#Lectureetlittoral - Marc Roger, passionné de lecture et orateur captivant, entreprend une impressionnante expédition de 5000 km le long des magnifiques côtes atlantiques. Au cours de cette odyssée à travers 16 zones uniques et 555 communes, il rédige un journal pour ActuaLitté, avec un invité de marque : le poète Saint-Pol-Roux. (Suivre Marc Roger sur Instagram)
Le 09/08/2023 à 11:22 par Marc Roger
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Publié le :
09/08/2023 à 11:22
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Presqu’île de Crozon. Pointe de Pen Hir. Un jeune enfant — neuf ou dix ans — debout contre le vent à quelques pas du vide, pris d’euphorie, bras écartés devant sa mère qui le photographie, rejoue la scène mythique du Titanic de James Cameron quand Jack alias Leonardo DiCaprio, figure de proue vivante, ouvre les bras sur l’océan immense.
I’m the King of the World !
crie-t-il, de sa petite voix grêle.
Dans le tumulte au pied de la falaise, trois récifs bordés d’écume — les Tas de Pois — s’échappent de la terre comme trois points de suspension à la côte ouest de l’Europe pressentant, à cinq mille kilomètres de là, le début de l’Amérique. Un dialogue à distance fait de houles, de croisières, d’exils et d’horribles naufrages.
À vingt mètres de l’enfant, sur une dalle de béton inclinée, stigmate ancien du Mur de l’Atlantique, deux amoureux se tiennent enlacés dans les bras l’un de l’autre. Tendresse et abandon. Rien ne peut les distraire de leur profonde étreinte. Ni les touristes qui tournent autour d’eux ni les rafales du vent dont ils sont protégés par une deuxième dalle qui par un curieux effet d’optique semble un couvercle de tombeau ouvert sur le sommeil de deux amants ressuscités.
Leur époque est la nôtre. Le pantalon et les chaussures de sport du jeune homme en témoignent. On ne voit de la jeune femme que la moitié de son visage, yeux fermés face au ciel, enivrée d’un amour contenu dans ses bras repliés sur la tête adorée du jeune homme. Au lointain, de deux bleus différents, l’océan et le ciel en un seul horizon.
Quelques instants plus tôt, en arrivant de Camaret-sur-Mer, au sud du sémaphore de la Pointe du Toulinguet, je gravissais une dune. La ligne qu’elle formait avec le ciel était interrompue par quatre tours en ruines, quatre incisives noires, cariées, à contre-jour d’un arc-en-ciel ouvert sur l’anse de Pen Hat où je savais trouver l’ancien manoir de Cœcilian du nom du fils de Saint-Pol-Roux mort à la guerre en 1914.
Une ambiance gothique
dans cette ruine interdite au public en raison d’éboulements.
Assis au pied d’une tourelle dont il ne reste qu’une moitié de cercle, seul au milieu des pierres, je n’ose poser mon sac de crainte de déranger l’âme de Saint-Pol-Roux Le Magnifique qui règne encore sur ce manoir qu’il fit construire au tout début du XXe siècle à quelques mètres des alignements mégalithiques de Lagatjar.
Je m’étais fait cette promesse — lire son poème Prière à l’océan, là même où il l’avait écrit inspiré par la grandeur des lieux.
« Océan :
Ciel à l’envers,
Hublot de l’enfer,
Quelqu’un de formidable parmi tous les êtres,
Chose la plus grande parmi tant de choses,
Geste le plus vaste d’entre tous les gestes,
Majesté la première au rang des majestés,
Océan,
Catastrophe constante,
Agrégat de tourmentes,
Tragédie sans fin,
Oh fais taire tes orgues barbares du large !
Haut sur sa dune aux immortelles d’or
Un poète te parle ! »
Lecture et Littoral – À la limite…
Ma voix se perd dans les gravats, prise de vitesse par les nuages qu’un vent de nord frisquet emporte vers le large. Je ne sais ce qui m’anime à lire ainsi face au Fromveur sur le rail d’Ouessant, ce train de mille wagons de vagues, de mots choisis roulant le sable, roulant les algues, à blanchir l’air de l’anse de Pen Hat d’une brume qui fuit au ras du sol vers l’intérieur de la presqu’île où les plantes halophytes au sommet de la plage — panicaut, chou marin, criste-marine — se gorgent de l’eau de ses embruns en lui tétant le ventre.
Salive blanche aux commissures, j’écume le poème et quitte le manoir en ruines. À trois cent mètres dans la lande, les alignements mégalithiques de Lagatjar se dressent à la limite désolante d’un lotissement qui grimpe depuis le centre de Camaret et en bordure duquel s’ajoute une rangée de camping-cars. Honte à moi-même et mes contemporains au regard de cette œuvre de pierres millénaires.
« Carnac et Lagatjar sont des pages lumineuses que le temps n’a pas déchirées. Ces chefs-d’œuvre ont persisté, la science est venue nous apprendre à les lire comme par une énorme méthode braille en appuyant sur eux le regard de notre émotion, et ces pierres assemblées nous prennent comme une symphonie, car à les connaître, elles deviennent harmonieuses sous leur dureté.
Ces pierres n’étant dures, semble-t-il, à la longue, qu’à force de tendresse accumulée. En vérité, l’une suivant l’autre, ces pierres forment pour moi, solitaire de Lagatjar et leur voisin immédiat depuis un quart de siècle, un clavier gigantesque où la touche noire de l’ombre s’exprime en mineur et la touche blanche de la lumière en majeur, tandis que l’énergie du ciel déploie la gamme des saisons et les arpèges des journées.
D’où ces alignements feraient penser à de grandes orgues de la vie à la merci variable du vent allant du nordet au suroît, du suet au noroît, à de grandes orgues qui enregistraient pour nos aïeux l’entrée et la sortie du dieu Soleil, et qui conseillaient tour à tour aux primitifs, le geste des semailles comme aussi, le geste de la faux de silex aiguisée sur le polissoir sacré qui désignait le nord.
Symbole d’équilibre et liberté, ces menhirs constituent dans leur ensemble, un monument coupolé par le ciel.
Voilà le témoignage solennel de cet âge de la lumière où entre l’homme et la haute nature, s’échange cette alliance faite de l’écliptique anneau des solstices et des équinoxes au centre vrai duquel anneau triomphait, triomphe encore et triomphera toujours, au centre de la nuit, le sublime bijou de l’étoile Polaire.
Ô merveille ! Ces premiers hommes captèrent le geste de ce soleil dont nous n’avons pas encore, nous, capté l’énergie. Et ces ignorants mirent sur la montagne, la plus précise horloge, le plus émouvant calendrier qui soit au monde, et par là, firent œuvre d’éternité.
Ancêtres, par vous, nous voyons que si les hommes ont changé, le soleil demeure le même. Il se lève toujours au solstice d’hiver et se couche toujours au solstice d’été, aux deux extrémités de la rangée dressée par vous, voilà des mille et des mille ans, et votre monument, Barbares au génie naissant, persiste de justesse à travers les siècles et les millénaires, car il possède la vie permanente des chefs-d’œuvre. Ce qui prouve que les bergers que vous étiez furent aussi d’authentiques poètes. »
(Texte transcrit par les soins de l’auteur à partir de l’émission de radio « Nuits magnétiques », par Gérard Macé, diffusée le 24 janvier 1978 sur France Culture)
Que vivent encore longtemps les textes de Saint-Pol-Roux,
malgré la fin terrible qui fut la sienne.
Dans ce château de contes de fées, il vécut là, avec sa fille Divine et Rose Bruteller, sa jeune servante, jusqu’à la nuit tragique du 23 août 1940, quatre jours après l’arrivée des troupes allemandes dans la presqu’île de Crozon.
Dix heures et demie du soir, un soldat allemand qui s’était présenté en fin d’après-midi sous prétexte d’achat frappe à l’une des portes du manoir. Reçu par la servante, il lui explique qu’à la recherche de déserteurs, il aurait l’ordre de fouiller la maison, mais son dessein est criminel.
Saint-Pol-Roux tente de le chasser. S’ensuit une courte lutte. Le soldat braque son arme sur Divine et lui tire une balle dans la jambe. Choqué, Saint-Pol-Roux s’évanouit. Laissé pour mort, quand il revient à lui, le double crime est perpétré. L’assassinat de Rose de trois balles dans la bouche pour s’être interposée au viol de Divine par le soldat allemand.
Détruit par cette double tragédie, Saint-Pol-Roux fait acte de résilience. Il entreprend d’écrire Le vrai Soleil est en nous-mêmes, œuvre à la gloire et la grandeur de la France, ainsi qu’un poème, Archangelus, à la mémoire de Rose.
Textes à jamais perdus. Au mois d’octobre de la même année, le manoir est pillé, saccagé, les manuscrits de Saint-Pol-Roux déchirés et brûlés. De désespoir, il meurt à l’hôpital de Brest quelques journées plus tard. À peine son bâtisseur avait-il quitté ce monde, que le manoir fut réquisitionné pour abriter l’état-major de la marine allemande. Dès lors considéré comme un poste ennemi à détruire, le manoir fut bombardé par les Alliés en 1944.
Le rêve de Saint-Pol-Roux serait-il voué à un oubli définitif ? Si l’on en croit le maire actuel de Camaret, il semblerait que oui.
— Libre à la Société des Amis de Saint-Pol-Roux de proposer un financement participatif qui permettrait d’effectuer des travaux de consolidation, mais la commune n’a pas les moyens financiers ni l’intention d’intervenir dans ce dossier.
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Crédits photo : Marc Roger / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
3 Commentaires
Mikaël Lugan
10/08/2023 à 10:58
Merci pour ce joli texte et cette émouvante évocation du poète et de sa demeure irrévocable. Président de la Société des Amis de Saint-Pol-Roux, je me permets tout de même de signaler une erreur : la citation conclusive ("Libre à la Société des Amis de Saint-Pol-Roux...") provient d'un ancien article de 2019 reproduisant les propos du maire de l'époque. En 2020, une nouvelle équipe municipale et un nouveau maire ont été élus, qui sont bien décidés à œuvrer avant la fin du mandat à la cristallisation des ruines du Manoir de Cœcilian. La Société des Amis de Saint-Pol-Roux travaille avec la mairie sur ce dossier. Peut-être Marc Roger pourrait-il modifier la fin de son article, puisqu'un espoir raisonnable de faire vivre encore longtemps "le rêve de Saint-Pol-Roux" existe bel et bien ?
L'albatros.
10/08/2023 à 12:18
!!!!!!!
Je ne pensais point que ce fût à ce point !!!!
---- L ' etat des lieux !!!!
Un message d' espoir cependant , mais quelle douleur de penser que la survie materielle d' un tel lieu, ( en regard de son importance dans la question de la poésie de langue française ) soit dépendante d' une pure question electorale municipale......
Alors qu il y aurait, nous dit on, un ministère de la culture en France.......!!!
Que tout ça semble sinistre......!
Il est malheureusement vrai que la Poesie comme activité langagiere écrite et expressive, est la plus totalement délaissée et démunie des pratiques se disant encore littéraires!!!!
Marc Roger
10/08/2023 à 18:10
Après mon échange par mail avec Mikaël Lugan,
voici ce que je propose :
"Le rêve de Saint-Pol-Roux serait-il voué à un oubli définitif ?
Il semblerait que non et c’est heureux. L’actuelle équipe municipale, en collaboration avec la Société des Amis de Saint-Pol-Roux, s’emploie à financer la cristallisation des ruines du Manoir de Coecilian. Qu’ils en soient vivement remerciés !"
Société des Amis de Saint-Pol-Roux
https://saspr.hypotheses.org/
En remerciant la rédaction d'Actualitté.
Bien à vous,
Marc Roger