#Lectureetlittoral - Au cours d'un voyage de 5000 km le long de la côte atlantique, Marc Roger, lecteur à voix haute, traversera 555 villes sur une année, couvrant 16 régions. À chaque arrêt, il partage des lectures choisies et ramasse également 3 kg de déchets, s'engageant ainsi en faveur de l'environnement et de la préservation de l'écosystème. (Suivre Marc Roger sur Instagram)
Il y a longtemps, très loin d’ici, très loin du Menez Hom que j’aperçois au fond de la baie de Douarnenez, c’était un mois d’avril et je n’étais pas encore lecteur public. J’ignorais même que ce fut un métier. J’étais âgé de vingt-cinq ans. Je venais de faire Paris-Lisbonne en autocar. Un voyage d’une nuit sans dormir pour rejoindre un ami peintre qui m’invitait à passer quelques jours à Marvão, un village fortifié vieux de deux millénaires au sommet de la Serra De Sapio. Sa famille nous prêtait une maison avec vue sur la plaine, sur l’Espagne, au lointain les Sierras. J’avais juste eu le temps de glisser dans un sac, une chemise, une brosse à dents et un duvet, et comptant sur la joie que nous aurions à nous revoir, à parler d’écriture, de peinture, je n’avais emporté aucun livre.
Le lendemain, à mon réveil, il était tôt et mon ami dormait.
Sans faire de bruit, je m’habillai, quittai la chambre et descendis au rez-de-chaussée. Je devinai dans la pénombre, plusieurs fauteuils, une table et un haut vaisselier ainsi qu’une cheminée ouverte aux courants d’air. Je frissonnai, fis quelques pas. Une étagère à mi-hauteur attira mon regard. Une étagère sur laquelle se tenaient une dizaine de romans policiers et un manuel de jardinage ou Comment réussir sa rocaille — tous livres écrits en portugais.
Ce fut un bref éclair, une sensation inexplicable, je voulais lire un livre, un mot, une phrase, dans ma langue maternelle. Ne pouvant satisfaire cette envie impérieuse, résigné, je m’en allai vers la cuisine. Peut-être y trouverais-je de quoi manger, malheureusement nous n’avions fait aucun achat. J’attrapai un verre. Je le remplis au robinet. Une main posée sur l’évier, la tête vide, je buvais.
Mes yeux passaient sur les objets, les ustensiles rangés au-dessus de la table de travail, plusieurs bocaux – sal, pimenta, farinha… un bouquet de laurier tête en bas, une gousse d’ail desséchée, quelques livres de cuisine recouverts de poussière, et parmi eux, un recueil de Claudel, Poésie/Gallimard, Cinq grandes odes – La Cantate à trois voix, l’improbable merveille éditée en français.
Comme le corps en appelle à sa dose, m’emparant du trésor, je tremblais et glissant le recueil dans ma poche, plus fébrile qu’un junkie, je sortis de la maison pour trouver par les rues une murette, un recoin où m’asseoir pour pallier mon manque et y lire à haute voix sans gêner qui que ce fût, tant le son, la musique d’un poème, ne s’exprime autrement qu’en passant par la voix.
Les mains libres, je marchais.
L’air était vraiment doux. De ruelle en ruelle, peu à peu, j’arrivai aux remparts. Le village s’arrêtait sans prévenir. Devant moi, au-delà d’une falaise verticale, s’étendait, vert-argent, gris-violine, l’infini d’une mer étincelante de fleurs et de feuilles. Oliviers, amandiers, chênes et pêchers. Enivré, je me mis à courir pour atteindre la première échauguette qui pointait sur ma droite.
Bras ouverts, je courais.
Quand le livre tomba de ma poche, le bruit qu’il fit sur la pierre arrêta mon élan. Revenant sur mes pas, je me baissai, le ramassai et l’ouvrant au hasard, commençai à en lire un extrait. Essoufflé, plein d’emphase, je lisais sans comprendre. Je craignis d’être pris pour un fou. Je finis par me taire et feuilletai le recueil.
L’Ode II avait pour titre : L’esprit et l’eau. L’esprit peut-être, mais d’eau nulle part. Où que je pus poser mes yeux, ni source ni fontaine ; du caillou, du granit.
Puis, soudain, j’aperçus une femme, noir vêtue. Elle sortait de l’église. Sur sa hanche, elle portait une bassine. La bassine était vide. Une sourde inquiétude m’envahit. Elle devait m’avoir vu ou même pire, elle m’avait entendu. Aussitôt, l’euphorie me quitta. Descendant par le même escalier par lequel elle grimpait, je croyais la croiser. Une seconde plus tard, elle avait disparu.
Je n’étais sûr de rien, mais une porte me semblait s’être ouverte puis vivement refermée. Ce n’était pas une maison. La façade n’avait pas de fenêtres. J’attendis, persuadé qu’elle allait ressortir. Ce qu’elle fit sans tarder. D’où j’étais, je la vis repartir vers l’église en marchant plus lentement. La bassine était pleine.
À mon tour, j’approchai du curieux bâtiment.
Une rambarde et des marches décrochaient de la ruelle sur une porte légèrement entrouverte d’où montait une forte odeur d’eau. Intrigué, j’y passai la moitié d’une épaule. Je sentis une vive fraîcheur. La lumière n’entrait pas au-delà de la longueur de mon bras. Il y eut un écho à ma propre présence qui me fit deviner que la pièce était grande. L’escalier descendait et degré par degré s’enfonçait dans une obscurité infranchissable. J’eus très peur de tomber dans un gouffre que mon esprit, déjà, imaginait sans fond. Je stoppai ma descente, puis d’une voix forte et pleine, je lançai dans le noir — « L’esprit et l’eau de Paul Claudel » pour avoir une idée de l’importance du lieu.
Je me souviens du bruit de cathédrale que déclenchèrent ces mots.
En fait, j’étais dans une citerne d’eau qu’un réseau de gouttières conduisait jusque-là. Ce fut une joie, une découverte. Un gamin. Je jouai à faire se chevaucher les mots — « L’esprit et l’eau de Paul Claudel ». Les consonnes avalées par les pierres laissaient place au bourdon continu des voyelles — iii… ooo… eeelll... À l’inverse de l’eau d’une pureté cristalline, silencieuse, immobile, prise au piège d’une haute-futaie de piliers et d’ogives, je jouissais de mon bruit. Mes yeux accoutumés, j’observai la caverne. Peu à peu, m’apparut son miroir.
Héritée des Romains, peaufinée par les Maures et tous ceux qui suivirent, la citerne, au regard de sa surface et de son niveau d’eau oscillant de quarante à soixante centimètres en fonction des années comme l’indiquaient les marques aux murs pouvait contenir mille cinq cents mètres cubes.
Objet de tous les soins, elle fournissait cuisines, jardins, douches, chasses d’eau et lessives, et mettait le village en totale dépendance, d’où mon grand étonnement d’un accès aussi libre à ce lieu. N’importe qui par malveillance aurait pu contaminer cette eau.
Je m’accroupis. J’y plongeai une main. Elle était fraîche. Je la goûtai. Un goût lustral qui me ramenait à mon projet — lire Paul Claudel. Me manquait la lumière. Je sortis. Aveuglé par le ciel, je croisai deux personnes. Une femme et un homme. La femme montait la rue en s’aidant d’une canne aux côtés de son homme qui marchait tête baissée vers le sol. Elle m’avait vu sortir de la citerne. La surprise qu’elle en eut lui fit dire dans sa langue quelques mots qui n’étaient pas de bienvenue.
Je passai outre, les saluai et courus retrouver mon ami. Mon enthousiasme et mes propos incohérents le troublèrent. Je parlais. Je parlais. J’ouvris les tiroirs, les buffets, lui demandai s’il y avait une lampe qui traînerait quelque part. Je finis par trouver une bougie et une boîte d’allumettes.
— Tu connais, la citerne ? Quand t’es prêt, rejoins-moi !
Le simple fait d’en refranchir le seuil me fit bondir le cœur, j’allais lire Paul Claudel dans une citerne romaine datant de deux mille ans.
L’instant d’après, mon innocence laissait la place à un début de crainte. Je n’étais pas dans une église, la citerne n’était pas lieu de culte, mais y lire à haute voix en français, donc en langue étrangère, un poète bien que fort inspiré par la Bible et les Saintes Écritures, pouvait être perçu à l’égal d’une souillure ou d’un sort maléfique que jetterait ma lecture dans les eaux du village.
Y pensai-je si clairement, ce jour-là ? Très sincèrement, j’en doute, car l’intuition que je me prête aujourd’hui était loin d’effleurer mon esprit. Bougie en main à bout de bras, dans un geste semi-circulaire, découvrant la splendeur de l’endroit, j’ignorais, mal m’en prit, la vieille femme qui vaquait ou feignait de le faire pour percer mon projet.
L’ombre des piles et leurs lignes de fuite traçaient sur l’eau des dessins dans lesquels se croisait le reflet des ogives. La transparence de l’eau était telle qu’on pouvait croire la salle faite d’un sol entièrement recouvert de rosaces. Moi qui venais pour lire, restais sans voix. Je me repris, m’assis, et à la lueur de la bougie que j’installai sur une marche, je commençai : « Après le long silence fumant… »
Je lisais posément, laissant les mots s’en aller sans finir tout à fait. « L’eau, toujours s’en vient retrouver l’eau… »
Ma voix glissait, courait le long des murs, mourait à force et renaissait sans cesse.
« Loin que j’enfonce, je ne puis vaincre l’élasticité de l’abîme… Et je fais l’eau avec ma voix… Sa lumière, qu’il ne reste plus rien de moi que la voix seule… »
Le plus cher de mes vœux — « plus rien de moi que la voix seule… »
Indescriptible ivresse.
Quand la porte s’ouvrit à contre-jour du ciel, dans l’embrasure, ils se tenaient debout à cinq ou six, bouches éructant, vociférant à mon endroit des insultes que mon ami me traduirait plus tard. Effrayé, une main sur les yeux, en visière, aveuglé, je tentais de comprendre. De retour à la maison familiale, définitivement à l’abri de leur vindicte, mon ami m’expliqua combien j’avais été inconséquent. La vieille bigote à la bassine était allée chercher quelques-uns du village en criant par les rues qu’un sorcier venu exprès de France jetait les mots du diable dans l’eau de la citerne. L’horreur la plus irrationnelle m’arrachait au poème de Claudel pour me jeter dans la folie d’un moyen-âge que je croyais à jamais enseveli dans les livres d’histoire. Dans le même temps qu’ils m’insultaient à grand renfort de bondieuseries latines, ils dessinaient des croix à chacun de mes pas. Un crachat vint s’échouer près de moi sur les dalles. Choqués, le lendemain nous quittions le village.
Crédits photo : Marvao - Stephen Colebourne, CC BY SA 4.0
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