Coutumier des grands noms de la littérature italienne, Michel Orcel a fréquenté Giacomo Leopardi, aussi bien que Lorenzo Da Ponte. En 2019, La Dogana publiait sa traduction de La Divine Comédie (Enfer, Purgatoire, celle du Paradis arrivera au printemps), en édition bilingue. Alors que 2021 rime avec les célébrations du 700e anniversaire de la mort de Dante, le traducteur revient avec nous sur ce travail du texte d’Aligheri, les choix opérés et la relation au poète italien. Propos recueillis par Federica Malinverno.
Le 22/02/2021 à 12:28 par Federica Malinverno
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22/02/2021 à 12:28
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ActuaLitté / Federica Malinverno : Pourquoi a-t-on le sentiment d’un regain d’intérêt, dans l’espace francophone, pour Dante, ces dernières années ?
Michel Orcel : À la vérité, l’intérêt pour Dante ne s’est jamais démenti en France depuis le romantisme. Disons seulement qu’une vaste opération médiatique fut lancée quand parut la traduction de Jacqueline Risset (1985-1990), qui semblait alors rendre Dante à la modernité. Cette traduction, fidèle quant au sens, prétendument contemporaine (en vers libres) mais en vérité très « grand public », a séduit les journalistes, mais elle a en même temps provoqué des réactions, notamment du côté universitaire (voir la traduction de Jean-Charles Vegliante, à l’Imprimerie nationale, puis en Gallimard/poésie).
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Depuis, nous avons eu droit à une adaptation due à René de Ceccaty en vers de huit pieds… (une véritable défiguration !) et à la tentative de Danièle Robert de rendre la Comédie en reproduisant en français la tierce rime. Ces deux dernières expérimentations ont montré le désastre que peut engendrer tant la vulgarisation du poème originel que la prétendue fidélité prosodique.
Pourquoi vous être frotté à Dante ? Comment avez-vous fait ce choix de traduire La Divine comédie ?
Michel Orcel : Ce que je viens d’exposer répond déjà en partie à votre question. C’est (comme je l’ai dit dans l’avant-propos de ma traduction de l’Enfer) la colère, une sainte colère, devant ces productions totalement impoétiques. Je n’avais jamais pensé m’affronter à Dante ; j’y suis donc venu (après une longue maturation intellectuelle et poétique) guidé par le souci de relever le défi de cette œuvre immense, contre les défigurations que j’ai évoquées, et par la proposition de mon éditeur suisse, Florian Rodari, lui-même fin connaisseur de Dante.
Quelles sont les difficultés principales dans cet exercice de traduction ?
Michel Orcel : À la différence de mes prédécesseurs et concurrents, j’avais à ma disposition un instrument forgé depuis près de vingt ans, au contact de la grande poésie médiévale et baroque italienne (Jérusalem libérée, Roland furieux, poèmes lyriques de Michel-Ange et du Tasse) : le décasyllabe, vers originel de la poésie épique française, qui, selon les philologues les plus sérieux, est la matrice de l’hendécasyllabe italien.
Maîtrisant donc cet instrument, j’étais objectivement mieux placé que personne pour entreprendre cette entreprise.
Reste que la langue, la syntaxe, le lexique de Dante ne sont pas sans poser de vrais problèmes de traduction. J’y ai répondu en poète (puisque ma « carrière » poétique est parallèle à celle de traducteur) : en me fiant aux ressources les plus larges du français (du bas Moyen Âge jusqu’au français contemporain, y compris à travers des néologismes), mais sans jamais « médiévaliser » ou rendre artificiellement archaïque et donc plus complexe en français la langue de Dante, comme le fait Pézard.
Quel lecteur avez-vous imaginé pour ce texte — et quel ton avez-vous choisi d’utiliser ?
Michel Orcel : Si l’on prend la littérature au sérieux, je ne crois pas qu’on écrive pour un lectorat précis : on écrit, on traduit pour un lecteur idéal, qui saura aller à la rencontre de l’œuvre. Quant au ton, j’ai en partie répondu ci-dessus à cette question : le degré lexical et stylistique de Dante est intimement lié à son objet.
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La gravité, la majesté, la splendeur théologique (Purgatoire, Paradis) de la langue de Dante sont largement compensées par des métaphores toujours concrètes, un lexique parfois très cru, voire vulgaire, dans l’Enfer notamment, et par tout l’éventail des tonalités affectives qui lient le poète à son guide paternel, Virgile, et aux contemporains, méprisés, haïs ou aimés, tendrement aimés. J’ai donc suivi le ton de Dante — lequel se fait justement sentir à travers l’appareil des accents toniques qui rend indispensable l’usage en français du décasyllabe pour coller aussi bien à la descente en Enfer qu’à l’ascension du Purgatoire et du Paradis.
Comment travaille-t-on avec les différentes traductions existantes ?
Michel Orcel : Lorsque je traduis, je me garde, non seulement de lire d’autres traductions, mais de lire ou relire l’œuvre en langue originale avant de l’aborder. Cela peut paraître étrange, voire saugrenu, mais traduire signifie pour moi m’immerger dans un texte, et refaire en quelque sorte pas à pas le travail de l’auteur. Je connaissais les traductions de Lamennais, de Longnon, de Pézard, de Risset, de Vegliante ; mais ces lectures étaient lointaines ; sauf pour celle de Vegliante, qui, lorsque je l’ai rouverte, a déclenché chez moi la furieuse envie de me colleter à mon tour à la Comédie. Donc pas de recours aux concurrents.
En revanche, lorsque des passages présentent des difficultés syntaxiques ou sémantiques, je recours évidemment aux meilleurs commentateurs italiens, et il m’arrive d’aller voir la solution qu’a trouvée un autre traducteur. Cela dit, je répéterai ici ce que j’ai écrit autrefois en traduisant la Jérusalem libérée du Tasse : « En deçà de toute substance verbale signifiante (…), la pulsation rythmique trace le sillon où (…) s’avance, en se moquant du sens, le traducteur. C’est l’inspiration. » (Les Larmes du traducteur, Grasset, 2001, p. 96.) En poésie, le rythme impose un sens supérieur au sens.
À ma grande surprise, dans ma vie de traducteur, il m’est arrivé, emporté par ce mouvement, de traduire des passages que je ne comprenais pas vraiment — et de me rendre compte ensuite que je n’avais aucunement failli au sens littéral !
La forme, pour La Divine Comédie, est quelque chose de très spécifique. Quel fut votre parti pris ?
Michel Orcel : J’ai, pour la question du vers, répondu plus haut en parlant du décasyllabe français, qui est l’ancêtre de l’hendécasyllabe italien (lequel vers, malgré son nom, n’a que dix syllabes accentuées). Nul autre vers (ni l’alexandrin, trop ample, trop classique, trop “français”, ni le vers de onze syllabes, invention symboliste, donc très tardive, et souvent bancale) ne pouvait convenir. Le vers libre pour traduire Dante est une désastreuse facilité, qui désamorce de plus le sentiment de la “tresse” du tercet.
Quant à la rime, il faut avant tout dire que la rime italienne est beaucoup moins sensible à l’oreille que la rime française, ce qui tient avant tout au fait que l’italien est une langue très vocalique et à finales le plus souvent féminines, quand le français est plus structuré par les consonnes et les finales masculines.
J’ai donc simplement fait entendre un jeu de rimes et d’échos, spécialement entre le premier et le troisième vers de chaque tercet. Tenter de reproduire strictement la tierce rime (ABA BCB CBC, etc.) ne peut aboutir qu’à un monstrueux amas de constructions forcées (ex : “Vers son sommet tourner les yeux nous fit”, quand Dante écrit simplement : “Nous fit tourner les yeux vers son sommet”, Enfer, XXVII, v. 5).
Ou des vers bancals (“à cause du son confus qui en sortait”, vers de 11 pieds, avec césure au 7e ! ibid., v. 6) ; de fausses rimes et de césures disharmonieuses (“fâchât” avec “désarroi”, Enfer, XVII, v. 76-78, ou “Il ne cessa de me garder serré […] / qui lie quatrième et cinquième remblai”, Enfer, XIX, v. 127-129) ; d’approximations parfois mêlées de fautes linguistiques (“Quoi que pour leur défense ils aient fourbi”, avec un “fourbir” intransitif… », pour traduire “Qui que ce soit qui s’efforce de défendre [l’entrée]”, Enfer, VIII, v. 121), etc. Tous ces exemples sont pris dans la traduction de Danièle Robert.
De même, la richesse du récit poétique implique des notes et du paratexte : comment l’avez-vous pris en compte ?
Michel Orcel : C’est en accord avec mon éditeur que j’ai réduit les notes au minimum. En italien, les notes qui aident le lecteur à comprendre la Comédie sont essentiellement historiques et linguistiques. Les secondes n’intéressent pas vraiment le lecteur français (sauf pour comprendre parfois une construction obscure ou expliquer un choix) ; les premières le sont davantage et elles font, sous une forme très brève, l’essentiel de nos éclaircissements, qui sont très élégamment (honneur à l’éditeur !) appelés en marge et regroupés en fin de volume. Pour mon éditeur comme pour moi-même, la lecture de la Comédie doit presque se passer de notes.
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Les noms peu connus, les allusions mythologiques historiques se passent assez aisément de notes, si l’on fait prévaloir une lecture poétique. Pensons au “Catalogue des vaisseaux” de l’Iliade…
Quel fut le traitement final du texte, pour la toponymie, l’onomastique ?
Michel Orcel : Évidemment, j’ai tenté d’être le plus fidèle possible, en respectant au mieux les strates sémantiques et linguistiques de l’original. La connaissance de l’ancien et du moyen français sont des outils indispensables ; l’usage de vieilles licences poétiques (l’apocope par exemple) ne l’est pas moins pour résoudre des difficultés rythmiques ; de même, j’ai souvent francisé les noms et toponymes italiens, comme on le faisait autrefois. Le résultat, loin d’être une sorte de production archaïsante, est, j’en suis sûr, un texte à la fois fidèle et pleinement contemporain.
Crédit photo Portrait de Dante Alighieri (1265-1321) par Andrea del Castagno ; Michel Orcel, DR ; Couverture italienne
7 Commentaires
Strident
23/02/2021 à 15:54
La traduction de Jacqueline Risset semble en métaphores sublimer l'œuvre.
Il s'agit d'une émanation de la beauté qui ne pose pas en concurrence mais en création.
Ocrel ...j'ai hâte de voyager avec le poète
Traduttore
26/02/2021 à 07:01
Il donne un peu l'impression d'avoir la grosse tête... Ce que je fais est bien et les autres mal.
Mon avis d’ignorant : je crois que se frotter à la traduction d'une œuvre en vers est une hérésie ou un défi insurmontable. La poésie d'une langue n'est pas « transcrivable » sans adaptation forte, donc sans trahir la poésie d'origine (et comme on sait que la traduction est déjà une trahison...).
Bref, que son travail soit colossal et de qualité, je n'en doute pas un instant. Un peu d'humilité n'aurait sans doute pas fait de mal (ou alors l'extrait représente peut-être mal son discours complet ?)
Team ActuaLitté
26/02/2021 à 07:47
Bonjour,
De quel extrait parlez-vous ? Il s'agit là de l'intégralité de l'entretien mené.
Merci.
Traduttore
27/02/2021 à 08:13
Bonjour
J'ai pensé un instant que votre article n'était qu'un extrait ou un résumé de sa pensée, ce qui aurait pu légèrement la déformer. A priori, non, dont acte.
Merci de vos beaux articles.
Caland
28/02/2021 à 02:41
Comme un sentiment de renouveau !!!
Thierry Arditti
18/01/2022 à 18:30
Mille remerciements,
gilh
22/07/2023 à 02:09
Je pense que la traduction de Louis Ratisbonne est, pour l'instant, inégalée ...