BienTropPetit — La Ligue des droits de l’Homme (LDH), de longue date engagée contre la censure des œuvres et pour la liberté de création, a déposé un recours en annulation de l'arrêté ministériel restreignant l'accès du livre Bien trop petit de Manu Causse (éditions Thierry Magnier) aux mineurs. Une question prioritaire de constitutionnalité sera par ailleurs déposée contre la loi du 16 juillet 1949, à l'origine de l'arrêté.
Le 15/09/2023 à 12:04 par Antoine Oury
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15/09/2023 à 12:04
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Par un arrêté, le 17 juillet dernier, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin interdisait la vente aux mineurs de l'ouvrage Bien trop petit, de Manu Causse, publié par les éditions Thierry Magnier en septembre 2022 dans la collection « L'ardeur ».
La décision, prise en vertu de la loi du 16 juillet 1949 relative aux publications destinées à la jeunesse, s'appuyait sur une disposition légale permettant de censurer des ouvrages destinés « aux enfants et adolescents », notamment lorsqu'ils présentent un « caractère pornographique ».
La commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence, au sein du ministère de la Justice, avait relevé « la description complaisante de nombreuses scènes de sexe très explicites » dans Bien trop petit, et transmis ses observations à la Place Beauvau. Une signature, et voici Darmanin armé, non pas d'un LBD, mais des ciseaux d'Anastasie...
L'éditeur Thierry Magnier avait rapidement fait part de sa surprise face à la « violence d’une telle décision ». « Comme tous les titres de la collection L’Ardeur, Bien trop petit explore, à sa manière, les questions de corps et de sexualité. Puisqu’il présente des scènes explicites, nous avons pris soin de faire figurer sur la 4e de couverture une mention adressant ce livre à un lectorat averti, à partir de 15 ans », rappelait le directeur de la maison, qui fait partie du groupe Actes Sud.
Des auteurs jeunesse, solidaires de leur collègue Manu Causse, ont vertement critiqué la décision du ministère de l'Intérieur, mais l'indignation s'est étendue bien au-delà du secteur. Nicolas Mathieu, Prix Goncourt 2018, s'est lancé dans une entreprise de levée des tabous autour de la découverte adolescente du désir et de la sexualité, tandis que la Société des Gens de Lettres et le Syndicat national de l'édition dénonçaient une loi perçue comme anachronique.
La Ligue des Droits de l'Homme (LDH) se dressait aussi contre cette attaque de la liberté de création, qu'elle connait bien. En 2002, un certain Nicolas Sarkozy avait envisagé d'utiliser la loi de 1949 contre Rose bonbon, de Nicolas Jones-Gorlin (Gallimard), avant de renoncer, sous la pression générale, y compris celle du ministère de la Culture de l'époque.
La LDH avait créé la même année l'Observatoire de la liberté de création, qui veille aujourd'hui sur les droits fondamentaux des auteurs et créateurs. Et demande l’abrogation de l’article 14 de la loi de 1949 depuis vingt ans...
Il semble somme toute assez logique que la Ligue des Droits de l'Homme mène à présent la riposte face à l'arrêté ministériel. L'ONG a déposé ce jeudi 14 septembre auprès du tribunal administratif de Paris un recours en annulation de la décision, « pour excès de pouvoir ».
Agnès Tricoire et Jean-François Mary, les avocats de la LDH, estiment que l'arrêté du ministère, s'il semble concerner avant tout l'éditeur de l'ouvrage, « vise aussi l’ensemble des personnes à l’égard desquels il comporte des effets restreignant leur liberté » : libraires, bibliothécaires, enseignants pourraient ainsi écoper de sanctions pénales, s'ils font circuler Bien trop petit entre les mains d'un mineur.
Pour la LDH, l'arrêté devient donc « une arme à effets multidirectionnels », et « comporte à l’évidence une restriction de la liberté de diffusion d’une œuvre, comme d’acquisition de cette d’œuvre, libertés que la LDH a pour vocation statutaire de défendre ». Ces critiques portées à l'égard de l'arrêté fondent aussi l'intérêt à intervenir de l'ONG, condition sine qua non pour saisir le tribunal administratif.
Les éditions Thierry Magnier s'associent au recours en annulation, renforçant la procédure. « L'intérêt à intervenir de Thierry Magnier est incontestable, celui de la Ligue l'est aussi », souligne Agnès Tricoire, jointe par téléphone. « Ils se complètent d'une manière importante, en confirmant que la victime principale est l'éditeur, avec les intérêts de l'auteur qu'il représente. »
Sur le fond, la LDH relève une « insuffisance de motivation » dans l'expression « description complaisante » : « Les mots choisis par le ministre sont d’une redoutable équivoque et entachent d’insuffisance la motivation retenue », souligne la Ligue.
Que signifie la qualification de « complaisante » à propos de la description littéraire de scènes de sexe ? Il ne s’agit pas d’un terme juridique. S’il n’est pas juridique, alors que signifie-t-il pour un récit romanesque ?
On peut s’interroger sur ce que signifierait a contrario, dans l’esprit du ministre, une description non complaisante d’une scène de sexe. Une description qui montrerait de façon négative — dans une publication destinée aux adolescents — une scène de sexe serait-elle non complaisante et échapperait ainsi à l’interdiction ?
– Ligue des Droits de l'Homme
De la même manière, le qualificatif « explicites » accolé aux scènes sexuelles du livre fait lever un sourcil : sans représentation visuelle, comment peut-on décréter que des mots imprimés sont trop suggestifs ? Les procès pour obscénité et atteinte aux bonnes mœurs des Fleurs du Mal ou de Madame Bovary ne sont pas loin...
Afin d'appuyer un peu plus son recours, la LDH interroge par ailleurs la conformité de la loi de 1949 avec la Constitution française et la Convention européenne des droits de l'homme, et plus particulièrement sa nécessité dans une société démocratique. D'après l'ONG, l'article 14 de ce texte législatif ne remplit aucun des trois critères retenus par la Cour européenne des droits de l’homme pour établir cette nécessité.
À savoir l’existence d’un besoin social impérieux, l’appréciation de la nature et de la lourdeur des sanctions, mais aussi l’exigence de motifs pertinents et suffisants. En tant qu'interdiction préalable sans contrôle d'un juge, à l'exécution rapide et aux conséquences importantes pour des libertés constitutionnelles, l'article 14 de la loi de 1949 ne répond à aucun des critères, selon la LDH.
Qui plus est, le ministre de l'Intérieur serait coupable d'une « erreur manifeste d’appréciation », puisqu'il n'aurait pas procédé « à une appréciation de l’œuvre dans son ensemble », garantissant la proportionnalité de sa décision. Les scènes citées dans l'arrêté auraient ainsi été isolées, sans prise en compte de l'intention de l'auteur et des mesures de l'éditeur pour ménager liberté d'expression et protection des mineurs (l'avertissement apposé par la maison d'édition).
Interrogé par ActuaLitté, le ministère de l'Intérieur s'était justifié sur quelques-uns de ces points. Pour l'avertissement de l'éditeur, il le jugeait insuffisant, « d’autant plus qu’il était lui-même rédigé dans des termes délibérément ambigus (“Avertissement : certaines scènes explicites peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes. Ou pas.”). » Quant à la trame du livre, pour la commission, elle « présentait un caractère artificiel (…) servant de prétexte à l’auteur pour écrire un récit pornographique destiné à la jeunesse ».
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Les observations de la LDH pour ce recours en excès de pouvoir annoncent d'ores et déjà la Question prioritaire de constitutionnalité dont elle envisage le dépôt. Cette QPC, posée au Conseil constitutionnel, permettra de déterminer si l'article 14 de la loi de 1949 est bien conforme à la Constitution — et puisque cette dernière affiche des éléments semblables à ceux de la Convention européenne des droits de l'homme, les arguments ci-dessus seront ici aussi mobilisés.
La Ligue des Droits de l'Homme mène ainsi un double raisonnement : « Dans un premier temps, par le recours, nous soulevons comme argument l'illégalité de la décision, non conforme aux principes constitutionnels, puis, dans un deuxième temps, nous pointons l'inconstitutionnalité de la loi de 1949 elle-même, qui sera examinée par le Conseil constitutionnel », détaille Agnès Tricoire.
La LDH n'exclut pas non plus d'aller devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), pour faire apprécier la loi de 1949, cette fois, par les juges des États membres.
Contacté, Manu Causse, l'auteur de Bien trop petit, se réjouit du recours de la Ligue des Droits de l'Homme, auquel s'est joint son éditeur Thierry Magnier. Il observe que « cette loi, plus que datée, n'a servi qu'à exercer une censure sur des sujets importants. Elle constitue une arme contre la littérature jeunesse, et en particulier celle qui peut évoquer les problèmes que rencontrent les adolescents. »
La législation de 1949 « pose que la pornographie représente un danger pour la jeunesse, mais ne définit ni la pornographie ni la jeunesse, ce qui est problématique. Mal employée, ou employée de façon partisane, elle devient un instrument de censure de livres qui ne présentent aucun danger. Mon bouquin est tout sauf pornographique », insiste-t-il.
Dans sa version originale, la loi de 1949 visait les textes et illustrations « présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits, ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ». Et Manu Causse de relever : « Dans Pinocchio, un personnage fait l'éloge de la paresse, ce qui aurait pu valoir au conte une censure du ministère de l'Intérieur, à l'époque. »
Aujourd'hui, le texte, mis à jour, ne vise plus la paresse, mais notamment « l'usage, [...] la détention ou [le] trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes » : « Si je fais dire à un personnage, “C'est super de fumer des pétards”, on pourrait interdire le livre, alors que le texte dans son ensemble dit tout le contraire et cherche à prévenir de l'addiction, par exemple ? »
Aussi choqué que son éditeur de la décision du ministère de l'Intérieur, l'auteur s'interroge, pour sa part, sur le « fonctionnement pour le moins opaque » de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence et de la manière dont ses décisions sont prises.
Photographie : couverture de Bien trop petit, Manu Causse, Gérald Darmanin, en 2019 (Jacques Paquier, CC BY 2.0)
DOSSIER - “Bien trop Petit”, le livre qu'a censuré Gérald Darmanin
Paru le 21/09/2022
233 pages
Thierry Magnier
15,90 €
11 Commentaires
Aurelien Terrassier
15/09/2023 à 13:16
C'est une action légitime et salutaire de la part de LDH en soutien à Thierry Mangnier et Manu Causse de faire un recours contre la politique autoritaire de monsieur Darmanin et là en l'occurrence contre la liberté d'expression!
Aradigme
16/09/2023 à 08:41
Bonjour Aurélien Terrassier,
C'est une action légitime et salutaire de la part du Ministre de l'Intérieur que de demander l'application de toutes les lois votées par le parlement, y compris celle de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse...
Salutations
Aradigme
Aurelien Terrassier
21/09/2023 à 17:50
Aradigme Non cette vieille loi est contraire au droit et donc à la liberté d'expression d'où l'action en justice de la Ldh mais vu vos idées que je ne partage pas aucunement, je ne suis pas surpris de ce que vous écrivez.
Aradigme
23/09/2023 à 09:15
Bonjour Aurélien Terrassier,
Je retiens de votre intervention qu'existent pour vous des lois qui vous conviennent et que vous acceptez de respecter et d'autres qui ne vous conviennent pas et dont vous vous estimez libre de vous affranchir. Quelle singulière conception de la démocratie et du respect des décisions de la majorité...
Salutations
Aradgme
Aurelien Terrassier
23/09/2023 à 10:07
Aradigme vous êtes dans la confusion entre droits et lois ce qui n'est pas la même chose mais je vois bien qu'un auteur et son éditeur qui défendent leur liberté d'expression vous dérange. Cette loi de 1949 est caduque.
Aradigme
23/09/2023 à 18:43
Bonjour Aurélien Terrassier,
Je doute que le parlement français ait voté une loi contraire au droit en 1949.
Salutations
Aradigme
Aurelien Terrassier
24/09/2023 à 14:59
Aradigme Ce n'est pas ce que j'ai dit. J'ai seulement dit que cette loi de 1949 est devenue caduque et que le droit prime là-dessus.
Rose
16/09/2023 à 07:19
Entre le ministère de l'Intérieur qui se mêle de littérature et le ministère européen des affaires étrangères avec le Quai d'Orsay qui se mêlent de culture (artistes de certains pays interdits en France), on se demande avec les m'as-tu vu ambitieux et les répressifs censeurs si le bon sens s'en va.
Marie
16/09/2023 à 12:10
Tout-à-fait d'accord, vous y croyez, vous au bon sens? Je ne crois qu'au sens(t) bon.
Rose
22/09/2023 à 06:46
Je crois aux deux, le bon sens sent bon, ça harmonise.
Marie
16/09/2023 à 09:41
Recours en annulation contre une façon d'appliquer une loi de 1949, voila qui est original, mais pas étonnant venant de la LDH. Ceci dit, c'est une question de forme, non négligeable certes, les "majeurs" pouvant acquérir ledit livre "gémoniaque", et le faire (ou laisser )lire à leur progéniture en toute quiétude.