Deux mois après sa publication, et après de nombreuses critiques sur les réseaux sociaux, le livre Bad and Boujee : Toward a Trap Feminist Theology, publié par Cascade Books, vient d'être retiré de la vente. L'auteure, Jennifer M. Buck, est accusée d'appropriation culturelle et de négligence : chrétienne et blanche, elle a pris, à son compte, de nombreux travaux relatifs au féminisme noir et au trap feminism, un courant autour de la trap et du hip-hop façonné par les femmes noires du sud des États-Unis.
Le 20/04/2022 à 17:07 par Clémence Leboucher
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Publié le :
20/04/2022 à 17:07
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L'histoire, les courants et les caractéristiques du féminisme sont complexes : ils évoluent constamment. Écoféminisme, matérialisme, universalisme et différentialisme... Aux États-Unis, la tendance est similaire, et de nombreux courants féministes français prennent leur source dans les réflexions et travaux américains.
Le black feminism, ou féminisme noir, naît dans les années 1960-1970, lors du mouvement des droits civiques. Il revendique un point de vue particulier des femmes afro-américaines à la fois sur le féminisme en général, et sur les luttes contre la ségrégation raciale : sexisme et racisme sont liés. Naît ensuite l'afroféminisme, qui y puise ses sources. Elsa Dorlin, philosophe, explique et analyse ces courants dans Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, publié en 2008 chez Karthala.
Aujourd'hui, le trap feminism, terme inventé en 2014 par Sesali Bowen, coordonne les réflexions féministes de nombreuses femmes du sud des États-Unis. Selon elle, il englobe « les composantes complexes […] d’affirmation de soi » de la trap music, un sous-genre de hip-hop, que Bowen caractérise comme « des hymnes pour les dealers et la toile de fond parfaite pour les clubs de strip-tease urbains ». Elle écrit en 2021 Bad Fat Black Girl : Notes from a Trap Feminist.
Une autre femme a tenté, après la publication du livre de Sesali Bowen, d'expliquer et d'étendre le champ d'analyse du trap feminism : Jennifer M. Buck. Professeure de théologie dans une université chrétienne près de Los Angeles, elle a notamment écrit Reframing the House, une ecclésiologie féministe constructive pour l'Église évangélique occidentale, et Quakers, Social Work, and Justice Concerns.
Enseignante du cours « Théologie du trap feminism » à l’Université d’Azusa Pacific depuis 2017, elle publie en février 2022, chez Cascade Books - filiale du groupe d'édition Wipf and Stock, concentré sur les études bibliques - Bad and Boujee : Toward a Trap Feminist Theology. Le résumé est le suivant :
Ce livre s'intéresse au mélange de l'expérience noire, de la musique hip-hop, de l'éthique et du féminisme pour se concentrer sur une sous-section connue sous le nom de "trap feminism" et construire une théologie du trap feminism. En interagissant avec les concepts d'agentivité morale, de résistance et d'imagination, la théologie féministe trap cherche à construire une théologie intersectionnelle mettant l'accent sur l'implication des femmes dans leur corps et leur sexualité, tout en restant fidèle au contexte trap dans lequel elles se trouvent socialement. Un tel projet redéfinira le contexte de la trap, qui passera d'un contexte de marginalisation à un contexte de joie et d'épanouissement au sein de la théologie féministe noire.
Mais l'identité de l'auteure constitue un problème pointé par de nombreuses personnes : chrétienne, blanche et peu concernée par les problématiques et réflexions du féminisme noir, Jennifer M. Buck est rapidement accusée d'appropriation, et pas uniquement culturelle.
C'est sur Instagram que la polémique semble avoir commencé : Jo Luehmann, podcasteuse spécialisée, selon sa biographie, en théologie décoloniale, publie ses échanges avec l'auteure de l'essai dans sa story. « Pouvez-vous m'aider à comprendre en quoi vous êtes qualifiée pour écrire ce livre ? » a demandé la podcasteuse, ce à quoi Buck a répondu avoir interrogé « une équipe de recherche composée principalement de femmes noires qui étaient "bien payées" ». « Je crois que le travail antiraciste est le devoir des Blancs, ce qui inclut l'élévation des voix noires et de toutes les voix historiquement marginalisées en faisant de la théologie » a ajouté Jennifer Buck.
Un argumentaire pas réellement approuvé par les principales concernées. Le livre, qui présenterait des lacunes académiques, contiendrait des passages profondément problématiques, et des références répétées au « ghetto ». La couverture, représentant une femme noire, est, pour nombre de lecteurs, trompeuse.
De plus, l'autrice semble s'être totalement approprié les théories et analyses effectuées auparavant par Sesali Bowen, presque sans aucun crédit. Contactée par cette dernière, Jennifer Buck a expliqué l'avoir citée dans ... une note de bas de page. Un comble pour Sesali Bowen, pionnière du trap feminism et présentée dans chaque article expliquant ce courant féministe.
Sur Twitter, et les réseaux sociaux en général, la polémique a rapidement enflé, plusieurs messages condamnant la manière dont le livre a été écrit.
Sur Amazon, quasiment aucun avis n'est disponible : l'éditeur, qui réfute avoir tenté « de retirer ou de supprimer des critiques sur Amazon » est pourtant accusé par les lecteurs d'avoir contrôlé les mauvais commentaires, qui affluent sur les réseaux sociaux. « Et la réécriture de notre histoire continue » peut-on d'ailleurs lire sur Target, entreprise de grande distribution aux États-Unis. Sur les réseaux sociaux de l'auteure, plus aucune remarque ou argument : ils ont tous été supprimés. « J’appelle ça de l’abus moral, si vous voulez. Le professeur Buck déclenche la tempête, puis s'en éloigne. » a expliqué Bowen au Los Angeles Times.
Coup fatal pour Jennifer M. Buck : elle aurait été subventionnée à hauteur de 10.000 $ par l'Université de Yale pour conduire ses recherches. « Cette subvention aurait pu être attribuée à une véritable féministe noire pour un travail sérieux. Comment osent-ils fournir des fonds à une femme blanche pour qu'elle occupe l'espace des femmes noires, et lui permettre de "faire la leçon" au monde entier sur les trap queens ? » s'interroge Tanay Hudson dans Madame Noire.
Ce vendredi 15 avril, le livre est finalement retiré de la vente. Dans un communiqué, Wipf and Stocks avoue recevoir des « critiques sérieuses et valables » : « Nous aurions dû voir de nombreux signaux d'alarme, notamment le caractère inapproprié d'une théologienne blanche écrivant sur l'expérience des femmes noires (la question de l'appropriation culturelle est omniprésente, de la couverture au contenu), l'absence de collaborateurs noirs et le manque apparent de relations avec les universitaires noirs, en particulier ceux qui sont à l'origine du trap feminism. »
Dans un communiqué publié ce 16 avril, l'organisation PEN America condamne une décision « malencontreuse et regrettable » de l'éditeur après le retrait du livre. L'association, engagée pour la liberté d'expression, assure toutefois comprendre que le débat « s'enflamme rapidement, car il convoque une longue histoire d'exclusion et de marginalisation des personnes de couleur par les éditeurs et d'autres institutions qui façonnent la culture ».
Pourtant, selon Clarisse Rosaz Shariyf, directrice principale des programmes littéraires, « [i]l ne doit pas y avoir de règles strictes et rapides sur qui a le droit de raconter certaines histoires ou d'aborder certains sujets. De telles règles limitent la liberté créative et intellectuelle et compromettent le rôle de la littérature et de l'érudition en tant que catalyseurs de la compréhension au-delà des différences. » Elle établit même le lien entre le retrait du livre par l'éditeur à la vague de censure qui traverse les États-Unis - où les motivations sont plus politiques et idéologiques, et s'étendent à une partie de la classe politique.
Un argumentaire peu valable pour de nombreux détracteurs de l'essai et de son autrice. « Ce n'est pas que les universitaires blancs ne peuvent pas écrire sur les femmes noires » a expliqué sur Twitter Chanequa Walker-Barnes, auteur de I Bring the Voices of My People, « mais cela doit être fait avec une extrême prudence, beaucoup de sensibilité culturelle et d'humilité, et dans le cadre de relations de responsabilité avec les femmes noires ».
« Je suis une femme blanche, hétéro et privilégiée, et je suis consciente de ne pas avoir vécu les expériences d'une trap queen. Cependant, je crois fermement que le féminisme est pour tout le monde. » se défend d'emblée Jennifer Buck dans l'introduction de son livre. Elle précise d'ailleurs se sentir qualifiée car elle « donne des cours de hip-hop » et apprécie la trap.
La question de l'appropriation culturelle revient régulièrement dans les débats de société. En 2020, le livre American Dirt, de Jeanine Cummins, qui relatait la fuite vers les États-Unis d’une libraire mexicaine et de son fils, avait été largement critiqué pour sa simplification, à outrance, de la question de l’immigration latino, et était accusé de donner une vision caricaturale du Mexique. Lors d'un dîner de promotion du livre, de faux fils barbelés avaient même été enroulés autour des centres de table, selon le New York Times.
D'après Sesali Bowen, Jennifer M. Buck n'aurait plus donné suite à ses messages depuis que la polémique a enflé. Son compte instagram, passé privé, est inactif. « Le simple fait de retirer le livre ne va pas assez loin, il faut faire plus quand on a fait un si grand tort », a conclu Bowen sur Twitter. « Une partie de [ces réparations] consiste à créer des opportunités où des femmes noires peuvent publier, bénéficier d'opportunités de recherche et de financement. »
Via The New York Times, The Cut, LA Times
Par Clémence Leboucher
Contact : cl@actualitte.com
Paru le 06/01/2022
576 pages
10/18
9,60 €
2 Commentaires
NAUWELAERS
20/04/2022 à 20:54
Un emblème du féminisme noir: la version de «Respect» par Aretha Franklin -la Queen Of Soul -qui répondait de façon féministe à l'original d'Otis Redding !
Aucune appropriation de qui ou quoi que ce soit dans ce véritable hymne du féminisme noir qui a traversé les décennies !
Nina Simone elle intégrait plutôt le féminisme à la lutte générale pour les droits civiques de la population noire en général.
CHRISTIAN NAUWELAERS
rtfr
21/04/2022 à 08:27
Quelle farce