Étienne Delessert, auteur, illustrateur, graphiste et peintre, est décédé le dimanche 21 avril 2024. Il avait 83 ans. Texte par André Delobel.
Né à Lausanne d’un père pasteur, élève sérieux quoique volontiers fantasque, Étienne Delessert qui, à l'âge du collège et du lycée, aime surtout écrire, ne commence à dessiner qu'une fois le baccalauréat obtenu. « Au lieu d’aller à l’université, j’ai choisi de rejoindre un très bon studio graphique à Pully où j’ai passé trois ans très heureux. »
Premiers travaux publicitaires puis séjour à Paris, de 1962 à 1965, suivi d'un départ pour les États-Unis. Son premier album, Sans fin la fête, écrit avec Eleonore Schmid, est publié en 1967 par Harlin Quist aux États-Unis et, en France, la même année, par Harlin Quist et François Ruy-Vidal. Suivent Le Conte n°1, en 1969, et Le Conte n°2, en 1970, sur des textes d’Eugène Ionesco (Harlin Quist aux États-Unis et Quist-Vidal en France) puis, en 1971, Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde, conçu en collaboration avec de jeunes enfants et avec la complicité du psychologue Jean Piaget (Good Book aux États-Unis et école des loisirs en France ; nouvelle édition chez MeMo en 2018).
Revenu en Suisse, Étienne Delessert fonde, à Lausanne, en 1972, avec Anne van der Essen, sa première épouse, les studios Carabosse qu'il dirige jusqu'en 1984, créant, avec ses quarante collaborateurs, des films d'animation pour la télévision suisse romande et pour l'émission éducative américaine Sesame Street. Étienne Delessert sera également, durant les années 1975 et 1976, directeur artistique de Record, magazine français du groupe Bayard pour les 11/14 ans et un peu plus. En 1977, il imagine le personnage de Yok-Yok.
Douze albums et cent-cinquante films, pastilles de dix secondes diffusées dans le monde entier. En France, ce sera dans Récré A2, à la rentrée 1981, que les enfants feront connaissance avec ce personnage à l'imposant chapeau rouge qui habite dans une coquille de noix. Première exposition parisienne (déjà rétrospective) au Musée des Arts décoratifs, en 1975.
La gestion de l'atelier (et de la maison d'édition Tournesol qui lui est adossée depuis 1978) lui pesant de plus en plus, Étienne Delessert part s’établir dans le Connecticut, en 1985, avec sa seconde épouse, Rita Marshall, graphiste elle aussi, puis éditrice, à compter de 1988, pour The Creative Company. Il travaille dès lors en artiste indépendant et collabore régulièrement avec The New York Times, Time Magazine, Le Monde et The Atlantic. Étienne Delessert marquera son soutien au journal satirique Siné Hebdo, dès le premier numéro de janvier 2001, en envoyant, chaque semaine, depuis sa paisible campagne, un incisif dessin d'actualité.
Quelques albums publiés pour les enfants parmi les quatre-vingt ouvrages de sa riche bibliographie, comme simple illustrateur, ou parfois (vingt-sept fois exactement), comme auteur et illustrateur : Histoires comme ça de Rudyard Kipling (Doubleday, 1972, et Gallimard-Delagrave, 1979), Thomas et l'infini de Michel Déon (Gallimard Jeunesse, 1975), Chanson d'hiver (Farrar, Straux & Giroux, 1988, et Gallimard Jeunesse, 1988), Le Roman de Renart (Gallimard Jeunesse, 1977), Portraits de chats (Creative Editions, 1996, et Gallimard Jeunesse, 1994), La Belle et la Bête de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve (Creative Editions et Grasset-Fasquelle/24 heures, en collection "Monsieur Chat", 1984), J'aime pas lire ! de Rita Marshall (Creative Education et Gallimard Jeunesse, 1992), Les Sept Nains (Creative Editions et Gallimard, 2001), Qui a tué Rouge-Gorge ? (Creative Editions et Gallimard Jeunesse, 2004), Jeux d'enfants (Gallimard Jeunesse, 2005).
Plus récemment, Étienne Delessert a publié chez MeMo trois albums intimistes, nourris de souvenirs personnels, Un verre, en 2013, Cirque de nuit, en 2015 et Fourru Bourru, en 2016. Pour les adultes, Étienne Delessert illustra Maurice Chappaz, Jacques Chessex et Christophe Gallas, Alfred Jarry, Edward Lear, Truman Capote et François Nourissier. Il révélera à nos yeux Spinoza, Gandhi, Mandela, Kafka, Galilée, Rabelais, Louise Michel (et de nombreux autres) au travers de portraits aux regards saisissants. Il concevra, pour l'eau d'Évian, la Griffe Ausoni de Lausanne, l'Exposition universelle de Séville, le théâtre Am Stram Gram de Genève, des affiches somptueuses.
Par amitié pour Janine Despinette, il présida, pendant quatre ans, aux destinées de l'association et du site Ricochet. Nombreux prix et nombreuses distinctions que nous ne citerons pas ici, hormis l'attribution du Grand Prix de design 2023 décerné par l’Office fédéral de la culture et qui honore l'ensemble de sa carrière.
Étienne Delessert s’inscrit dans la lignée de ces talents qui ont transformé le graphisme, les thèmes, la problématique et les objectifs de l’illustration : Milton Glaser, Maurice Sendak, Léo Lionni, Tomi Ungerer, Seymour Chwast, Heinz Edelmann et André François. Avec Harlin Quist et Delpire, il a accompagné une magnifique aventure de subversion du "bon goût" qui faisait de l’édition d’ouvrages destinés au jeune public la garante de l’orthodoxe transmission des valeurs éducatives. Dans les années 1960 et 1970, il s’est inscrit dans un mouvement avant-gardiste qui a permis de reconsidérer l’album illustré destiné au jeune public en tenant compte d’un axiome fort et novateur : l’enfant perçoit, assimile, développe une sensibilité esthétique que les adultes croient limitée, voire qu'ils restreignent pour lui.
- extrait d'une présentation de l'exposition Pourquoi grandir ? (2010) du Musée de l'illustration jeunesse (mij) de Moulins.
En 2017, Étienne Delessert crée la fondation Les Maîtres de l’Imaginaire avec pour objectif de collecter, archiver, documenter, analyser et exposer des œuvres originales d'illustrateurs américains, britanniques, français, allemands, italiens, lituaniens ou suisses de renom, vivants et décédés. Une partie de la collection, désormais déposée au Cabinet d’arts graphiques du Musée d'art et d'histoire de Genève, a été montrée, en 2020 et 2021, au Musée d’art de l’université Tsinghua de Pékin.
En 2022, Étienne Delessert qui vient d'avoir 80 ans se soucie de la préservation de ses originaux. Son projet d'origine – que toutes ses œuvres soient accueillies au Musée Jenish de Vevey – n'étant pas réalisable, une solution alternative sera adoptée. Un ensemble représentatif de la carrière de l'illustrateur avec des œuvres majeures, en particulier celles qui ont des liens avec la Suisse, sera réparti entre le Musée Jenisch, le Musée cantonal des Beaux-Arts, la Bibliothèque cantonale universitaire et les Archives cantonales du canton de Vaud.
Sept cents autres œuvres, les dessins des livres pour enfants et les tableaux de l'auteur seront conservés au Norman Rockwell Museum de Stockbrige (Massachussetts) et les dessins politiques et éditoriaux iront à la Library of Congress (Washington DC). Le CRILJ à qui Étienne Delessert confia, en 1983, la diffusion française de fort belles affiches sur le thème de l’incitation à la lecture, lui doit également l’illustration de couverture - une paire de ciseaux aux dents pointues déchiquetant des livres - du premier numéro de ses annuels Cahiers qui posait la question Peut-on tout dire (et tout montrer) dans les livres pour enfants ?
Dans L'ours bleu : mémoires d'un créateur d'images (Slatkine, 2015), l'illustrateur raconte son parcours personnel, intime et professionnel, analysant sans indulgence les changements survenus dans l’art graphique de ces cinquante dernières années, en Europe comme aux États-Unis.
En 2009, l'écrivain Jean-Claude Carrière qui collabora avec l'artiste, fait part, en introduction d'un Poche illustrateur que publie Delpire, de quelques unes de ses observations : « Dans le fleuve Delessert, étrangement, nous trouvons des êtres disparates parfois très familiers, parfois très inconnus, mais qui ont tous un air de famille. Cela ne fait aucun doute, il me semble, même si la famille est décidément inquiétante. Aux insectes qui volent et qui rampent, aux vers qui grouillent comme tous les vers, aux oiseaux attentifs, aux becs acérés, qui nous guettent, aux chats siamois qui monte la garde près d'une fleur rare, s'ajoutent avec aisance quelques monstres plus récents, comme cette télévision griffue, aux yeux plutôt tristes, qui engloutit des corps sans tête. »
Crédits image : Rama, CC BY-SA 2.0 fr
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 17/05/2018
128 pages
Editions Gallimard
9,50 €
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