et quelques mois après au club des poètes, rue de Bourgogne. Et je n'avais pas chercher sur internet pour essayer de le retrouver. Je suis très heureux et désolé d'apprendre qu'il nous a quittés il y a si longtemps.Mais condoléances à sa famille . Gilbert Lemoine
Imane
11/02/2023 à 12:57
Bonjour monsieur
Pourriez vous nous en dire plus ?
Zizou
10/12/2020 à 15:10
Une fin de vie dans la souffrance pour un homme qui avait peur de la maladie...UN GRAND VIDE POUR LA LITTÉRATURE MAROCAINE ET FRANÇAISE.... :down:
Fahed chems
10/02/2021 à 16:38
Je pense qu’il est né en 1945 à tafrouat, plus précisément à azro wado un petit village dans la vallée des ammeleyns, lorsque j’étais bachot j’ai eu son roman en programme de français, franchement à cette époque là je ne lui ai pas attribué une importance du fait que je le considérais comme un écrivain d’un talent médiocre comme c’est le cas aujourd’hui pour coelho, bref son roman qu’on étudiait au programme du bac s’intitulait il était une fois un vieux couple heureux, aussi je me suis pas fait la peine de lire, du moins que son titre me paraissait un peu banal, et puis des jours et une année exactement s’est écoulée, avant que je m’acharne vraiment sur ces œuvres, j’ai pris dans un premier prime de chercher un peu partout les résumés, les titres de ces livres, en premier son premier agadir m’a attiré et même séduit vu que c’est le nom d’une ville et puis le roman y parle particulièrement du fameux séisme qui a frappé la ville en 1960, du coup je l’ai acheté, et je croyais déjà que j’allais lire un livre ordinaire comme tous les livres d’une écriture classique appliquée sur un roman, et la c’était un véritable choque quant à moi en le lisant, un style impénétrable, des mots poussiéreux même hugo ou flaubert n’en a guère usé, des poèmes, du théâtre, des paroles poétiques, symboliques, faites certainement pour quelque chose, toutes formes de littérature s’entassaient dans un même roman, des fois en lisant des pages je voyais des écritures surréalistes, délirantes, extrêmement fantastiques, tout d’abord j’avoue que j’ai eu de la de peine pour m’y mettre, après j’ai lu le déterreur et je suis maintenant entrain de lire légende et vie d’agounchich, le déterreur et agadir ce sont deux livres d’une complexité poétique incommensurable et innommable, par contre légende et vie d’agounchich c’est un roman si lisible, et qu’il n’y a qu’une seule forme de littérature, c’est la narration limpide, en somme khair eddine c’est un grand écrivain marocain berbère, et qu’il est définitivement impossible de le définir ou de le déterminer, y compris également ses œuvres, et ce qu’on peut dire uniquement de lui et de ses œuvres c’est qu’il était lui-même tout court , et par conséquent il en incarnait son univers intérieur avec une langue qui lui était proprement subjective.