Dans le numéro 354 de la revue Voilà, « l'hebdomadaire du reportage », imprimé fin 1937, un certain John Forester écrivait : « Ils portent parfois des masques étranges de cruauté et de désir, bien qu’ils ne soient ni envieux ni cruels. » Ce « ils », ce sont les Tarahumaras du Chihuahua mexicain, et ce John Forester, cet énergumène d'Artaud le Mômo.
Le 09/01/2024 à 11:23 par Hocine Bouhadjera
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À la différence de son texte Les Indiens et la Métaphysique, retrouvé à Cuba en 2009, La Race des hommes perdus, bien qu’il soit très rarement cité, n’était pas totalement inconnu : il ne figure pas dans le Quarto, mais dans une version Folio sur les Tarahumaras, nous apprend le comédien franco-grec Ilios Chailly.
Un passionné par le suicidé de la société, jusqu’à lui avoir consacré une thèse, plusieurs ouvrages - Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé (Éditions du Monde libertaires), Héliogabale ou l’alchimiste couronné et Le surréalisme et la fin de l'ère Artaud (L'Harmattan) -, et une revue.
Deux textes sur les Tarahumaras, dont le second signé « John Forester », pseudonyme fréquemment utilisé pour les articles dont les auteurs préféraient rester anonymes. Il avait déjà fait le coup de ne pas signer de son nom D'un voyage au pays des Tarahumaras et Les Nouvelles Révélations de l’Être. Antonin Artaud a peut-être soumis ce texte pour des raisons financières, selon une des grandes spécialistes du zig, Paule Thévenin : soit après son retour du Mexique, période durant laquelle il traversait des difficultés économiques, soit juste avant son départ pour l'Irlande, aux alentours de juillet 1937.
Parti pour la patrie de Saint Patrick avec l'intention de tuer le sujet Antonin Artaud, les événements qui l'ont amené à être emprisonné à Dublin, et ne plus vouloir se définir par son identité civile, restent flous. Antonin Artaud séparé de la vie, non à la manière des morts qui errent encore autour de leur corps, mais en embrassant le Vide. On peut ainsi également émettre l'hypothèse que l'auteur ne voulait déjà plus signer de son Moi son papier, La Race des hommes perdus.
À cette époque, c’est Florent Fels qui dirige « l'hebdomadaire du reportage », fondé par Gaston Gallimard en 1931, et précédemment dirigé par les frères Joseph et Georges Kessel. La revue qui atteint une diffusion de 350.000 exemplaires a proposé des reportages de figures comme Albert Londres, Joseph Kessel, Georges Simenon ou encore Henry de Monfreid. Une dernière parution en juin 1940, et une brève résurgence en 1950, avant de tirer le rideau.
À la date de publication de La Race des hommes perdus, le 31 décembre 1937, Antonin Artaud avait déjà été rapatrié d'Irlande par le navire Washington, le 29 septembre 1937, avant d'être interné à son arrivée au Havre le 30 septembre. À la fin du mois de décembre 1937, l’auteur de L’Ombilic des limbes est transféré à l'hôpital psychiatrique de Quatre-Mares à Sotteville-lès-Rouen. Neuf ans d’asiles psychiatriques, calmé entre autres aux électrochocs, période durant laquelle il continue à écrire et à créer, avant de mourir en liberté en 1948.
Vivre, c’est éternellement se survivre. En relâchant son Moi d’excrément sans nulle peur de son âme fécale, force infamante d'enterrement, car toute l’humanité veut vivre, mais ne veut pas payer le prix, et ce prix est le prix de la peur. Il y a, pour être, une peur à vaincre, et cela consiste à emporter la peur, le coffre sexuel entier de la ténêbre de la peur en soit, comme le corps intégral de l’âme, toute l’âme depuis infini sans recours à aucun dieu derrière soi, et sans oublier de soi. Et quand les envoûtements ont lieu, jour après jour, dans tout Paris pour l'empêcher de sarcler mon âme, d’en reprendre l’orifice inouï.
Que toute religion a eu le poufisme de déclarer frappé d’interdit, on ne continuera plus à me dire, et nul ne viendra me dire ici, que je suis fou de rechercher le Dictame corporel de la matière magique de poésie, car c’est de quoi on m’accuse, et c’est pour ça que je suis depuis huit ans interné, et que j’ai été mis en camisole, empoisonné et endormi à l'électricité.
C’est pour avoir voulu trouver la matière fondamentale de l’âme. J’ai besoin de poésie pour vivre et je veux en voir autour de moi. Je n’admets pas que le poète que je suis ait été enfermé dans un asile d’aliéné, parce qu’il voulait réaliser, au naturel, sa poésie.
- Passage d’une lettre d’Antonin Artaud, datée d’octobre 1945
En 1935, suite à l'échec de son projet théâtral Les Cenci, mis en scène avec des décors et des costumes de Balthus, et retiré de l'affiche après 17 représentations, Antonin Artaud quitte l'Europe pour le Mexique. Il entend explorer une culture ancienne et pourquoi pas, participer à la révolution nationale… Là-bas, malgré des difficultés financières et de santé, il s'engage dans des projets créatifs et reçoit un accueil chaleureux de la communauté intellectuelle et artistique du coin.
Dans son texte Les Indiens et la métaphysique, Artaud écrit : « Quand je suis arrivé au Mexique, on m'a indiqué la race tarahumara comme étant l'une des dernières à conserver l'empreinte du passé. Là-haut, dans les montagnes les plus reculées de la Sierra Madre, au milieu de ses horizons multipliés à l'infini et remplis par des fonds immenses aux perspectives étagées, les Tarahumaras célèbrent encore le rite métaphysique du soleil, fondé sur les nombres-principes. Ils célèbrent par la danse créative de l'avote la mise en pièces éternelle de l'homme et de la femme, dont la Nature a réuni les principes sous la forme de la racine sacrée. »
Il observe par ailleurs : « Je suis resté un moment au sein de cette race étrange et anachronique, constatant ses hautes vertus, qui me sont apparues comme la conséquence directe de cet anachronisme privilégié. »
Dans La Race des hommes perdus, il raconte cette « race de purs indiens rouges » : « Quarante mille hommes vivent là, dans un état comme avant le déluge. Ils sont un défi à ce monde où l’on ne se parle tant de progrès que parce que sans doute on désespère de progresser. [...] Le communisme existe chez elle dans un sentiment de solidarité spontanée. »
Il partage par ailleurs un récit peu banal sur « cet étrange peuple sur lequel aucune civilisation n’aura jamais d’emprise » : « Ils viennent quelquefois dans les villes, poussés par je ne sais quelle envie de bouger, voir, disent-ils, comment sont les hommes qui se sont trompés. Pour eux, vivre dans des villes, c’est se tromper. Ils viennent avec femme et enfants, à travers d’impossibles trajets qu’aucun animal n’oserait tenter. [...] Quand les Tarahumaras descendent dans les villes, ils mendient. De façon saisissante. Ils s’arrêtent devant les portes des maisons et se mettent de profil avec un air de mépris souverain. [...] Qu’on leur donne ou qu’on ne leur donne pas, ils se retirent toujours au bout du même laps de temps. Si on leur donne, ils ne disent merci. Car donner à celui qui n’a rien n’est même pas pour eux un devoir, c’est une loi de réciprocité physique que le Monde Blanc a trahie. [...] L’argent ainsi gagné en mendiant leur sert à acheter des nourritures pour le retour car, dans la forêt Tarahumara, on se voit guère à quoi l’argent servirait. »
L’auteur de Héliogabale, ou L'anarchiste couronné est formel dans Les Indiens et la métaphysique : « Une race qui a conservé sa cohésion originelle conserve aussi sa force physique originelle et sa pénétration originelle d'esprit, c'est-à-dire la force et l'intensité de son esprit. Ce sont peut-être là des vérités passées de mode, mais ce sont, quoi qu’il en soit, des vérités. Et la force de l'esprit crée un ordre. Le désordre est toujours le résultat d'une fatigue, d'une sorte de dissociation de principes où le Mâle et la Femelle de la Nature mènent chacun de son côté une vie contradictoire et irréfléchie. Telles sont les idées originales et simples que la vie de la race Tarahumaras m’a fait venir à l’esprit. »
Un an après sa sortie de l’asile de Rodez où il s’est remis à écrire, accueilli à sa libération par des figures comme Jean Dubuffet, et Colette Thomas, le 13 janvier 1947, Antonin Artaud donne une conférence sur la scène du Vieux Colombier à Paris, événement majeur raconté notamment par Pacôme Thiellement dans son Paris des profondeurs.
Roger Blin : Il n’était pas monté sur une scène depuis Les Cenci, en 1935. (...) Antonin Artaud : Celui, tête chaude, que je serais, au [incompris] de la tête aux pieds. Car la cocaïne est un homme, l'héroïne un surhomme en or. [incompris]. Roger Blin : Toute la salle était dans un état d’émotion extraordinaire. Et puis petit à petit à un moment donné, il a fait un geste maladroit je sais pas, ses papiers se sont envolés, il a perdu ses lunettes, il s’est mis à genoux pour ramasser ses papiers, mais naturellement pas un rire dans la salle. Nous étions n’est-ce pas tous dans une angoisse extrême. Il y avait Audiberti, Albert Camus, Gide, André Breton, et beaucoup d’amis, beaucoup de gens qui ne le connaissent même pas.
- FR3 (Collection : Les Modernes) / Date d'événement : 13 janvier 1947 / Date de diffusion :
18 décembre 1986
L'année suivante, un mois avant son décès en mars 1948, Antonin Artaud collabore avec Roger Blin, Paule Thévenin et Maria Casarès pour créer une émission radiophonique basée sur l'un de ses textes majeurs, Pour en finir avec le jugement de Dieu. Il y partage son initiation aux rites du soleil et du peyotl, et critique le mythe chrétien qui a créé une division entre la chair et l'esprit. Une émission qui devait être diffusée le 2 février 1948 à 22h30, mais censurée la veille. Glossolalies caractéristiques de ses derniers écrits, la voix et le souffle comme outils dramatiques.
La Race des hommes perdus sera analysé en profondeur, et contextualisé, par Ilios Chailly dans le 6e numéro de la revue bimestrielle, Écho Antonin Artaud, prévu pour mars.
La 5e livraison, disponible depuis ce janvier, se concentre sur un article de 1932, Le Village des Lamas Morts, paru dans le magazine Voilà là encore.
Ce texte, « non encore inclus dans ses œuvres complètes », mais publié dans l’ouvrage d’Alain et Odette Virmaux, Artaud vivant, traite de la notion universelle du Double, sujet sur lequel travaille Ilios Chailly pour son prochain livre, Le théâtre et son double Ka. Antonin Artaud soutient que dans son Théâtre de la Cruauté, l'acteur doit incarner un Double, une manifestation énergétique et émotionnelle. Cette idée s’inspire de la notion égyptienne du Kâ, considérée comme l'essence vitale ou un jumeau spirituel persistant après la mort. François Lexa, auteur de La Magie dans l'Égypte Antique, ouvrage admiré par Artaud et inspiré par les idées d'Alexandre Moret, interprète le Kâ non comme un double de l'individu, mais comme un esprit animant le matériel et l'immatériel.
Antonin Artaud envisage le théâtre comme un espace où cette dualité se manifeste, avec l'acteur projetant un spectre. Il suggère que l'art devient alors un miroir de la réalité, une fenêtre sur l'énergie cosmique et la vitalité cachées derrière les apparences du monde manifesté. Le théâtre non pas comme une simple scène artistique, mais comme un creuset alchimique puissant, où chaque représentation se transforme en un rituel de métamorphose, tant pour l'acteur que pour le spectateur.
Un vecteur de catharsis et de régénération culturelle, capable de revigorer et de réorienter la conscience occidentale. En creux, une critique acérée d'Artaud envers la modernité, marquée par sa rationalité envahissante et son détachement croissant de la nature.
J'ai recherché un langage plus essentiel que le langage des mots, et qui passant par l'organisme entier ramène l'Homme à l'unité centrale de ces forces et ce qu'ils comprennent, mais d'où viennent les mots sinon d'une danse de la parole et le sens rationnel n'est venu qu'après, c'est un langage fait pour les masses essentiellement.
L'idée culturelle est celle-ci : Reprendre aux rites religieux les forces qu'ils détiennent et les rejeter sur les masses par le théâtre d'une manière naturelle.
- La Force du Mexique, texte fragmentaire et peu connu d’Antonin Artaud, publié dans le numéro 354 de La Nouvelle Revue Française (NRF), partagé par Ilios Chailly.
Dans ce texte de 1932 plus spécifiquement, Antonin Artaud explore l'idée d'un corps spirituel qui survit après la mort, notion considérée comme superstitieuse ou irrationnelle, mais qu’il n'hésite pas à présenter comme tout aussi logique et valable que les concepts scientifiques modernes.
Le Ka des Égyptiens, le double chez les Mayas, les trois corps des Hindous et Bouddhistes, le Doppelgänger des Germains, le Genius des Romains, le Fravauli des Perses, le double chez Homère, la crainte de la perte de leur Double chez les Tarahumaras… Existe-t-il un fond commun de pensée à travers les différentes cultures et époques sur ce concept, se demande Artaud, contemporain de l’inclassable René Guénon et sa Tradition Primordiale qui, pour résumer, professe une source commune dans laquelle est née toutes les spiritualités du monde (Pérennialisme).
Paraît en France chez Denoël & Steele, la même année que Le Village des Lamas Morts, Don Juan et le Double d’Otto Rank, qui réunit deux études : Le Double, rédigée en 1914, et Le personnage de Don Juan, écrite en 1922. L'auteur, psychanalyste et ancien amant d'Anaïs Nin, associe l'ombre égyptienne à la force procréatrice et à la résurrection, liant le Double à la crainte de la mort et à la continuité de l'âme après le décès. Antonin Artaud, dans son article, s'aligne avec la philosophie platonicienne d'anamnèse, suggérant que l'apprentissage est un processus de remémoration des vérités enfouies dans l'âme.
Cette idée reflète la croyance universelle en un lien intime entre la vie terrestre et un état d'être plus élevé, où la mort physique n'est qu'une transition vers une existence plus profonde et significative. Les récits de morts imminentes (NDE), patiemment réunis et étudiés par Stéphane Allix notamment, évoquent toujours ce grand bien-être, ce grand détachement, avant le retour au corps et le réveil, qui n’est pas l’Éveil.
Antonin Artaud s’est appuyé sur ces concepts du Double pour enrichir sa compréhension de l'art, du théâtre, et de la vie elle-même, y voyant une clé pour déverrouiller les mystères de l'existence humaine.
L’âme a une double vie, l’une avec le corps, l’autre séparable de tout corps, pendant le reste de notre existence (...) Examinons maintenant, en accord avec ce qui vient d’être dit, notre condition double : quand, devenus tout entiers âme, nous sommes hors du corps et transportés par l’intellect, nous cheminons dans les hauteurs avec l’ensemble des dieux immatériels; quand, au contraire, nous sommes enchaînés à ce corps testacé, nous sommes retenus par la matière.
- Jamblique, philosophe néoplatonicien né vers 250 dans l'actuelle Syrie et mort vers 330, Les mystères d’Egypte, cité par Ilios Chailly dans le numéro 5 d'Écho Antonin Artaud.
Dans ce 5e numéro d’Écho Antonin Artaud toujours, Wolfgang Pannek présente son exploration, avec Maura Baiocchi et la Taanteatro Companhia, de la vie et l'œuvre d'Antonin Artaud, à travers une série de productions théâtrales et cinématographiques. Ils s'efforcent d'actualiser les idées transgressives d'Artaud sans tomber dans la caricature. Leurs œuvres cherchent à capturer l'authenticité et l'intensité de l'illuminé, tout en s'interrogeant sur la possibilité d'une existence littérale de sa pensée dans le contexte contemporain.
Le regard de l'artiste Katonas Asimis sur la notion du double est également abordé. Avec lui, Ilios Chailly a décidé de s'engager plus profondément « dans la création artistique. Antonin Artaud, plus qu’un chercheur, était avant tout un poète. En hommage à sa vision, nous allons progressivement offrir plus d'espace à la création artistique, résonnant ainsi avec les messages qu'il souhaitait véhiculer à travers de ses œuvres. »
Le bateau San Mateo, sur lequel Artaud a conçu le titre, Le Théâtre et son Double, est au centre de nouvelles révélations sur son voyage à Cuba. Artaud face à l’auteur du Voyage et le peintre de Guernica encore, ou encore l’actualité du théâtre de la Cruauté et de son initiateur.
À LIRE - Des textes inédits d'Antonin Artaud, publiés à Cuba en 1936
Pour conclure, en forme d'eau à la bouche, Ilios Chailly nous fait part d'une autre piste de recherche : « Peut-être serait-il important un jour de se pencher sur la recherche d’un texte inédit et inconnu d’Artaud qui a été publié en 1936 dans un journal argentin de Buenos Aires, El Nacion. J’ai fait des recherches auprès d’archivistes argentins et consacré un article à ce sujet à la page 16 dans le numéro 4 de la revue Écho Antonin Artaud. Comme on ne connaît pas le sujet de l’article, il se peut que ce soit un article important sur le théâtre. »
La revue est publiée en versions papier et numérique, et disponible en français et en anglais.
Crédits photo : Domaine public
Paru le 09/09/2022
240 pages
Seuil
20,00 €
Paru le 01/03/1997
184 pages
Editions Gallimard
9,90 €
Paru le 16/09/2004
1786 pages
Editions Gallimard
35,90 €
Paru le 19/04/2022
142 pages
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Paru le 26/03/2002
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Paru le 08/03/2018
158 pages
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2 Commentaires
Marioniet
17/01/2024 à 13:59
Intéressant, pour ceux -et ils sont nombreux de par le monde- qui ont "le culte" d'Artaud. A Rodez où il passa quelques années pour troubles psychiatriques et où il fut "soigné" par électrochocs, une association vieille de vingt ans cultive sa mémoire, il y est même devenu une sorte d'icône. Son...mysticisme troublé et troublant me semble dépassé...
Alina Reyes
10/02/2024 à 21:02
"Ils viennent quelquefois dans les villes, poussés par je ne sais quelle envie de bouger, voir, disent-ils, comment sont les hommes qui se sont trompés. (...) Ils viennent avec femme et enfants, à travers d’impossibles trajets qu’aucun animal n’oserait tenter."
Génial !