C'est la fin du raout annuel de l'édition française, à Paris, Porte de Versailles. Une édition 2016 qui se donnait pour vaste mission de réenchanter le Salon du Livre, pour redresser à la fois les achats de stands et la fréquentation, en baisse l'année passée. On fait le bilan de cette édition, de la manière la plus exhaustive possible, en attendant que les chiffres de fréquentation ne soient divulgués.
Le 20/03/2016 à 19:53 par Antoine Oury
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20/03/2016 à 19:53
MàJ :
Le Salon « a connu une baisse de sa fréquentation d’environ 15 % par rapport à 2015 ». Avec 180.000 visiteurs l’année passée, nous laisserons au lecteur le soin du calcul.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
C'est un des marronniers les plus vieux du monde du livre, mais cette édition 2016 du Salon du Livre de Paris n'y échappera pas : la « plus grande librairie de France » réserverait-elle sa meilleure table aux maisons d'édition aux chiffres d'affaires les plus importants ? Nous avons datavisualisé avec feutres et crayons les places des principales maisons d'édition françaises — celles qui sont présentes au salon, bien entendu. Il y a sûrement quelques oublis, mais l'idée générale est là.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Le premier constat, c'est qu'effectivement, les premiers stands, face à l'entrée, sont les plus prisés : Actes Sud et La Martinière sont les premiers groupes que le visiteur remarquera en franchissant les portes. Et toute la zone centrale du Salon est bel et bien occupée par les éditeurs dominants du marché. Cette répartition peut sembler logique ; elle trouve malgré tout ses limites dès les premières dédicaces. Le centre du Salon condamne au sur-place, et difficile de dire que cela contribue à faire découvrir les stands aux alentours. Ils ne profitent pas vraiment du flux qui bloque les allées.
Si les grands groupes sont présents, et bien présents donc, plusieurs grands noms étaient absents. Les Éditions Eyrolles, dont le PDG Serge Eyrolles occupa le poste de président du SNE durant près de vingt ans, manquaient à l’appel. Un signe des temps, clairement. Plus délicat certainement, l’absence d’Héloïse d’Ormesson, figure plus littéraire, et dont la place est normalement acquise. Enfin, la disparition pour 2016 de la Place des Auteurs, réunissant l’ATLF et l’ATLAS (associations de traducteurs), la Charte des auteurs, la SGDL et la SCAM. « Cher, trop cher. Entre ce que ça nous coûte et ce que ça nous rapporte, le salon ne parvient plus à convaincre de son intérêt – même les éditeurs qui s’y trouvaient historiquement. Et maintenant que le Salon s’achève, on peut conclure qu’il n’a pas été réenchanté, mais ré-en-chantier. »
L'important changement de ce salon 2016, c'est la présence massive des sociétés d'autopublication : Kindle Direct Publishing, bien sûr, mais aussi Edilivre, Librinova, Publishroom et consorts. Si bien qu'un auteur autoédité s'amuse : « Déjà que l'édition traditionnelle vient chercher ses auteurs dans l'autopublication... Ce secteur aura bientôt un poids important dans le chiffre d'affaires du salon ! » Ironique, quand on se souvient que le Salon est la principale source de revenus du... Syndicat national de l'édition. La plupart des événements organisés sur ces stands sont couronnés de succès, étant donné la forte relation qui se noue entre les autopubliés et leurs lecteurs.
Pour le reste, les Squares ont profité du retrait de certains exposants pour prendre en volume : la déambulation y est bien plus agréable. Des points positifs, et des choses à améliorer, ainsi que nous l'expliquent les responsables de ces différents emplacements.
Certains espaces vides sont criants, et Reed a visiblement choisi de les installer pour masquer un salon light : le déjeuner des libraires a ainsi été transféré au milieu de l’événement, quand il se déroulait auparavant à l’abri des regards. Plusieurs centaines de mètres carrés logotypés y ont été alloués, alors que les libraires – et les éditeurs – se retrouvaient traditionnellement dans la mezzanine, à l'étage. « Cette année, on tirait notre place au sort. Ça a permis de brasser un peu les clans qui se forment d’ordinaire », note un libraire, séduit par l'idée. Pour toute la durée restante du salon, il est resté vide, avec un tas de détritus au milieu.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
On note de beaux progrès cette année dans l'accueil des visiteurs : si le premier matin a vu son lot d'allers-retours pour trouver la bonne porte pour le bon badge, le reste s'est beaucoup mieux déroulé que dans nos souvenirs des années précédentes. La gestion des contrôles vigipirates a été elle aussi très fluide malgré l'affluence, même si cela s'est parfois fait au détriment de la qualité des contrôles (NB : nous n'avons rien ramené d'illicite au salon).
Bonne idée également, l'installation de bornes d'écoute proposant différents extraits de livres audio (Audiolib, Gallimard, L'école des loisirs, Les Braques, Lire dans le noir, Oui dire éditions et une sélection pour le Prix France Culture). Certaines n'avaient plus l'air fonctionnelles à certains moments de la journée, mais il s'agissait probablement d'un problème de batterie.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Rayon commodités, le plus problématique reste le temps du déjeuner : si l'espace pique-nique mieux défini est une bonne initiative, qui a eu celle de poser ces espèces de morceaux de bois recouvert d'une fine couche de tissu ? Très proche du sol, ils permettent certes de s'allonger, mais niveau confort, on a vu beaucoup mieux. De toute façon, l'endroit est soit trop réduit, soit trop moche : dès 12h, les visiteurs s'amoncellent contre les murs du hangar 1, assis à même le sol pour déjeuner.
Pourquoi ne pas déjeuner dehors, d'ailleurs ? C'est simple : toute sortie est définitive quand on a acheté un billet. Une règle stricte, que l'on imagine mise en place pour lutter contre le trafic ou le don de billets d'entrée – chose qui force même Reed Expo à tolérer les fumeurs dans un coin du hangar, contre toutes les règles de santé et de sûreté publique... La presse est aussi limitée à trois sorties. Heureusement, les agents chargés de l'entrée se montrent compréhensifs – il suffisait d'avoir sa carte d'identité.
Grâce à ce privilège de journaliste, nous avons pu nous restaurer au Gourmet Nomade, un food truck qui fait d'excellents burgers et hot-dogs depuis 5 ans. Situé à quelques mètres du salon, il offre un bien meilleur rapport qualité-prix que les boutiques de restauration rapide qui se trouvent à l'intérieur. Mais pour le visiteur lambda qui n'a pas pensé à son pique-nique, la facture est bien plus salée que le sandwich...
Le Gourmet Nomade, devant le Parc des Expositions (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Parmi les nouveautés remarquées, notons les Flâneries de l'Édition, un modèle de visite guidée dans le Salon qui a plutôt convaincu les visiteurs. Pas Jack Lang toutefois, qui a abandonné la sienne pour une traditionnelle séance de serrage de mains.
L'offre en conférences est toujours aussi pléthorique, et, même si la diversité des maisons n'est pas toujours au rendez-vous, il y a largement de quoi trouver son bonheur. De même, les visiteurs apprécient la présence de petites maisons, sur des stands individuels ou sur des stands régionaux, et la possibilité de les découvrir que représente le Salon. Les professionnels concernés sont généralement ravis, d'autant plus que le Salon devient ainsi une occasion de rencontrer et d'échanger avec les collègues.
Le Forum professionnel, qui s'est trouvé un nouvel emplacement à côté du centre de presse, a reçu un accueil mitigé : certes, les conférences sont très tranquilles, et le public, notamment étudiant, a été au rendez-vous, mais pour le reste, « c'est l'entre-soi qui persiste, nous faisons toujours des conférences devant les mêmes personnes », souligne un des intervenants dans ces débats.
Difficile de juger des ventes de droits et des échanges en la matière sur le salon, même si un éditeur étranger nous confie que le salon de Paris est bien trop petit pour que le voyage en vaille la peine, ou pour espérer y découvrir des ouvrages atypiques en provenance d'autres pays du monde, comme à Francfort. On vient plutôt pour le plaisir, du coup, ou dans la perspective de prospecter a posteriori dans la capitale.
Le calendrier est ce qu'il est, et l'approche des présidentielles agite tout le gratin politique, mais cette édition 2016 a été très riche sur ce plan : entre les hommes politiques de droite tout préoccupés par leurs primaires et leurs livres et ceux de gauche (comprendre, les socialistes) venus faire un peu de contact dans le contexte brûlant de la lutte antiterroriste, les visites de politiques se sont multipliées.
Une présence de politiques largement décriée : quand le public paye 12 € d'entrée, ce n'est pas pour subir la folie médiatique des caméras, qui suivent le Premier ministre en goguette un samedi et bousculent allégrement. Surtout quand le service de sécurité s'en mêle...
François Hollande au salon, accompagné par Vincent Montagne (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
D'ailleurs, du côté des petits éditeurs, pas vraiment visités par les politiques, on s'en amuse et on s'en désole à la fois : « Manuel Valls au Salon ? Il y a beaucoup de choses à dire sur les invités, parce qu'il y a quand même un stand de l'Arabie saoudite, de l'Iran, il y a plein de choses qui peuvent être critiquables... C'est pas évident de se distinguer quand on est un petit éditeur, on est quand même dans une ambiance qui est très paillettes et people. » Et dans une ambiance consensuelle qui convient mal à certains acteurs de l'édition. « Cependant, tous les livres méritent d'exister, même ceux de Manuel Valls », reconnaît ce professionnel, plutôt fair-play.
Pour en finir avec les politiques, on pourra également déplorer le fait qu'aucun d'entre eux ne règle les livres qu'ils embarquent : on voudrait dévaluer la chose qu'on ne s'y prendrait pas autrement... Mais c'est le jeu du pouvoir. L'invitation de Manuel Valls est d'ailleurs restée en travers de la gorge des auteurs, qui luttent actuellement contre un décret qui porte le nom du Premier ministre et menace leurs acquis sociaux.
Difficile de savoir pourquoi le salon accorde une telle place aux politiques : peut-être est-ce pour susciter une couverture média, visiblement insuffisante cette année d'après les remarques que nous ont personnellement adressées les relations presse du Salon. « Le Salon Livre Paris n’a jamais bénéficié d’une aussi forte couverture médiatique » nous précise à ce sujet Bernard Arnould, du service de presse du salon du livre.
Les invités sulfureux, Iran et Arabie saoudite en tête, sont toutefois omniprésents dans les Foires du Livre : on les retrouve également à Francfort et à Londres, par exemple. Ces pays ont la réputation, bien réelle, d'être de très bons payeurs, et leur présence se comprend donc vite.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Plus inquiétante, l'alarme sonnée par Alain Mabanckou lui-même quant à l'association, pour le Congo, des villes Brazzaville et Pointe-Noire, radicalement opposées en matière de liberté d'expression et de considération pour les écrivains. Au même rayon, le choix des écrivains coréens invités, totalement laissé à la délégation de Corée du Sud, a irrité certains éditeurs, y compris ceux d'auteurs nord-coréens, totalement boycottés.
L'autre point noir du salon, et particulièrement par rapport à ses concurrents de Francfort et de Londres, c'est l'absence, cette année, des start-ups du numérique, ou même d'une offre tournée vers le livre numérique. Le Syndicat National de l'Édition avait été assez clair sur le sujet : le numérique ne représentant pas une part de marché significative, il était mis de côté pour le moment.
La nocturne du jeudi fut également loin de remplir ses promesses : sur les stands où se trouvaient Marc Levy ou encore Amélie Nothomb, coutumiers des files d’attente interminables, on comptait les lecteurs. Plus globalement, comme nous l’expliquaient les animateurs des Squares, les journées de jeudi et vendredi furent « molles ».
L'absence d'un corner, ou en tout cas d'une offre spécifique à destination des start-ups écorne un peu plus la volonté d'internationalisation du salon : quand Francfort ou Londres permettent de découvrir quelques concepts inédits, Paris apparaît comme encore moins dynamique. Les quelques starts-ups qui ont tenté le coup se sont vues proposer des corners pour plusieurs milliers €... On aurait voulu s'en débarrasser qu'on n'aurait pas fait autrement.
Même au sein des équipes de Reed, on confesse une lourde pression pour 2016. « Soit on est dans les petits papiers, soit on est en disgrâce, et cela coûte alors cher. » En regard des enjeux cette année, certains pointent les nombreux départs de collaborateurs, « et un management limite supportable ». À force de vouloir vendre de la moquette à tout crin, la gestion des ressources humaines aurait-elle fini par raser le plancher ?
Moins de partenaires extérieurs, moins de sources de revenus pour financer la manifestation : pressurisées, les équipes ont fait pour beaucoup de leur mieux. À l’image de Livre sur Seine, sorte de bande-annonce de Livre Paris portée à bouts de bras par une seule personne, même quand le cœur y était, on perdait la foi.
Les indélicatesses finissent d’ailleurs par se répercuter sur les exposants eux-mêmes. « Les années passées, pour obtenir les accréditations, il suffisait de communiquer le numéro de SIRET de notre maison. Cette année, on m’a expliqué que ce n’était plus suffisant : il fallait que je donne une fiche de paye en justificatif », s’étrangle une éditrice. « Au moins avais-je le droit de cacher les montants gagnés. »
Derrière le réenchantement, les lézardes et les fissures, montrant combien le colosse de la Porte de Versailles, la « plus grande librairie de France » vacille. Le livre et la lecture se heurtent à un modèle qui a chaotiquement traversé les quarante années depuis sa création. Le Salon a changé de nom, pas de manière de faire. Avec l’arrivée d’un nouveau commissaire général, Sébastien Fresneau, Reed Expo devra bâtir autre chose, autrement.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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