René Schérer est mort ce mercredi 1er février 2023, à l’âge de cent ans. Il nous laisse une œuvre philosophique riche et stimulante. Par Vivian Petit.
Le 10/02/2023 à 09:17 par Auteur invité
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10/02/2023 à 09:17
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Le philosophe s’était d’abord fait connaître à l’époque où la phénoménologie dominait le champ intellectuel, par la traduction et le commentaire de Husserl. C’est cependant la première publication, en 1967, du Nouveau monde amoureux de Charles Fourier, écrit en 1816, qui permet à René Schérer d’opérer une bifurcation vers l’élaboration d’une pensée utopique et subversive.
Cette même année 67, il sélectionne et commente une anthologie de textes de Fourier. Quelques mois plus tard, en mai 68, en compagnie d’autres professeurs de philosophie, François Châtelet, Olivier Revault d’Allonnes et Jean-François Lyotard, René Schérer soutient la révolte de la jeunesse, et notamment la mobilisation des élèves du lycée où il enseigne alors.
Durant les années suivantes, Schérer est témoin d’un mouvement de libération dans la jeunesse, qui passe notamment par le fait que l’enfance, alors souvent cloisonnée dans les familles et les internats, apparaît plus souvent dans l’espace public. Il se montre enthousiaste face à la politisation des élèves, qui commence parfois dès le collège. Dans ce contexte, l’étude de Fourier contribue à faire exploser un rapport à l'ordre et permet de penser, sur le mode utopique, la possibilité d’autres relations. En 1970, il fait paraître Charles Fourier ou la Contestation globale, mettant notamment en exergue, dans l’œuvre de Fourier, la critique du commerce, de la famille et de l'école.
La redécouverte de Fourier prend un sens différent d’un auteur à l’autre. Schérer se distingue par exemple de son amie Simone Debout, qui s’appuie notamment sur la psychanalyse pour déployer la complexité de l’œuvre de Fourier. Pour Schérer, le fouriérisme permet d’aborder des questions qu’une approche politique se focalisant sur la seule lutte des classes oublie, notamment la relégation des minorités et la situation des enfants.
Cette question de l’enfance et de la naissance du désir avait déjà été l’objet de quelques articles écrits par lui, et de cours qu’il avait donnés aux lycées Louis-le-Grand et Henri IV. Mais c’est la publication du Désir homosexuel de Guy Hocquenghem (qui fut l’élève et le compagnon de René Schérer), mais aussi de l’Anti-Oedipe, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, tous deux parus en 1972, qui constituent une révolution, qu’il entend prolonger avec d’autres.
En mars 1973, Schérer participe, en compagnie de militants du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), collectif dont Hocquenghem est une figure de proue, à la rédaction de Trois milliards de pervers, numéro de la revue Recherches fondée par Guattari.
En décembre de la même année, une filière de sexologie est fondée autour de Schérer et Hocquenghem à l’université de Vincennes, place centrale de la pensée de l’après 68. La création de cette filière est notamment soutenue par Châtelet, Lyotard, Deleuze et Guattari. Schérer et Hocquenghem critiquent les experts qui pensent établir une vérité objective à propos de la sexualité, et ils font part de leur soupçon vis-à-vis de l’éducation sexuelle scolaire, normative et hétérosexuelle.
Les éditions Mame, spécialisées dans l’édition religieuse, commandent alors à René Schérer un ouvrage à propos de l’introduction en France de l’éducation sexuelle. En découvrant le texte proposé par le philosophe, les éditeurs refusent de le publier. Le livre en question, Émile perverti, séduit finalement Jean-François Revel et paraît chez Laffont en 1974.
L’ouvrage est une réponse à l’Émile de Rousseau, une analyse de l’éducation républicaine, une critique de la surveillance permanente de l’enfant et du contrôle de son corps. Schérer note que pour Rousseau, le principal péril encouru par Émile découlerait de la possibilité qu’on le laisse se masturber. Il décrit une enfance soumise au panoptique, utilisant ici le mot repris à Bentham par Jean Lacroix, professeur de philosophie et chroniqueur au Monde, peu avant que Michel Foucault n’étende, dans Surveiller et punir, ce terme à la totalité du champ disciplinaire.
La description d’une enfance essentialisée, confinée et évoluant sans jamais pouvoir se soustraire au regard adulte, est aussi présente dans les livres qui suivent. Ce « système de l’enfance » est notamment étudié dans Co-ire, écrit avec Guy Hocquenghem, qui constitue là encore un numéro de la revue Recherches.
Les deux auteurs se méfient des disciplines qui prétendent donner une approche scientifique de l’enfance, et ils considèrent à l’inverse qu’elle doit surtout être abordée par l’imaginaire. Co-ire est donc constitué d’un ensemble de variations à partir des mythologies développées autour de l’enfance, dans les romans, les contes et les poèmes.
Les années 70 marquent un moment de révolution des mœurs et d’essor des luttes homosexuelles. Dans ce texte comme dans d’autres, il s’agit, en prolongement de thèmes déjà abordés dans le Désir homosexuel d’Hocquenghem, de retracer l’apprentissage des normes, le processus qui mène à la sexualité adulte, génitale, hétérosexuelle et procréatrice, pour mieux voir à quoi une éducation normatrice pousse à renoncer.
Dans leurs écrits, Hocquenghem et Schérer dénoncent aussi la répression de l’homosexualité sous couvert de défense des mineurs (dans le cadre des rapports homosexuels, la majorité sexuelle était fixée à 21 ans jusqu’en 1974, et à 18 ans jusqu’en 1982). Plus largement, ils interrogent les principes au nom desquels la responsabilité et la capacité de choix des adolescents leur sont déniées. Dans plusieurs tribunes et pétitions, ils se prononcent pour la décriminalisation des rapports entre majeurs et mineurs consentants.
Les œuvres de René Schérer à propos de l’enfance et de la sexualité seront l’objet de polémiques au cours des décennies suivantes. Par exemple, en 2001, dans le contexte de la redécouverte d’écrits de Daniel Cohn-Bendit, ceux d’Hocquenghem et Schérer seront aussi cités à charge, et Co-ire désigné comme un ouvrage portant sur « la liberté sexuelle de l’enfant ».
Schérer répondra dans les colonnes de Libération, en affirmant : « Ce que nous avons écrit en 1977 concerne beaucoup moins la sexualité, qui est effectivement l'objet du discours dominant d'alors, que la situation, l'“institution” de l'enfance avec son encerclement disciplinaire de contrôle permanent, son installation dans le “panoptique”, comme je l'avais déjà indiqué en 1974 dans Émile perverti. »
À partir des années 80, suite au déménagement forcé de l’université de Vincennes pour Saint-Denis dans le but affirmé de la faire entrer dans une certaine normalité, René Schérer est alors, selon les mots de Jacques Rancière « un de ceux qui ont permis que, malgré tout, cette institution reste un peu fidèle à ce qu’était l’esprit d’un certain nombre d’entre nous, qui sommes partis pour Vincennes à l’automne 1968 ».
Dans les nombreux articles écrits par René Schérer et publiés dans Chimères, revue fondée en 1987 par Deleuze et Guattari, la lecture de Fourier continue à occuper une place centrale. À la question de l’enfance, s’ajoute le thème de l’hospitalité. En 1993, dans son livre intitulé Zeus hospitalier, Schérer ne se borne pas à défendre le droit d’asile ou la dignité des réfugiés, mais prône une hospitalité inconditionnelle. Puis, dans Passages pasoliniens, paru en 2006, il analyse la modification de l’hospitalité par la passion du désir. René Schérer se penche notamment sur Théorème, roman de Pasolini adapté au cinéma par son auteur. L’œuvre donne à voir une famille bourgeoise dans laquelle intervient un jeune hôte, Giovanni Ospite, qui ne tardera pas à entretenir des relations sexuelles avec chaque membre de la famille, encourageant chacun d’entre eux à assumer ses propres désirs.
Outre ses développements sur les œuvres de Fourier et Pasolini, dans la revue Chimères, Schérer commente parfois l’actualité politique. Il porte une attention particulière à la question écologique. Il prend position contre Sarkozy, contre la chasse aux étrangers et les attaques envers l’université. En 2012, il surprend en écrivant qu’il va voter, sans illusion, pour François Hollande. À l’opposition à Sarkozy, s’ajoute la sympathie pour celui qui est, comme lui, originaire de Tulle. On apprend que les deux hommes se sont croisés à l’occasion de l’inauguration d’un musée consacré au cinéaste Éric Rohmer, frère de René Schérer.
Quelques mois plus tard, cela n’empêche évidemment pas le philosophe de prendre position contre le projet de construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Sur proposition de Didier Eribon, en solidarité avec les militants qui luttent pour l’égalité des droits, il signe une pétition en faveur du mariage homosexuel, tout en déplorant, par ailleurs, la normalisation d’une sexualité figée dans le mariage et l’unicité du partenaire. Tout au long de l’oeuvre de René Schérer, la lecture de Fourier, la référence à l’utopie, la défense de l’association libre, font tenir ensemble des réflexions éparses.
Aussi, René Schérer a continué jusqu’en 2018 à animer un séminaire à Paris 8 sur le rapport entre art et politique. Jusqu’à son crépuscule, il a pu préfacer les rééditions d’ouvrages de Guy Hocquenghem, donner des entretiens, et assister aux réunions de l’association d’études fouriéristes, dont il était membre d’honneur. Son dernier article, paru en décembre 2020 dans la revue de l’association, porte sur le rapport entretenu par Fourier à la question écologique.
En outre, fait moins connu, comme son frère Éric Rohmer, René Schérer pratiquait le dessin mais aussi l’aquarelle. En novembre 2022, la revue Ici et ailleurs a mis en ligne la reproduction d’une série de ses peintures, sous le titre René peint la Grèce.
Aussi, René Schérer a connu une carrière d’acteur. En plus d’avoir donné à son domicile des cours de comédie à Pierre Clémenti dans les années 70, il a joué dans Paradis perdu, court-métrage réalisé en 1975 par Franssou Prenant, qui lui consacrera plus tard un documentaire, Le jeu de l’oie du professeur Poilibus.
En 1983, il apparaissait dans L’homme blessé, réalisé par Patrice Chéreau (sur un scénario co-écrit avec Hervé Guibert). Enfin, en 2009, Émilie Deleuze, fille de son père, réalisait À deux c’est plus facile, film portant à la fois sur l’hospitalité et sur le lien entre les générations. C’est assez naturellement, on l’imagine, qu’elle avait fait appel à René Schérer pour incarner un ami du personnage principal, joué par Michel Galabru.
Crédits photo : René Schérer et Guy Hocquenghem à une conference au sein de l'Université d'Amsterdam en juin 1983 - (CC BY-SA 4.0)
Par Auteur invité
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5 Commentaires
Michel ANTONY
12/02/2023 à 20:40
René fut un lien essentiel entre l'anarchisme et le fouriérisme, deux pensées et deux mouvements qui parfois se recoupent ou se juxtaposent, même si la plupart des disciples "officiels" de Fourier furent plutôt des réformistes modérés. Pas René justement, qui sut tirer de Fourier ce qui permet de penser l'alternative radicale vis à vis de tous les pouvoirs en place, de tous les dogmes, de tous les poncifs.
Il a été un pilier et un grand frère attentif et passionné (forcément) de l'Association des Études Fouriéristes.
Personnage curieux, attentifs, toujours disponible dans nos rencontres, il ne laissait jamais indifférent.
Un "petit grand homme", assurément.
Ciao ami René, ta présence nous est toujours aussi forte.
Bernard Defrance
16/02/2023 à 18:27
Hommage à un grand déconstructeur des images de l'enfance ! et du traitement qu'on lui inflige à l'école notamment... J'avais seulement quelques objections quant aux réponses à mettre en oeuvre à cette dénonciation de la "culculisation" (Gombrovicz, cité par Francis Imbert), et je n'avais pas reçu, à l'époque, de réponse à mes deux questions en fin de l'article publié dans les "Cahiers Pédagogiques" d'octobre 1977
https://bernard-defrance.net/spip.php?article92
– comment débloquer le désir dans les situations éducatives, permettre des activités « à la fois désirées et productives » (Scherer) ?
– comment vivre des relations entre adultes et enfants qui échappent à la captation et n’infantilisent pas les uns et les autres ?
Ces questions sont apparemment simples : les réponses possibles le sont, elles, beaucoup moins.
Voir aussi, plus récent, "Éros pédagogue" dans la revue Empan, mars 2017
https://bernard-defrance.net/spip.php?article93
La leçon de Socrate à Alcibiade me semble toujours de vive actualité...
Benkrid Djamel
10/09/2023 à 09:58
Bonjour vraiment c'est travail monumental de votre la part et de vos collègues , j'ai participé amplement avec René à son séminaire qui représente une véritable odyssée de l'impensée , merci encore pour votre engagement et votre travail
Djamel Benkrid
nicolas le chat revolutionnaire
15/12/2023 à 02:16
salut Djamel,
j aime beaucoup ton expression "odyssee de l impensé"
nicolas le chat revolutionnaire
15/12/2023 à 02:51
je retombe sur cet article en cherchant les 26 lettres et un philosophe, le film
je relis de temps en temps rene en ce moment
plus je pense a lui, plus je trouve qu il etait tout a fait mysterieux
je l ai connu plusieures annees, il m a aidé a ecrire mon memoire sur foucault,
il etait dans le jury de mon memoire sur Nietzsche, et pourtant j ai l impression
d etre passé completement a cote de lui...
c est assez difficile a decrire...
lui, frappé si durement par des accusations vraiment affreuses, m a donné hospitalité intellectuelle dans son monde... il etait calme, rayonnant une sorte de bonté tranquille...
la magie de ses cours a operee... l amour est apparu en moi et une jolie coreenne du sud qui etait aussi son eleve studieuse, Y... de nombreuses aventures dans le Paris des annees 2000 s en sont ensuivies... une fois elle m'a dit a peu pres: "quand je suis avec toi, j ai l impression d etre dans un film"... l amour est en effet une aventure tout a fait etonnante... sans doute y a eu t il eu de nombreuses autres aventures entre des hommes et des femmes, des hommes et des hommes, des femmes et des femmes, autour de rené scherer, mais je ne le savais pas, alors que je le voyais au moins une fois par semaine... j ai l impression de d autres de ses proches en savait plus long que moi, mais j etais loin d essayer de savoir tout cela... est ce qu il avait reussi a creer cette "communauté inavouable", donc irrécupérable, par le système capitaliste? c est bien possible... l avenir le dira, mais je me sens plus optimiste maintenant...