Investissements d'avenir, Plan France 2030 et Plan de Relance à la sortie de la crise Covid sont autant de « crédits exceptionnels » du ministère de la Culture, qui, entre 2017 et 2023, ont représenté plus de 3 milliards €. Avec la Cour des Comptes, le Sénat s'est penché sur la gestion et les attributions de cette somme conséquente, pour soulever plusieurs défaillances...
Fin 2022, la commission des finances du Sénat a sollicité la Cour des comptes pour qu'elle réalise une enquête sur ces fameux crédits exceptionnels du ministère de la Culture. Parallèlement, des rapporteurs spéciaux de cette même commission sénatoriale se sont eux aussi penchés sur ces soutiens aux industries culturelles et créatives.
Ces crédits exceptionnels sont bien souvent gérés de manière interministérielle, ce qui peut limiter la visibilité et le contrôle du Parlement sur leur bonne utilisation et sur les résultats obtenus. En associant la Cour des comptes, l'initiative sénatoriale visait donc à établir une vision plus globale et plus juste.
Présenté à la commission des finances le 20 mars dernier, le rapport de la Cour des comptes pointe plusieurs problématiques, dont des « lacunes dans le pilotage et l’évaluation malgré l’importance des moyens consacrés ; [une] absence de lisibilité des dispositifs ; [la] faiblesse du rôle de contrôle laissé au Parlement [et des] liens avec les filières culturelles parfois limités ».
La Cour des comptes s'intéresse pour commencer au plan de relance, soit 1,6 milliard €, réunis et distribués alors que la pandémie de coronavirus venait de sérieusement ralentir les activités culturelles pendant plusieurs mois. Présenté à la sortie de l'été 2020, ce plan visait à la fois un soutien économique, pour limiter les dégâts dus aux confinements, et des transformations structurelles des différents secteurs.
Pour le secteur du livre, le Centre national du livre a été chargé de piloter une aide à la modernisation des libraires et aux plateformes de vente à distance, dans le cadre de ce plan de relance, dont le montant total s'élèvera à 10,2 millions € (9 millions pour les librairies, 1,2 million pour les plateformes). L'opérateur du ministère gère également une mesure de soutien indirect aux librairies de proximité, soit 10 millions € répartis entre des bibliothèques pour des achats d'ouvrages.
EXCLUSIF – Question à Rachida Dati : en France, les auteurs ont-ils un travail ?
Les directions régionales des affaires culturelles ont hérité, de leur côté, d'un dispositif de soutien à la demande à hauteur de 7 millions €, quand 30 millions € sont ajoutés à la dotation globale de décentralisation des collectivités pour l'investissement dans les bibliothèques.
Enfin, l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (IFCIC) prend la tête d'un programme de prêts, doté de 100 millions €, dont 40 millions € « accessible aux acteurs du livre en fonction de leur besoin », d'après le ministère. Finalement, « seuls 2,4 M€ ont servi aux industries culturelles et créatives autres que le cinéma et l’audiovisuel », relève la Cour, sans plus de détail concernant le livre.
« Au total, au titre de la relance, un peu moins de 60 millions € ont été consommés pour le secteur du livre dans le cadre des dispositifs portés par le CNL, les DRAC et pour les investissements dans les bibliothèques », estime la Cour des comptes dans son rapport.
Si le ministère de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique était le responsable du Plan de relance, le ministère de la Culture était le délégataire de premier rang, rappelle la Cour des comptes. Des comités départementaux et régionaux, de nature interministérielle, s’articulaient avec le comité des Directions régionales des affaires culturelles, reliées au ministère de la Culture.
La Cour des comptes note que cette gouvernance et surtout les équipes ont été mises sous pression par une « injonction à la rapidité », laquelle « a pu conduire à financer des projets qui, hors crise sanitaire, n’auraient pas été soutenus ou encore à abonder des dispositifs préexistants grâce à ces crédits de relance ». Parfois, des crédits ordinaires et des crédits exceptionnels se croisaient, ce qui générait une nouvelle lourdeur administrative.
Le ministère de la Culture avait annoncé, en septembre 2020, un programme de commandes publiques pour soutenir les créateurs, dans divers domaines artistiques, dont la littérature, intitulé « Mondes nouveaux ». « Alors que le soutien aux artistes était l’objectif premier annoncé, la part des honoraires versée aux créateurs n’est pas précisément connue, ce qui s’explique en partie par l’objectif de réaliser l’opération dans les délais impartis », relève la Cour des comptes.
Selon le ministère, la rémunération des artistes en phase de production représenterait 11 % du total de l’opération. En ajoutant les bourses, environ 16 % de l’enveloppe de Mondes nouveaux aurait alors rémunéré les artistes initiateurs.
– Rapport de la Cour des comptes
Ajoutons toutefois, sur « Mondes nouveaux », que la rémunération d'autres artistes (musiciens, danseurs) est parfois comptée dans les coûts de production.
Si un acte II de Mondes nouveaux a été inscrit dans la loi de finances pour 2023, avec 30 millions € prévus sur 3 ans, la Cour des comptes exige avant tout un bilan précis de cet acte inaugural.
Les aides exceptionnelles engagées au moment de la pandémie auront eu un effet indéniable pour de nombreux secteurs culturels. Dans le domaine du livre, le cas des libraires est particulièrement probant : malgré les confinements et autres fermetures de commerces, la création d'enseignes a surpassé les disparitions en 2022.
D'une manière générale, le plan de relance aura bien été positif pour le secteur du livre, note la Cour : « Même si le montant des crédits de relance en faveur du livre a été relativement faible au regard
de son chiffre d’affaires (il s’agit de la première des industries culturelles, entendues au sens strict) et en comparaison des aides apportées aux autres secteurs culturels, le bilan tiré de ces mesures peut être considéré comme bon, qu’il s’agisse du nombre de librairies, d’éditeurs, ou encore de l’emploi [...], qui n’ont pas pâti de la crise sanitaire, au contraire. »
Cela dit, elle précise rapidement que le marché a lui-même bien résisté pendant la crise sanitaire. En effet, les ventes de livres ont atteint des records lors de la pandémie, malgré les confinements et difficultés économiques.
À LIRE - Vente en ligne, rénovation : bilan du Plan de relance des librairies françaises
Si le premier objectif du plan de relance, la sauvegarde économique à court terme, est donc remplie, celui visant à transformer les secteurs, est bien moins satisfaisant. Les questions stratégiques et structurelles, comme « [le] prix du transport postal du livre, [les] asymétries d’information, [le] partage de la valeur et [...] la diversité de la création dans un contexte de concentration d’un secteur de l’édition déjà oligopolistique » n'ont pas été traitées, ni celles relatives à la production du papier, à la numérisation, à l'augmentation des frais ou aux enjeux environnementaux.
Plus particulièrement, la politique du livre n'intègre jamais les questions liées aux imprimeries, à la production de papier et au transport, ce qui ne manque pas d'étonner la Cour des comptes. « De même, alors qu’un outil d’information en temps réel sur les ventes de livres des éditeurs et des auteurs (booktracking) serait particulièrement structurant et relève des missions d’intérêt général et de régulation de l’État, sa conception reviendrait à la seule interprofession selon le ministère, qui a cependant répondu à la Cour que des aides publiques à un tel projet pourraient être envisagées sous conditions », ajoute encore l'organisme.
Sur les investissements d'avenir, plus spécifiquement orientés vers la transformation numérique, la Cour des comptes reproche une absence de stratégie générale et de gouvernance d'ensemble, qui permettrait d'établir un bilan d'enseigne des différentes aides et prêts. L'idée de base était, rappelons-le, de susciter des investissements privés avec l’apport de souscriptions publiques.
La stratégie des investissements dans les industries culturelles et créatives des PIA 1 et 3 est ainsi peu écrite. Il n’existe pas de stratégie cadre corédigée par les quatre acteurs institutionnels principaux (ministère de la Culture, Secrétariat général pour l'investissement, Caisse des dépôts et consignations et Bpifrance) ni d’exposé des objectifs qu’il serait légitime de poursuivre, hormis, en filigrane, la nécessité de soutenir la transformation numérique de ces industries.
– Rapport de la Cour des comptes
Au sein du premier programme d'investissement d'avenir (PIA), la Cour des comptes propose un bilan de la stratégie d'investissement, qui a porté sur 14 sociétés de projets constituées avec des partenaires privés ou sous la forme de filiales de grands établissements culturels ou audiovisuels publics. Parmi les sociétés du livre, le réseau social Gleeph (1,8 million €) et la bibliothèque numérique YouScribe (3 millions €) sont citées, mais la Cour remarque que « bien qu’ils représentent une part essentielle des industries culturelles, les secteurs du livre et de la musique sont peu accompagnés et quand ils le sont, c’est par des dispositifs non spécifiques, à l’inverse des industries de l’image ».
Toujours sur ces investissements, la Cour des comptes relève : « Aucune des sociétés ne dégage de résultat positif depuis leur création, ce qui n’est pas en soi anormal au regard de leur ambition en termes d’innovation. Les résultats négatifs cumulés affectant cependant leur report à nouveau, ces entreprises ont vite été confrontées à des difficultés. » Au sujet de Gleeph plus spécifiquement, elle note que, « sans lien avec un site marchand », la société se trouve « face à une impasse pour faire progresser [son] pouvoir de marché (par défaut de marketing et de trafic soutenant leur notoriété) ».
À LIRE - IA, Académie française, auteurs : Rachida Dati devant les députés
À ces programmes d'investissement d'avenir succède France 2030, doté d'un volet culturel, qui souffre « des mêmes défauts que les PIA 1 et 3 (lourdeur des processus décisionnels, absence d’information du Parlement en amont du déploiement des dispositifs et d’information consolidée sur les bénéficiaires…) ». Le ministère lui-même, qui ne gère pas directement les crédits, n'est pas « garant de la cohérence de la politique culturelle », tandis que les responsabilités sont diluées entre différents opérateurs.
Pour rectifier le tir, la Cour suggère, entre autres, d'instaurer une procédure de suivi et d’évaluation des crédits, mais aussi de revoir le rôle du ministère de la Culture, afin qu'il soit plus central dans la prise de décisions.
Le rapport complet de la Cour des comptes est accessible ci-dessous.
Photographie : illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
Commenter cet article