Claude Le Manchec, essayiste et traducteur français, nous parle de l’œuvre de Stig Dagerman (1923-1954), de sa place et de sa réception en France, en évoquant son étude Stig Dagerman, la vérité pressentie de tous (Éditions du Cygne, Paris, 2020). Propos recueillis par Karim El Haddady
Le 04/12/2023 à 12:22 par Auteur invité
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04/12/2023 à 12:22
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Karim El Haddady : Nous sommes heureux de pouvoir échanger avec vous, et nous vous remercions d’avoir accepté de nous accorder cet entretien. Lequel portera essentiellement sur la littérature suédoise, notamment celle de Stig Dagerman d’une part, et sur vos rapports à la traduction d’une autre part. Avant de commencer, qui est Claude Le Manchec ? Vous avez été enseignant au Maroc. Qu’est-ce que vous y avez enseigné ?
Claude Le Manchec : Tout d’abord merci de vous intéresser à l’œuvre de Stig Dagerman. Oui, j’ai travaillé pour l’Alliance française de Fès/ Meknès il y a quelques années en arrière. J’ai assuré des formations à la littérature auprès des enseignantes de l’école élémentaire et j’en ai gardé de très bons souvenirs.
K.H : Vous êtes à l’origine d’un tas d’études critiques portant sur les écrivains et les philosophes les plus importants dans l’histoire des littératures mondiales, dont Kafka, Hegel, Sénèque, Sartre… et Dagerman. Comment est né votre intérêt pour ces écrivains et surtout pour Stig Dagerman? Y a–t-il des liens entre eux ?
Claude Le Manchec : Ce qui m’intéresse, c’est une littérature ou une philosophie d’exception, des écritures qui se détachent du tout-venant publié aujourd’hui comme hier, qui nous interpellent au plus profond de nous-mêmes, nous, lecteurs du XXIe siècle, qui vivons dans un monde pour le moins chaotique et difficilement compréhensible. En raison de la multiplication des conflits armés, des tensions économiques et des drames sociaux qui y sont associés.
Ces œuvres m’aident à comprendre le monde et les individus qui y vivent, souvent dans la peine et la souffrance. Stig Dagerman est l’un de ces écrivains majeurs qui, en dépit de son jeune âge, a fait preuve d’une lucidité exemplaire. Ses origines sociales modestes contribuent à l’intérêt que je porte à ses écrits, mal connus à mon sens. Il s’agit, à n’en pas douter d’une œuvre dérangeante, subversive, d’une sombre beauté.
K.H : Dagerman n’est pas seulement romancier. Il est journaliste aussi. Il pratiquait, selon Philippe Bouquet, « un journalisme de haut niveau ». De surcroit, il est dramaturge, poète, cinéaste, critique littéraire. Et pour nous en contenter, il est anarcho-syndicaliste. Outre son acte suicidaire, très commenté, la pensée de Dagerman est en proie, dites-vous, à des « études universitaires », restreintes dont les jugements sont émis « hâtivement ». Dagerman est-il difficile à comprendre ?
Claude Le Manchec : Peut-être pas difficile à comprendre mais sous-estimé à mes yeux. Il a d’abord été reçu comme un écrivain de la génération des années 40 en Suède et ailleurs, rattaché à l’existentialisme camusien et sartrien, ce qui n’est pas entièrement faux, bien sûr mais assurément réducteur. Il s’agit donc pour moi de corriger cette lecture réductrice.
K.H : Vous dites aussi que la parution, en France, des traductions de ses œuvres, qui ne respectent pas l’ordre chronologique de leur première parution en Suède, avait endommagé la réception de son œuvre. Est-il nécessaire de respecter cet ordre pour assurer une réception pertinente ? D’autant plus que Philippe Bouquet affirmait, dans un entretien accordé à la revue A Contretemps (N° 12 juin 2003) que pour aborder son œuvre, il existe de bonnes entrées : L’île des condamnés (1946) ou bien Billets Quotidiens et Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, ou bien ses deux reportages réalisés en Allemagne et en France…
Claude Le Manchec : Non, on peut entrer dans son œuvre par n’importe quel bout, n’importe quel ordre mais il ne faut pas, je crois, donner une importance excessive au roman L’Enfant brûlé qui l’a fait connaître surtout en France. Je plaide pour une lecture attentive d’Automne allemand, son reportage en Allemagne (où perce son anarchisme) et du magnifique prologue à un roman inachevé, Dieu rend visite à Newton.
K.H : Dans votre excellent essai intitulé Stig Dagerman, la vérité pressentie de tous, vous avez témoigné d’une admiration unique pour son essai testamentaire de 1952 qui est à l’origine, rappelant-le, un article de presse. Cet essai traduit vers l’allemand, l’anglais, le français, l’espagnol, l’hébreu, l’arabe… est philosophique sans être philosophique…
Claude Le Manchec : Vous évoquez Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, il me semble, et vous avez raison d’y insister, mais lisons ce court texte non seulement comme l’écrit d’un homme tourmenté mais aussi comme celui d’un anarcho-syndicaliste qui a les yeux grands ouverts sur le monde qui l’entoure.
K.H : Vous dites : « Pour se prémunir du danger d’une telle œuvre, les stratégies sont diverses […] la principale consiste à n’y voir que la création d’un homme dépressif, tiraillé entre son engagement social, politique, son art littéraire et la réalité de la société suédoise. » En quoi l’œuvre dagermanienne est-elle dangereuse ?
Claude Le Manchec : Relisons-le encore une fois : « La grande tâche de la nouvelle littérature prolétarienne sera de faire comprendre à l'être humain à demi-libéré quel est le sens de la liberté, quels en sont les responsabilités et les buts. La voie vers plus d'humanité au sortir du chaos nazi n'était malheureusement pas aussi évidente qu'on se l'était peut-être imaginé quelques années auparavant. Restait éventuellement un fragile espoir, celui qu'on voulait espérer pouvait toujours jeter un long regard en arrière sur cette croisée des chemins qui s'estompait au loin.”
On ne peut mieux souligner que notre liberté n’est jamais que partielle, que l’être humain vit encore et toujours sous le joug de pouvoirs qui l’asservissent et Stig se méfiait pour cela des États omnipotents et omniscients. L’anarchiste qu’il était ne transigeait pas sur ce point. C’est en cela que son propos est, si l’on regarde bien, (encore) subversif. On ne le lit pas, il me semble, jusqu’au bout.
K.H : Dagerman — à en croire Albert Camus qui écrivait dans l’Envers et l’Endroit, qu’ « à vingt-deux ans, sauf génie, on sait à peine écrire », et à considérer le succès non seulement de son premier roman Le Serpent (Ormen, 1945) qu’il a écrit à l’âge de 22 ans, mais aussi la totalité de sa production littéraire - est un génie.
Claude Le Manchec : Je me méfie de ce mot « génie » qui est trop imprécis, mais, oui, Stig Dagerman dépasse de cent coudées la plupart des autres écrivains par l’intensité de son écriture, sa radicalité si l’on veut, son absence de complaisance. Il existe certes de nombreux liens entre son œuvre et celles des écrivains prolétariens suédois (Vilhelm Moberg notamment) ou avec celle de Tarjei Vessas, mais Dagerman est unique.
K.H : L’aventure littéraire de ce « Rimbaud du nord » fut courte, elle s’étale essentiellement de 1945 à 1949. Paul Berf, alors traducteur allemand, et professeur de langues scandinaves dont le suédois, affirme que « même un Prix Nobel, ne peut le consoler.. ». Dagerman était-il victime de ses idées ? De son « génie » ?
Claude Le Manchec : Vous évoquez la brièveté de sa vie mais savez-vous que son suicide n’était peut-être qu’un appel à l’aide : au dernier moment, il a cherché à sortir de sa voiture où les gaz d’échappement le tuaient aussi sûrement qu’un poison. Je comparerais volontiers Stig à un peintre comme Jean-Michel Basquiat : quand on vit à cette hauteur et à cette vitesse, le crash est peut-être inévitable…
K.H : « La peur comme remède au mal de vivre » ; le paradoxe est dagermanien ?
Claude Le Manchec : Dagerman maniait les paradoxes comme personne : il retournait parfois les choses comme on retourne un gant : Philippe Bouquet écrit quelque part qu’il voit systématiquement l’envers et l’endroit des choses, pour paraphraser Camus. Et cela fait sa force.
K.H : Qui dit Dagerman dit angoisse, souffrance, solitude, solidarité, peur, culpabilité et recherche de la vérité. Outre la vie personnelle de l’écrivain, ses liens amers avec sa famille, notamment sa mère, ses grands-parents, ses deux femmes, Dagerman est témoins d’une misère austère non seulement des ouvriers qui constituent le sujet de sa lutte, mais aussi des Allemands et des Français de l’après-guerre, de Stig, le jeune vendeur de journaux… le journalisme ( le voyage) a rendu tant de services au jeune écrivain. Qu’en pensez-vous ?
Claude Le Manchec : Ces multiples voyages sont une façon de se rendre au plus près des lieux de misère et de souffrance, de ne pas être un écrivain de salon. N’oublions pas que la Suède était un pays neutre pendant la Seconde Guerre mondiale et que Stig parlait l’allemand et connaissait bien la situation qui y régnait grâce à sa belle-famille, les Götze. Voyager était aussi, je le pense, une façon d’échapper à ses hantises.
K.H : Le rapport de Dagerman à Camus fut éclairé, entre autres, par Georges Périlleux, dans son ouvrage Stig Dagerman est l’existentialisme. Philippe Bouquet, affirme par ailleurs que Stig a lu Camus mais celui-ci ne l’a pas lu. Je pense que les ressemblances entre les deux écrivains sont bien plus larges : leur condition sociale défavorisée, la SAC et le parti communiste, la relation avec la mère, la mer, la condition humaine et son absurdité, Maria Casarès et Anita Björk, Lo Dagerman (sa fille) et Catherine Camus (la fille de Camus), L’île des condamnés et le Mythe de Sisyphe, Automne allemand et La misère de la Kabylie, Expressen et l’Express, Albert Jensen et Louis Germain, Alvkarleby et Belcourt, Alger et Stockholm… ne peut-on pas parler dorénavant d’un « Camus du nord » au lieu d’un « Rimbaud du nord » ?
Claude Le Manchec : Ce serait mieux en effet et pour Rimbaud dont l’œuvre est considérable, et pour Camus dont les engagements étaient profonds et admirables. Mais Stig à mon sens va plus loin que Camus : il supprime l’espoir.
K.H : Vous avez traduit des poèmes de Stig en collaboration avec son fameux traducteur, Philippe Bouquet. La traduction a-t-elle assuré une place à l’œuvre de Dagerman dans la littérature mondiale ? Et quelle est la place de son œuvre aujourd’hui en France ?
Claude Le Manchec : Avec mon ami Thierry Maricourt, nous nous employons à mieux faire connaître cette œuvre un peu oubliée en France, mais le succès éditorial de la traduction de Suite Birgitta (éditions Aencrages & Co, 2023) me rassure et m’enchante. Juste retour des choses, il me semble.
K.H : Selon la bibliographie nationale suédoise, 6 livres seulement ont été traduits de l’arabe vers le suédois en 2020, contre 125 livres traduits de l’allemand vers le suédois. Comment évaluez-vous ces deux chiffres ? La traduction vers l’arabe des œuvres de Stig Dagerman pourrait-elle lui faire une place auprès des grands écrivains et romanciers arabes et arabisants ? Des lecteurs ?
Claude Le Manchec : Je suis très heureux que vous vous intéressiez à cette œuvre car la littérature arabe contient elle aussi des écrivains de la trempe de Dagerman. Le traducteur est un passeur culturel essentiel et ce que vous faites est admirable.
Crédits image : Gunnar Brandell: Svensk litteratur 1870-1970. 2. Stockholm 1975, Aldus., Domaine public
Paru le 19/08/2009
278 pages
Agone
23,40 €
Paru le 15/06/2020
173 pages
Editions du Cygne
18,00 €
Paru le 29/09/2008
21 pages
Actes Sud
4,90 €
Paru le 18/04/2002
92 pages
Cent pages
9,20 €
6 Commentaires
OSwaldo hernandez
04/12/2023 à 21:09
Bonsoir
Merci pour cet article-conversation, vs l’avez donné envie de m’y intéresser, en outre, pouvez vs me conseiller des romancières et romanciers d’origine arabe qui soient appréciés par les gens de leur pays ?
Mongne Reynald
05/12/2023 à 11:40
Bonjour,
Bravo pour cette belle interview.
Je voulais vous préciser que Claude Le Manchec vient de publier (mi 23023) dans la collection l'Elan chez ginkgo éditeur un essai
Le Rire caché de Stig Dagerman.
Disponible en librairie
Bien cordialement
Reynald Mongne
Philippe Schweyer
05/12/2023 à 14:40
Bonjour,
Je vous signale "31, c'est peu. Stig Dagerman (1923-1954)" le très beau livre de Christophe Fourvel qui vient de paraître à la Fosse aux Ours. Christophe Fourvel propose un rapprochement surprenant entre Dagerman et l’écrivain iranien Sadegh Hedayat. Stéphane Massonet explique très bien sur le site de "En attendant Nadeau" que "Comme Dagerman, avec lequel il partage ce pessimisme incurable, l’auteur de La chouette aveugle se donne la mort dans un appartement parisien par asphyxie au monoxyde de carbone, deux ans avant l’écrivain suédois. On retrouve chez ces deux écrivains une omniprésence de la souffrance qui n’est réductible à aucune philosophie et qui se transforme donc en un exil intérieur où l’écrivain n’est nulle part chez lui."
Pare
05/12/2023 à 20:40
Formidable!merci!
Schindler Patrick
06/12/2023 à 08:50
Merci à C Le Manchec de sortir de l'ombre ce poignant écrivain, et de conseiller, entre autre, la lecture de Dieu rend visite à Newton. Un recueil de nouvelles qui font en général le déclic pour lire le reste de son œuvre...
Pour ma part je vous recommande Les ombres de Stig Degerman, Paris 47 de Lo Dagerman (sa fille) et Nancy Pick qui raconte la rencontre de Dagerman et Etta Federn qui lui a inspiré sa pièce L'ombre de la mort et nous en révèlent la face cachée.
J'ai eu l'occasion de les interviewer pour Le Monde libertaire lors de leur passage à Paris il y a quelques années de cela.
Dagerman mérite d'être mieux connu en France mais aussi dans les milieux anarchistes qui le connaissent mal.
Merci
Patrick Schindler, écrivain
Michel - Louis LONCIN
06/12/2023 à 12:13
Cet évocation de la tragédie de la vie et de l'oeuvre du suédois Stig Dagerman me fait penser à un autre artiste suédois dont l'oeuvre, elke aussi tragique comme l'a été sa vie, offre quelqu'analogie avec Dagerman ... sauf que lui ne s'est pad suicidé mais a vécu une vie d'enfer de l'enfance misereuse à sa mort, enfermer dans sa makadie, une polyarthrite rhumatoïde ... Je vrux parler du compositeur Allan Pettersson (1911-1980), un des plus grands symphoniste non seulement du XX ème siècle mais de l'Histoire de ka musique ...