#Lectureetlittoral - Marc Roger, un fervent lecteur et un orateur persuasif, se lance dans une expédition spectaculaire de 5000 km le long des superbes rivages atlantiques. Durant cette aventure annuelle qui le guidera à travers 16 régions distinctes, il explorera 555 municipalités. Il tient un journal de bord pour ActuaLitté, et voici le dernier chapitre en date. (Suivre Marc Roger sur Instagram).
Le 27/06/2023 à 09:12 par Marc Roger
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Publié le :
27/06/2023 à 09:12
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Si j’en crois les chemins, il était 9h30 et j’étais en retard. Le sentier descendait des hauteurs de la Lande Bodard, or j’avais rendez-vous à la demie sur la grève de la baie de Lancieux au croisement sous le Tertre Corlieu comme convenu la veille au téléphone.
Je devinais son impatience quand, au sortir d’un long couloir de graminées je vis sa silhouette claire en jean’s et chemisette bleu sur fond de prunelliers et d’angélique en fleurs. Il se tenait debout au milieu du chemin à cent mètres de moi. Son sweat gris à manches rouges négligemment posé sur ses épaules tranchait avec le vert des prés et des marais environnants. Quelques secondes encore et je réalisai qu’entre ses mains, il tenait un livre ouvert.
Dès que je fus à sa portée de voix, sans me saluer comme l’eut dicté l’usage, il commença à lire.
« Bonjour à vous
gens de ces maisons
bonjour bonjour
et permettez
que j’enlève mon chapeau
que je le range avec mes sabots
et puisque me voilà […]
bonjour aux lanières tendres des glycines le
long des murs défaits
bonjour au couperet multiple des grêles d’avril
bonjour au cheminement sans fin du sang sous
notre peau […] »
Henri-Noël, 87 printemps, passionné de lecture à haute voix, concluait par ces mots.
« comprenez-moi
partout
partie prenante de tout
il fallait bien qu’un jour j’apprenne
à être moi »
Paol Keineg, extrait de Le poème du pays qui a faim in Les trucs sont démolis – Éditions races 1967.
Faut-il marcher mille kilomètres pour recevoir cadeau plus rare ?
Je ne sais même plus si mes yeux pleurent d’un trop-perçu de paysages, d’impuissance à gérer les séquelles de ma fièvre attrapée dans les rues de Saint-Malo ou d’embruns débordant de mes paupières. Heureux d’être épuisé, À la limite… je reste et je demeure.
partout/partie prenante de tout
À l’aune du GR comptable de mes muscles qui brûlent au bord d’un champ de blé en pente douce. D’un seul corps, il ondoie comme la robe d’un cheval agacé par les taons. Ses épis sous la brise blondissent et préfigurent l’été.
La moisson au bord de la mer d’Alphonse Daudet
À treize heures, je déjeune entre deux rouleaux de foin. Je me sers de ma cape de pluie en auvent pour m’offrir un espace abrité du soleil, et repas terminé, je m’endors tête posée sur le sol parfumé d’herbe chaude.
La Méridienne de Van Gogh
Un front soudé de cinquante vagues sur une largeur de deux mille mètres monte à l’assaut des vasières de la baie au sud-est du Cap Fréhel.
Une belle journée ne s’achève pas d’Yvon Le Men
Vagues courtes, proches les unes des autres, basses de corps au ras du sable, qui avancent, résolues, obstinées, sans le moindre ressac sous les yeux d’une mouette étonnée de ne pouvoir se tenir une seconde tranquille sur la vase envahie par l’écume rampante à la pointe du flot.
Est-elle lassée du ciel pour ne pas s’envoler au contact de l’eau qui bouscule ses pattes, à moins que ce ne soit un jeu ?
L’eau est grise, froissée par un vent de côté provenant de l’intérieur de la presqu’île ourlée d’une forêt de châtaigniers, de chênes pédonculés, de chênes verts et de chênes-lièges, coupée à distance régulière par des ruisselets d’eau vive où poussent sur leurs rives de luxuriantes fougères Polystic à frondes soyeuses, le Calla des marais et le Gouet maculé. Au couvert de cette ombre, je repose mes yeux de la brume saturée de lumière qui nimbe l’horizon et la mer d’un voile laiteux dans l’étau de la baie.
Le sentier monte, sinue, descend, remonte au cœur d’une végétation qui se fait de plus en plus rase à mesure que l’on gagne la pointe de la Latte et le Cap Fréhel. Le vent ne cesse d’y souffler et l’Anse des Sévignés qui les sépare est une longue falaise scarifiée de dizaines de failles verticales où s’engouffre la mer.
La Mer de Bernhard Kellermann,
traduit de l’allemand par Flora-Louise Cellier (La Digitale, 1993)
Au-delà de la place forte, j’imagine Fort La Latte élevé sur l’îlot de la Pointe par un homme, riche, puissant, empli d’une vanité sans bornes pour penser un château militairement inexpugnable et totalement insubmersible par les tempêtes qui se déchaînent sur ces rochers de bout du monde.
Côtes-d’Armor, terre d’écrivains.
Voici un an, on me passait commande de quatre lectures pour les bibliothèques d’Erquy, d’Hillion, de Penvénan et de Perros-Guirec, d’un texte de mon choix dans l’œuvre de Louis Guilloux.
Natif de Saint-Brieuc, âgé de 18 ans, Louis Guilloux se lia d’amitié avec Georges Palante, son professeur de philosophie, lui-même âgé de 55 ans. Dès lors, ce furent entre le maître et son élève, d’interminables conversations, de lentes promenades du fait de l’infirmité de Georges Palante dans « le plus beau pays du monde » sur les hauteurs d’Hillion au lieu-dit de la Granville où il passait l’été avec sa femme.
« Souvenirs sur Georges Palante » est un récit très court que j’ai souhaité d’emblée lire à voix haute. Au rythme d’un texte sobre, sans fioritures, je découvris le philosophe, je parcourus les paysages qu’aujourd’hui je traverse, telle cette longue et majestueuse double allée de chênes à l’entrée du village qui semble ne pas avoir bougé depuis un siècle, et j’accédai à cette violente plénitude que Louis Guilloux partage quand il s’enivre de la mer du haut d’une falaise.
Je suis allé saluer Georges Palante dans le cimetière d’Hillion où il repose. Une dalle de marbre ferme son tombeau. Un marbre sale, autrefois blanc, sur lequel l’inclémence du ciel a creusé des sillons de calcaire jaune argile. J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour lire ses coordonnées, les quatre titres emblématiques de son œuvre et la courte citation que ses amis et ses élèves ont fait graver en 1925 lors de son inhumation pour résumer l’esprit et la pensée de l’homme.
À Georges Palante
Philosophe
1862 — 1925
Combat pour l’Individu
La sensibilité individualiste
Les antinomies entre l’individu et la société
Pessimisme et Individualisme
Etc.
L’individu reste la source vivante
de l’énergie et la mesure de l’idéal.
SES AMIS
SES ÉLÈVES
« Souvenirs sur Georges Palante » aux éditions Diabase (2014), réveillait pour beaucoup, des souvenirs personnels, une reconnaissance des lieux-dits, rappelait certaines rencontres avec Louis Guilloux lui-même dans les rues de Saint-Brieuc à la fin de sa vie, manière de se sentir chez soi parmi les siens par l’entremise d’un récit. Des spectateurs venus de la lointaine région de l’Ain questionnèrent l’auditrice Briochine bien informée qui renseignait par le menu le spectateur assis juste devant elle, très au fait également de la vie et de l’œuvre de l’auteur.
L’homme lui parlait de l’église Saint-Michel que Louis Guilloux comparait à un bœuf au vu de son allure massive dépourvue de clocher, et d’ajouter que l’auteur avait un rapport ambivalent avec sa ville qu’il n’aimait pas sans pouvoir toutefois s’en passer, la surnommant ironiquement Bœuf Gorod en référence à l’édifice religieux.
— Oui, vous avez raison, renchérissait la femme. Étonnante comparaison de cette église avec un bœuf dans ce quartier bourgeois où chaque année était organisé un concours de sculptures de l’église en saindoux (sic) dans les vitrines des charcuteries en lice. Porc Gorod eut été plus…
Je n’ai pas entendu la fin de sa phrase.
Pouvais-je soupçonner de tels échanges, un si vif enthousiasme ? Puisse mon auditoire aller jusqu’aux romans de Louis Guilloux.
Le sang noir
Compagnons
Le jeu de patience
La maison du peuple
Lors de ses longues promenades sur la plage de La Granville et les berges du Gouessant, Georges Palante craignait qu’un chien enragé ne mordît Cora, sa « petite bête » préférée. Cent ans plus tard, il craindrait qu’elle ne meure du létal hydrogène sulfuré H2S que dégagent les marées d’algues vertes en cette fin de printemps.
Je découvre le désastre sur la Grève du Valais sous la Pointe de Cesson au sortir de l’estuaire du Gouet que Saint-Brieuc domine de son bastion rocheux à cent mètres au-dessus de la mer bleu brumeux vers la pointe du Roselier au nord-ouest de la baie.
Marée montante. L’eau est lourde et visqueuse. Le silence me surprend. Nul chuintement familier de la vague mourante où l’écume pétille. En bout de flux, ici, la vague ne meurt plus, elle est morte, anéantie par son fardeau gluant qu’elle dépose au pied d’une cale interdite aux promeneurs comme un linceul vert sombre épais qui sous l’effet de la chaleur deviendra blanc à se confondre avec le sable. En se décomposant, les algues forment des poches de gaz qui cèdent au moindre poids d’un animal ou d’un humain qui passe sur ce tapis mortel.
Depuis la fin des années 80, ce ne sont pas moins de quarante animaux (plusieurs chiens, un cheval, des sangliers, des ragondins…) et trois hommes pour les décès répertoriés, victimes de l’ulva armoricana, somptueuse en sa couleur laitue quand, nonchalante elle flotte entre deux eaux.
Algues Vertes – L’Histoire interdite
Inès Léraud, journaliste-documentariste, Pierre Van Hove, dessinateur (Éditions La revue dessinée, Delcourt 2019)
Objet de toutes les intimidations, voire d’atteinte directe à sa vie en sabotant les freins de sa voiture, la volonté d’Inès Léraud d’informer le grand public sur les causes et les conséquences du scandale sanitaire des marées d’algues vertes en Côtes-d’Armor ne faiblira jamais durant les trois années de son enquête.
Dans une scénarisation digne d’un roman noir, grâce aux dessins de Pierre Van Hove, nous assistons à la reconstitution de ses démarches auprès de chaque acteur du drame — familles des victimes, médecins lanceurs d’alertes, associations environnementales, maires des communes, préfets et sous-préfets. Elle visionne les interviews de tel ministre de l’agriculture, Premier ministre en place. Elle lit les courriers et les mails qui lui sont accessibles, reconstitue les conversations téléphoniques que certains lui rapportent. Elle passe au crible de son obstination un nombre incalculable de documents, de témoignages, qui peu à peu deviennent des preuves à charge contre l’omerta des politiques, industriels de l’agroalimentaire et syndicats agricoles.
Le film documentaire de Pierre Jolivet adapté de la bande dessinée sort sur les écrans ce mois de juillet. Je crains en allant le voir, d’être un peu plus effrayé à l’idée de marcher aux bords du volcan vert qui ne cesse de faire la une des journaux. À maints endroits, le taux d’hydrogène sulfuré dépasse le seuil d’alerte. On y placarde des arrêtés préfectoraux. On interdit l’accès aux plages et aux chemins trop exposés. Les sociétés de ramassage reprennent du service. On sécurise. On déplace, on enfouit le problème, mais aucune mesure n’est prise en haute instance pour contraindre les éleveurs et les agriculteurs à de plus saines pratiques.
D’une file à l’autre, aux caisses d’un supermarché, un homme en interpelle un autre :
— Alors, bientôt les vacances ?
— Pas vraiment… après seize mois de chômage, je passe mon tour.
— T’as pris de l’avance !
—…
— On te voie quand même le 9 juillet ?
—...
— à Henvic…
—...
— au championnat international de lancer d’artichauts.
Entre brèves de comptoir
et lectures à voix haute sur la Côte de Goëlo
Le Musée Milmarin réunit une vingtaine d’auditrices. Ne cherchez pas les hommes, ils se préparent au lancer d’artichauts, à moins que la finale-dames en ce samedi de Roland Garros ne les ait pris dans son filet.
Plouézec. Abbaye de Beauport. J’égrène 48 fois la mer. Programme de lectures à la carte que chacune se compose au regard d’un feuillet distribué en début de randonnée.
Pointe de Guilben. Pique-nique. Port de Paimpol. Puis, sous les chênes au bout de la pointe de la Trinité, dans un fourreau de hautes fougères, voici l’aiguille de la Chapelle où Gaud et Yann tout droit sortis de Pêcheurs d’Islande de Pierre Loti nous invitent à grossir le cortège de leurs noces sur le sentier étroit qui surplombe la mer.
En remontant sur le tertre de la Croix des Veuves, nous touchons au dernier belvédère depuis lequel fiancées, épouses et mères pouvaient encore pousser leurs voix jusqu’à la goélette de leur promis, mari ou fils bien-aimé en partance pour six mois de campagne.
Pêcheurs d’Islande de Pierre Loti
La chaleur devient telle que la mer fume. Çà et là, des châteaux de granit émergent d’un chaos immense de cailloux roses. Des colosses de gneiss coupent en deux le brouillard. Me viennent les images d’une planète rouge où l’eau serait de retour après plusieurs millions d’années d’absence. Une submersion sournoise cherche à tâtons le cordon végétal fossile, l’achillée millefeuille, la bruyère et l’ajonc, près d’un îlot coiffé de pins noyés de la tête aux racines.
Épaule contre épaule, les blocs se soutiennent. Nul peut savoir lequel d’entre eux rompra l’équilibre précaire de ce vieux trait de côte. D’une seconde l’autre pouvant durer des millénaires, la fissure s’ouvrira. L’onde de choc au milieu de l’eau chaude bousculera les méduses et les croquis de l’homme assis sur un banc qui dessine au crayon le sillon du Talbert rejoindront les musées du futur.
Crédits photo : Marc Roger / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
Par Marc Roger
Contact : marc.roger@oxor.net
2 Commentaires
jujube
28/06/2023 à 22:02
Magnifiques, les artichauts!
Demont Michel
02/07/2023 à 06:59
Merci