Lorsque l'on vient visiter les locaux de L'iconograf, à Strasbourg, la friche industrielle et artistique qui l'abrite met tout de suite dans l'ambiance : le cadre est peu banal, et ne manque ni de cachet ni de répondant. L'école de bande dessinée que Thierry Mary a ouverte voilà plus d'une décennie y a pris ses quartiers depuis deux ans, et regarde vers l'expansion, avec l'ouverture d'un magazine numérique, Watch, et d'un studio de jeu vidéo indépendant, I Am A Dog.
Le 03/03/2016 à 17:34 par Antoine Oury
Publié le :
03/03/2016 à 17:34
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
C'est jour d'examens à L'iconograf quand nous passons dans les locaux, en décembre 2015 : ils sont un peu plus silencieux que d'habitude, si l'on fait abstraction des travaux en cours à un autre étage du bâtiment. Les élèves passent à tour de rôle devant un jury composé pour moitié de professeurs de L'iconograf (que les élèves n'ont pas forcément eu en cours) et pour moitié de professionnels de l'édition. « L'élève présente son travail et le jury décide, sans que je me mêle de quoi que ce soit, et je respecte la décision, qui consiste juste à dire : “Est-il éditable ou pas ?” S'il l'est, sa formation est validée, s'il ne l'est pas, cela signifie qu'il ne l'est pas pour le moment, et pas qu'il ne le sera jamais à l'avenir », commente Thierry Mary, directeur et fondateur de l'école de bande dessinée, en posant avec un regard bienveillant sur ceux qui passent l'épreuve.
Si les compétences artistiques des élèves entrent évidemment en jeu, l'examen les met surtout dans la situation d'une présentation à un éditeur : à ce titre, « il arrive que le jury rende un avis contraire au mien, parce que je connais mieux les élèves que le jury, mais c'est tout le problème de la présentation : qu'ont-ils montré réellement ? Comment en ont-ils parlé ? Quel était leur ressenti, les réponses aux questions ? Certains ont de super idées, mais en parlent d'une telle manière qu'on a du mal à les saisir », ajoute Thierry Mary. De la présentation à la représentation, il n'y a qu'un pas, que les élèves doivent apprendre à franchir.
De la formation à distance à l'accueil d'étudiants
L'iconograf a vu le jour en 2003, sur un principe de formation à distance, par internet, plutôt novateur à cette époque « puisque les étudiants pouvaient voir les travaux des uns et des autres, ainsi que les corrigés. Nous l'avons fermé il y a un an et demi, car il fallait moderniser l'interface. Il nous reste un contenu pédagogique inestimable, avec des archives que nous utiliserons peut-être prochainement, mais on ne peut pas apprendre à dessiner à distance. On peut donner des exercices de croquis, expliquer l'observation de la structure, mais ce qui nous intéresse vraiment, c'est la narration et la mise en scène, parce que la bande dessinée est un style d'écriture », explique Thierry Mary.
Si la formation à distance est abandonnée pour le moment, celle sur place connaît un essor impressionnant : « C'est en 2005-2006 qu'on a commencé à faire la formation physique, d'abord avec 6 élèves. Au début, nous étions sur 2 ans de formation, puis nous sommes passés à 3 ans, car la période était trop courte. » La première année correspond à une sorte de mise à niveau, pour éviter des différences trop importantes entre étudiants : elle peut être facultative, mais il faut alors prouver « une solide base en narration », souligne Thierry Mary, base qui manque parfois même à des élèves sortis d'école.
Les cours sont dispensés 3 jours par semaine, « ce qui laisse une plage horaire assez large pour les projets personnels ou les travaux demandés en cours », témoigne Christopher, en 2e année.
Thierry Mary, directeur et fondateur de L'iconograf (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Pour suivre et former les élèves, L'iconograf se repose sur une équipe pédagogique de 14 intervenants, « des gens d'un peu partout », des Arts Décos, de Saint-Luc, d'Émile Cohl, ou des autodidactes, « l'idée c'est qu'ils comprennent la philosophie de l'établissement et qu'ils amènent aussi les apports de leur parcours ». La diversité est donc bienvenue, même si tous les professeurs ont une expérience professionnelle, évidemment, dans la commande ou dans l'édition, souvent les deux. « Il ne faut pas non plus que l'argent qu'ils gagnent à L'icono soit leur seule source de revenus. Je ne veux pas de prof en mode automatique, en poste depuis 10 ans, qui sort son cours comme un robot. L'idée est de former des professionnels, et cela n'aurait pas de sens de le faire avec des gens déconnectés du marché. »
À ce titre, « la formation à la bande dessinée est un micro marché, sans argent », analyse Thierry Mary, « et il y a largement de la place pour des écoles, même si les personnes qui veulent faire de la bande dessinée leur métier ne sont pas légion ». Émile Cohl, l'École Supérieure des Arts Saint-Luc de Bruxelles, Angoulême, Jean Trubert ou le CESAN à Paris, l'école Delcourt... La concurrence s'est amplifiée depuis quelques années.
Les promotions, comme souvent dans les écoles de bande dessinée, restent à taille humaine : « C'est important pour ce genre d'apprentissage, car il nécessite une grande facilité d'adaptation, une certaine souplesse qui permet de chercher le meilleur moyen de faire avancer les uns et les autres », souligne Thierry Mary. L'iconograf a l'ambition de former des auteurs « complets » : « Le but du jeu est qu'ils trouvent leur système graphique, leur style, leur manière de raconter, leur propre trait, mais aussi qu'ils maîtrisent le scénario, sa structure... » Le trouver, mais aussi le connaître, le comprendre et le faire comprendre à une tierce personne, comme un éditeur ou un éventuel collaborateur.
« Le fait d'être obligé d'écrire, d'avoir des notions de scénario permet aussi de discuter avec un scénariste. Le problème des gens qui ne sont “que” dessinateurs, c'est que la discussion avec un scénariste est plus complexe, et la résolution des problèmes plus délicate. Et vice-versa : les scénaristes qui n'ont pas été confrontés au dessin ont le défaut de vouloir faire passer énormément de choses par le texte », explique le directeur de L'iconograf.
Dans les locaux de L'iconograf (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Au quotidien, le travail d'observation et de critique des travaux des autres est indispensable pour saisir les enjeux du langage de la bande dessinée, et pourquoi il fonctionne dans certains cas, et pas dans d'autres : mise en scène, rapport texte-image, découpage, scénario... Les étapes de la création sont nombreuses, et l'école se préoccupe aussi de l'aspect professionnel de l'activité de l'auteur. « Nous n'orientons jamais les choix et les envies artistiques des uns et des autres, mais nous les sensibilisons à la réalité du marché. Quelqu'un qui est dans un système un peu barré, il faudra combiner son projet perso avec des boulots de commande, par exemple, plus rémunérateurs, plus courts. »
Difficile de voir la vie des professionnels de la bande dessinée en rose : sur l’année 2014, 36 % des auteurs BD vivent sous le seuil de pauvreté, et 53 % sont sous le SMIC annuel brut. Si l’on exclut ceux qui ont une pratique amateur, on passe de 38.891 € en 2012 à 41.781 € : 11 % vivent sous le seuil de pauvreté et 25 % avec moins qu’un SMIC, d'après une étude présentée lors des États généraux de la BD, à Angoulême. Une dure réalité qui influence aussi la formation : « Nous n'avons pas vocation à entasser 300 élèves, et ce n'est la peine d'en former autant car c'est un métier crève-la-faim. »
Les élèves en sont bien conscients, déjà : « Si on réfléchit à ce qui nous attend, on ne fait pas de BD », souligne l'un d'eux, et Léo, un 2e année débarqué de Toulouse, renchérit : « On est sans cesse dans le doute, l'angoisse de ne pas être à la hauteur, mais les professeurs nous motivent. Finalement, on commence à comprendre qu'il y a plusieurs moyens de s'en sortir, comme l'illustration, la presse, les livres jeunesse... Vivre du dessin est possible, de la bande dessinée, c'est plus difficile. »
Il faut voir les choses en face, mais avec des limites : « N'acceptez pas de bosser gratuitement » vient rapidement dans le cursus. L'objectif, acquérir un certain sens de la réalité, et savoir mener les négociations, « adapter les prix en fonction des projets et des clients ». « Quand on est un jeune auteur, un éditeur aura tendance à donner un peu moins, parce que c'est toujours un pari : il se demande si le type pourra aller au bout du projet, dans combien de temps... Beaucoup de questions, au-delà de l'intérêt propre du projet, sont liées à la confiance que l'éditeur peut mettre en quelqu'un. »
On connaît les abus de l'édition, mais il y a aussi les échecs de l'auteur : « Il y a plein d'exemples de contrats signés et jamais honorés : en général, l'éditeur ne réclame pas ce qui a été versé, dans le cas de grosses maisons, mais cela peut poser problème pour des petites structures, parce que l'argent investi ne servira pas à un autre projet... »
La commande, c'est quelqu'un qui aime bien ce que vous faites et qui est prêt à donner de l'argent pour que vos images illustrent son délire. Le projet personnel, c'est chercher quelqu'un pour financer votre délire, et ce que vous êtes prêt à accepter pour que ce projet existe.
« Puisque l'on fonctionne en à-valoir et en droits d'auteur, il faut avoir conscience du potentiel », estime le directeur de L'icono. « Si je fais un projet très barré, très conceptuel où je sais très bien que 300 ou 400 personnes vont l'acheter, je ne peux pas demander 20.000 € à l'éditeur. Beaucoup de livres n'existent que parce que l'auteur a voulu qu'ils existent. » Connaître son projet et ses limites est une chose, présenter son travail en est une autre, et un professeur formé aux Arts Déco et pratiquant le théâtre intervient en fin de formation pour évoquer le sens de la mise en scène, le parler, la présentation du projet artistique. Une manière de compléter ceux, plus formels, sur le statut de l'auteur et les implications d'un contrat.
Environ 30 % des étudiants de L'iconograf viennent de l'Alsace, et certains viennent d'Allemagne, de Taïwan, du Japon, du Bénin, de la Bulgarie... Au niveau des techniques étudiées, « nous travaillons toutes les techniques sèches, le crayonné ou les plumes, et les techniques mouillées, comme l'aquarelle, la gouache, l'encrage... » Évidemment, les techniques numériques sont aussi étudiées, même si « le numérique en tant que support d'une histoire est loin d'avoir trouvé sa voie », souligne Thierry Mary. Christopher, étudiant en 2e année, confirme : « En 1re et en 2e année, on essaye un maximum de techniques, et en 3e, on se lance dans 2 gros projets, une adaptation d'une œuvre littéraire libre de droits, et un projet perso. »
« Dans certains cas, le turbomédia fonctionne bien, sur des histoires courtes et des récits un peu légers, mais sinon, cela ressemble encore un peu à l'animation du pauvre. Le GIF a tendance à freiner le rythme de la BD dans la plupart des cas, ou à devenir agaçant à force de devoir tapoter sur sa tablette ou de voir le GIF tourner du coin de l'oeil... » Ainsi, L'iconograf ne se trompe pas de métier, et survole seulement les techniques d'animation : « Les gens qui travaillent dans l'animation ou dans le dessin animé sont souvent très fort techniquement, ils adorent dessiner et ils dessinent juste parce qu'ils doivent être capables de dessiner ce que d'autres ont créé. Cela ne conviendra pas forcément à ceux qui recherchent la création, puisque l'on ne fait que mettre en œuvre ce que d'autres ont créé. Les gens qui bossent dans l'animation manquent souvent des outils liés à la mise en scène, au découpage, au scénario... Avec des exceptions bien sûr, par exemple Bastien Vivès. »
Pour diversifier ses activités dans un environnement économique pas vraiment évident, l'école a développé deux annexes : le magazine numérique Watch, et le studio de jeux vidéo I Am A Dog. Attention : les élèves ne travaillent évidemment pas pour ces deux structures, mais Watch peut constituer une possibilité de contrat à la sortie de l'école. « Il y a à peu près 14 projets en cours, avec des anciens de L'iconograf qui ont validé ou non leur formation. Nous leur proposons un contrat, nous effectuons un suivi éditorial, et l'auteur a la possibilité de publier sa série sur la plateforme. »
Une auteure au travail pour sa série destinée à la diffusion sur Watch (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Le magazine Watch proposera prochainement un abonnement numérique, au prix de 3 € par mois, et l'intérêt pour les auteurs est double : « Ce n'est qu'en se lançant dans un grand projet que l'on peut comprendre combien il est difficile de parvenir à le terminer. Les personnes qui y parviennent ont plus de facilités à s'adresser à de gros éditeurs parce qu'ils ont aussi démontré leur capacité à aller au bout d'un projet », souligne Thierry Mary.
À terme, des séries publiées sur Watch pourraient se retrouver adaptées par l'autre activité annexe de L'iconograf, le studio de jeux vidéo I Am A Dog. « Ce qui n'était pas possible il y a 10 ans l'est aujourd'hui : une petite structure peut créer du jeu vidéo, d'autant plus que les canaux de diffusion sont hyper définis et que l'on s'adresse à un public beaucoup plus large, de joueurs. »
Les développeurs du studio I Am A Dog (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Par ailleurs, au niveau de la création, on retrouve certaines passerelles entre l'univers vidéoludique et celui de la bande dessinée : « Si l'on évoque le level design, par exemple, on essaye de raconter une histoire, par ce biais aussi : il faut que ce soit intéressant à jouer, qu'il y ait une progression ds la difficulté, dans les événements, la présence d'un peu d'aléatoire. Une approche où l'idée est de raconter des histoires, de la meilleure façon possible, au plus grand nombre. » Celle de I Am A Dog ne fait que commencer : l'école recherche activement des investisseurs, pour donner une autre envergure à ses développements.
L'iconograf organise ses portes ouvertes le 19 mars.
À lire également, notre entretien avec Thierry Mary.
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