Pour la rentrée, ActuaLitté propose de découvrir le feuilleton de Sébastien Célimon, Anastème. Il s’agit cependant d’un d’un développement parallèle de l’univers déployé, une extension de cette saga entreprise à travers la plateforme Tipeee.
Le 25/08/2017 à 08:12 par Auteur invité
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25/08/2017 à 08:12
Tatiana avait lu les premières pages d’une traite. Elle était stupéfaite de la capacité de reconstitution de son père. Lui, qu’elle avait connu avare de ses mots, désireux d’aller à l’essentiel, se révélait ici plus qu’un conteur. Oui, il lui parlait de ses aventures au creux de son lit, mais il le faisait par petites phrases et grosses grimaces. Il incarnait les personnages des contes, imitait les voix et courbait son dos si nécessaire. Mais là, c’était autre chose. Elle s’imagina qu’il avait peut-être laissé cette histoire prendre forme dans son esprit pendant des mois, des années. Elle feuilleta le carnet pour voir les césures dans l’écriture ou l’encre. Elle eut l’impression que tout était d’un seul tenant. S’était-il isolé pour accoucher ses souvenirs ? Elle alla jusqu’à renifler le carnet pour en déceler l’odeur de la vodka qu’il avait peut-être bue, pour maintenir la parole fluide, pour barrer la route aux émotions et rester dans son sujet. Pour trouver la force.
Par association d’idées, elle se versa un autre verre de whisky. Debout à quelques mètres de la lettre et du carnet, elle regardait ces deux objets avec incrédulité. La certitude que son père l’aimait depuis toujours n’avait jamais été remise en question en elle. Mais qu’il ait pu être aussi un jeune garçon échappé d’un roman de Dickens l’interpellait. Elle avait l’habitude qu’on lui parle de la Russie sous l’angle de la dénonciation du communisme ou du complot permanent, de la corruption ou de l’oligarchie dont sa famille était, en un sens, une illustration. La Russie, c’était la vaillance de son père, l’amour transmis et enseigné. Ses mots, par leur fraîcheur autant que leur prudence, lui faisaient un bien fou, la reliait à quelque chose de plus fondamental. La solidarité, la force de caractère. Une certaine forme de fierté patriotique.
Elle regrettait presque qu’aucune photo ne lui donnât à voir des visages. Elle aurait voulu du grain, davantage de substance, mais ce n’était pas grave. Elle se convainquit que son imagination suffirait.
Elle retourna s’asseoir. Par un étonnant hasard, la chaleur du whisky dans sa gorge, le reflux du goût de la fumée sur le fond de son palais, lui rendait plus palpable le moment où elle s’était arrêtée dans sa lecture.
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(…) Cela faisait donc deux saisons que je vivais au rythme du cirque. Je me sentais pleinement à ma place et ces gens étaient ma famille. Puis, ils sont arrivés.
On peut dire qu’une personne est importante dans votre vie seulement après avoir vécu à ses côtés. On ne mesure pas immédiatement cette importance lors de la première rencontre. Et je mentirais si je disais que j’avais la moindre idée de ce que ces trois personnes, et elle en particulier, allaient provoquer comme bouleversements dans ma vie. Ils étaient donc trois.
Ils étaient déjà installés sous la tente de fortune quand je suis arrivé. Le samovar fumait. Les tasses de thé passaient de main en main. Ils avaient de grands manteaux gris sur les épaules et une cape blanche leur couvrait la moitié du crâne. Je ne vis pas leurs visages tout de suite, et je ne m’intéressais à vrai dire pas à eux. Je venais demander des choses à Kostia je crois, peu importe quoi. Il y avait plusieurs personnes qui parlaient avec déférence, à voix basse. C’était la coutume d’accueillir avec égard les nouveaux arrivants, qui plus est quand ils se réclamaient du métier. Une bougie brûlait sur la fenêtre.
Je ne faisais pas attention à ce qui se disait. J’étais concentré sur ce que je devais faire, rien de plus. Puis par politesse ou curiosité, je me suis tout de même approché et ai voulu saluer les nouveaux venus. J’ai vu indistinctement le visage blanc du plus grand. Ai à peine effleuré celui du cadet, que j’apprendrais plus tard à mieux connaître. Puis je me suis arrêté sur son visage à elle. Deux grands yeux noirs me scrutèrent avec une intensité que je n’avais jamais connue.
Elle s’appelait Djala. Son frère Iaros et le troisième, leur cousin, Ienosos. J’écris leur nom comme nous le prononçâmes, comme je m’en souviens. Je me souviens de sa voix, qui ressemblait à la pluie, difficile à entendre à moins de se rapprocher très près de sa bouche. Elle parlait peu. Elle parlait mal. C’était son cousin, le plus âgé, qui faisait le lien. Elle avait dans les dix ans elle aussi. Son frère quinze et son cousin dix-huit.
À l’époque je ne savais rien du monde. Rien des frontières, rien des pays, rien des peuples à part, évidemment, ceux que nous croisions. Russes, ukrainiens, géorgiens, moldaves, kazakhs… Je ne faisais pas vraiment la différence entre les uns et les autres, sauf quand elle était incontournable et que quelqu’un, sous la colère, l’exaspération ou la raillerie, la pointait. Les accents m’échappaient, les prénoms ou les noms de famille me semblaient tous de la même eau. Ces trois-là, j’ignore d’où ils venaient. Iaros, avec ses yeux bridés, pouvait très bien être mongol. Mais sa sœur au contraire pouvait venir de Turquie. Je n’ai jamais questionné la vérité de leur lien de famille. Ils étaient indéfectiblement liés. Frère, sœur, cousin, les choses étaient présentées comme telles, elles devaient être vraies.
C’était le printemps, le temps des semis et des fêtes de fiançailles. Nous recevions des demandes pour des animations. Elles n’impliquaient que rarement la troupe entière. Des tours précis étaient demandés. Chants, danse traditionnelle, spectacle avec les chiens, acrobaties – et plus discrètement divination et sorts. Bolchy faisait trop peur, même si souvent les pères des futurs mariés auraient aimé parader avec lui et placer leurs enfants sous sa protection.
Le trio de Djala faisait des numéros qui étaient un mélange d’acrobatie et de tour de passe-passe. Ils faisaient tout avec une extrême lenteur, soutenue par la flûte de Djala. Sa musique renforçait les émotions. Ils s’intégrèrent assez vite dans la troupe. Ils ne rencontrèrent pas immédiatement de rejet de la part des jongleurs-acrobates. Ils étaient vraiment trop différents dans leurs tours. Les uns allaient vite, multipliaient les sauts et provoquaient les rires. Les autres allaient avec lenteur, dans un rapport oriental au temps et à l’espace, tout en retenue et en mouvements amples.
Au début, leurs tours étaient simples. Ils racontaient une histoire poétique, avec un prince et une princesse. Les deux garçons interprétaient les deux rôles et Djala, à l’aide d’une flûte ou d’un tambourin, donnait le ton. Sa musique était d’une grande simplicité. Elle n’hésitait pas à pousser haut les notes aiguës dans les moments de tension et à l’inverse à étirer les notes graves et douces pour les moments d’apaisement.
Je regardais peu les pirouettes ou la voltige des deux garçons. Je serai incapable de les décrire. Je regardais Djala. Je faisais en sorte qu’elle ne me voit pas, pour ne pas la déconcentrer. Et aussi parce que je découvrais ma timidité. Combien de fois Kostia m’a sorti de ma cachette pour me mettre au travail ? Combien de fois je prétextais un truc à faire pour contempler en douce Djala ?
Je ne connaissais rien à l’amour comme l’entendent les adultes. Et comme je la connaîtrais plus tard avec Vlada qui me donna deux beaux et forts enfants. Je n’avais pas de mot pour dire mon émerveillement. Djala m’avait envoûté. Je rêvais d’elle. Des rêves innocents, plein de danses et de rires. Parfois je rêvais qu’elle partait comme elle était arrivée et je me réveillais saisi d’angoisse. Je ne parlais pas de mes émotions. Mais comme j’étais devenu rêveur et que j’avais perdu ma concentration, tout le monde avait dû deviner ce qui m’arrivait.
Je me souviens d’un soir où on demanda à Ienosos de rajouter des éléments guerriers et patriotiques à ses tours. Il était très mal à l’aise. Madame Do, avec patience, lui donna les grandes lignes, lui demanda de créer quelque chose autour de la Bataille de Stalingrad. Comme pour un repas, elle lui donna les ingrédients. La lenteur de la neige, l’évocation du froid, la vaillance de nos soldats, tout cela était à leur portée et dans leurs manières. Iaros semblait moins réticent. Il hochait la tête et souriait à toutes les propositions. Comprenait-il ? Djala somnolait à côté d’eux, elle tentait de rester éveillée, mais c’était trop lui demander. Alors je vins lui apporter une couverture. Je lus de la gratitude dans ses yeux, mais, encore plus, je me souviens de sa main tiède qui retint la mienne sous la couverture. Ce fut bref, mais à partir de ce geste-là, je sus que mon intérêt pour elle était réciproque.
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