Confronté à une baisse de son lectorat, mais aussi à une réduction générale du pouvoir d'achat des Français, l'édition française de bandes dessinées s'essaie à des prix réduits et à de nouveaux formats, pour certains titres. L'initiative est loin d'être inédite, mais en dit beaucoup sur un marché dont la solidité n'est pas si assurée.
Le 13/03/2023 à 10:46 par Antoine Oury
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13/03/2023 à 10:46
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Un passage dans une librairie, spécialisée BD ou non, suffit pour s'en rendre compte. Les bandes dessinées aux prix réduits, souvent inférieurs à la dizaine d'euros, se sont multipliées sur les tables. Elles affichent le plus souvent une couverture souple ainsi qu'un graphisme harmonisé, dans le cadre d'une collection bien définie.
Urban Comics et Panini ont adopté ce format pour les comics, quand Casterman, Futuropolis ou Dargaud l'utilisent pour les romans graphiques, des titres phares de leurs catalogues. Que signifie l'apparition de ces formats « alternatifs » dans un marché où les livres sont devenus plus épais, plus qualitatifs, mais aussi plus chers, ces dernières années ?
« C'est un phénomène que l'on constate en librairie depuis quelque temps déjà, depuis un an et demi à deux ans », estime Frédéric Davy, libraire au sein de l'enseigne spécialisée Bulle, au Mans. « Ces titres à prix réduit sont un produit d'appel qui permet de remettre au jour un catalogue de fonds, surtout sur le roman graphique et les comics, et pas vraiment sur la BD traditionnelle. »
Urban Comics, filiale de Média-Participations, a fait partie des pionniers avec la collection « Le meilleur de Batman », au prix de 4,90 €. Panini, qui publie les super-héros Marvel, n'a pas tardé non plus avec des albums à la couverture cartonnée, certes, mais à un tarif autour de 6,99 €.
Du côté du roman graphique, Casterman a proposé une collection spéciale pour les 50 ans du Festival d'Angoulême, avec des albums primés, dont Silence de Didier Comès, Ici même de Jean-Claude Forest et Tardi ou encore Kiki de Montparnasse de Catel et Bocquet. Dargaud a avancé pour sa part plusieurs titres, plutôt récents, dont Pucelle de Florence Dupré la Tour et Mécanique Céleste de Merwan.
Les baisses de prix de certains titres de la catégorie BD s'inscrivent depuis plusieurs années dans une temporalité précise. La période estivale est ainsi propice à ces choix éditoriaux : emporter des formats réduits, plus légers, constitue un argument de poids pour convaincre pendant les vacances.
Chaque année, les 48H BD marquent un autre moment de promotions : une sélection d'albums — et depuis peu, de mangas — est proposée à un prix unique de 3 € le titre, pour attirer de nouveaux lecteurs et lectrices vers des séries. L'initiative, qui s'accompagne d'un programme d'animations, réunit 11 éditeurs membres d'une association.
Affiche de l'édition 2023 des 48H BD
Des expérimentations ont aussi eu lieu par le passé, notamment en direction d'un « format poche » pour le 9e art : « Des tentatives ont été faites, avec Pocket et J’ai Lu », rappelle Benoit Pollet, directeur général de Glénat et président du groupe BD du Syndicat national de l'édition. Points ou Folio poursuivent d'ailleurs certaines publications en poche, dont Fun Home d'Alison Bechdel et Culottées de Pénélope Bagieu.
Proposer des BD à prix réduits n'est donc pas une initiative neuve. « C’est un sujet qui revient, qui a déjà été testé, mais qui ne s'était pas installé », estime Benoit Pollet. Qui précise : « Ce qui ne marche pas à une époque peut fonctionner à une autre, les qualités de l’impression n’étaient peut-être pas là, ou les réductions de prix pas suffisantes. »
Les éditeurs qui ont adopté ces formats évoquent en premier lieu une décision « d'ordre pratique », comme l'exprime François Hercouët, directeur éditorial d'Urban Comics. La collection Urban Nomad répond ainsi à un objectif, « celui de permettre une lecture continue de nos titres », précise-t-il.
La question des publics survient rapidement, surtout dans le domaine des comics. Sur ce plan, un format et un prix plus légers peuvent tenter des lecteurs réticents. « Si Marvel ravit les spectateurs fans de super-héros depuis de nombreuses années avec ses films et séries, force est de constater que l’engouement n’est pas aussi fort autour des comics qui sont pourtant à l’origine du MCU. En effet, le comics reste encore un marché de niche en France (5,4 % du marché de la BD en valeur en 2022), les comics pouvant être perçus comme complexes de prime abord », admet Jean-François Schmitt, directeur de la division comics de Panini, qui publie les séries Marvel.
Une sélection d'histoires plutôt courtes, pour quelques euros, lèverait ainsi les barrières liées à l'investissement nécessaire pour entrer dans le monde des comics, où les récits, personnages et univers sont pléthoriques.
Chez Urban Comics, la collection Nomad répond au même souci d'accessibilité, auquel participe le prix peu élevé, le tout permettant de « fidéliser le lectorat et, à terme, de le diversifier », contrairement aux opérations ponctuelles de réductions tarifaires.
En librairie, cet objectif de découverte semble vérifié : au sein de l’enseigne spécialisée Bulle, « des clients, néophytes en matière de bande dessinée, nous demandent parfois “des classiques” », témoigne Frédéric Davy, « et nous pouvons les diriger vers ce type de collections ». Lui-même peu familier des comics, il a pu éprouver les effets de ce genre de titres chez les éditeurs du secteur.
De notre point de vue, ces collections permettent d'élargir un peu le public, de faire connaître à moindre risque des albums qui ont quelques années maintenant, et que l'on peut remettre en avant.
– Frédéric Davy, Librairie Bulle (Le Mans)
Les collections « poche » de tous les éditeurs s'appuient sur des catalogues de best-sellers, des titres plus ou moins récents, mais qui ont déjà rencontré un public en librairie et bénéficié d'une reconnaissance artistique ou médiatique.
Raison pour laquelle, notamment, l'édition indépendante aura plus de difficultés à s'engager dans cette voie, selon Olivier Bron, président du Syndicat des Éditeurs Alternatifs (SEA) et cofondateur de la maison 2024. « Nous y avons pensé régulièrement, à plusieurs, au SEA, mais ce type de propositions commerciales nécessitent d'avoir des fonds importants, des best-sellers qui ont des vies extrêmement solides, ainsi qu'une grande capacité de stockage. » Cela dit, le SEA a trouvé quelques exemples de livres de ses éditeurs membres qui, pour leur réimpression, « avaient changé de forme, pour être moins chers ».
Si la présence de quelques classiques et l'esprit de collection peuvent motiver les lecteurs et lectrices, un argument fait sans aucun doute mouche : celui du prix.
Le tarif élevé des BD n'échappe à personne même à leurs éditeurs : « Une BD ado/adulte coûte aujourd'hui en moyenne 17 €, soit 30 % de plus qu'il y a dix ans », signale Benoît Pollet. « Parce que les paginations ont considérablement évolué, nous sommes sortis du modèle 48CC [bande dessinée de 48 pages, cartonnée, en couleurs, NdR]. Les romans graphiques dépassent régulièrement les 150 pages, et leur prix, 25 €. La BD jeunesse a aussi connu des évolutions, mais plus mesurées, avec une hausse moyenne des prix de vente de 5 à 7 % environ. »
Pour réduire les dépenses des lecteurs, les éditeurs jouent sur le volume d'impression, « qui nous permet d’agir sur les coûts de production et de proposer ce tarif exceptionnel de 6,99 € pour plus de 120 pages », annonce Jean-François Schmitt, chez Panini. Du côté d'Urban Comics, François Hercouët évoque aussi le tirage et le seuil d'amortissement, mais salue par ailleurs « les efforts et la compétence de notre partenaire CPE Conseil » permettant l'impression d'ouvrages avec rabats, un grammage du papier qualitatif et des cahiers cousus.
À LIRE: Urban Nomad, “une véritable révolution copernicienne à notre échelle”
Les éditeurs qui proposent ce type de collections veillent à maintenir un certain niveau qualitatif, pas toujours au rendez-vous par le passé, qui permet d'éloigner le spectre d'une dévaluation du format : habitué aux prix réduits, les lecteurs deviendraient plus réticents à payer plus. « Ce risque, je ne vais pas dire qu'il n'existe pas, mais je pense que ce pari des éditeurs en vaut la peine pour toucher un nouveau public », nuance Benoit Pollet, qui interroge : « Dirait-on aujourd'hui que le poche a dévalué la littérature ? »
Quelques chiffres de vente :
Spider-Man t.4 : bleu, Jeph Loeb, Tim Sale, Panini Comics, 05/2021 : 24.566 ex.
Watchmen, Alan Moore, Dave Gibbons, Urban Nomad, 08/2022 : 10.668 ex.
Mécanique céleste, Merwan, Dargaud, 06/2022 : 3137 ex.
Fun home : une tragicomédie familiale, Alison Bechdel, Points, 11/2014 : 13.121 ex. (réédition 2021 : 2485 ex.)
Nikopol : Intégrale t.1 à t.3 : la trilogie Nikopol, Enki Bilal, Casterman, 01/2023 : 2933 ex.
- Chiffres Edistat au 13/03/2023
Pour les éditeurs sollicités comme pour le président du groupe BD du SNE, des prix bas ne mettraient pas en danger la réputation de « beaux livres » de la bande dessinée, du roman graphique ou du comic. « Une BD sur deux reste achetée pour être offerte », rappelle Benoit Pollet, pour qui bon nombre d'éditeurs travaillent des objets aussi agréables à lire qu'à regarder. Il précise aussi que la réduction du format s'accompagne toujours d'une réflexion sur la « lisibilité des pages composées par les auteurs de BD, une contrainte que ne connait pas la littérature générale ».
Cette même contrainte limite les possibilités, pour certains éditeurs, de se lancer dans le poche. « L'édition indépendante accueille des œuvres très atypiques, dont le format est souvent unique », souligne Olivier Bron, président du SEA.
Évoquant sa propre expérience d'éditeur, il complète : « La forme du livre, chez 2024, est une réflexion cruciale pour la première édition. Nous craignons déjà le concept de collection, qui peut conduire à contorsionner des œuvres pour qu'elles s'adaptent à un cadre précis. Ce n'est pas si simple à mettre en application. » Toutefois, l'édition indépendante, grâce à cette même variété des formats, peut proposer toutes sortes de tarifs pour le lectorat.
La bande dessinée s'est installée au sein des pratiques culturelles des lecteurs et lectrices depuis quelques années — en 2011, plus de 3 Français sur 4 déclaraient avoir déjà lu une BD. Elle a gagné en légitimité et en reconnaissance artistique, mais aussi gravi les palmarès des ventes. Si bien qu'en 2022, Le monde sans fin, de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici, est devenu le livre le plus vendu de l'année.
Sur cette même période, 1 livre acheté sur 4 en France relevait du 9e Art, d'après l'institut GfK. Cependant, les mangas représentent 48 millions d'exemplaires sur les 85 millions vendus. La BD de genre, catégorie qui recouvre BD franco-belge et roman graphique pour GfK, ne compte que 16,6 millions d'exemplaires vendus, une baisse de 8 % par rapport à l'année précédente (certes marquée par la parution d'un album d'Astérix, toujours un événement). La dynamique du secteur BD semble ainsi à relativiser, puisqu'elle est surtout être celle du manga.
Deux formats poche, plutôt habituels pour la littérature, ouverts à la bande dessinée
Les autres domaines du 9e art auraient donc une belle marge de progression devant eux. Début 2023, le groupe Bande dessinée du Syndicat national de l’édition a publié une étude qualitative pour étudier la relation des lecteurs français à la BD.
Cet examen quasi sociologique révèle que la lecture de BD amplement pratiquée aux jeunes âges, à l'instar de la lecture tout court, subit un décrochage à l'entrée au lycée. Seulement une petite proportion des lecteurs perdure dans sa découverte et sa pratique du 9e art. Un raccrochage peut avoir lieu au moment de l'entrée dans la vie active, mais il pâtit souvent d'un manque de connaissance de l'étendue et de la diversité de l'offre actuelle de BD.
« La question de l'élargissement du lectorat est centrale », reconnait Benoit Pollet : « Comment s'adresser aux jeunes générations, ou aux personnes qui ne sont pas encore sensibilisées à ce genre de livres ? Cela justifie le retour de ce sujet. »
La BD aurait-elle atteint un plafond dans ses ventes ? « Les nouvelles générations ont la possibilité d'accéder aujourd'hui à des propositions culturelles vastes. Pour un prix relativement modique parfois, notamment pratiqué par les plateformes audiovisuelles », analyse Benoit Pollet. Selon lui, la diversité des projets éditoriaux et des formats, entre la BD, le roman graphique et le manga, aurait largement de quoi contenter le lectorat.
Impossible, enfin, de ne pas penser au 9e art sériel japonais à propos de la résurgence des formats réduits : avec un prix par tome inférieur à 10 € — mais aussi une pagination plus resserrée et une impression noir et blanc —, certaines séries manga ont pu ancrer des habitudes chez de jeunes lecteurs.
Mangas au sein de la librairie Georges, à Talence (33), ActuaLitté, CC BY SA 2.0
« Je ne pense pas que ces formats soient adoptés pour concurrencer le manga, mais plutôt pour créer des passerelles entre les univers », propose Frédéric Davy — la librairie Bulle dispose d'une offre conséquente de mangas. « La question est cruciale : même si nous adorons le manga, nous sommes aussi à l'affût de solutions pour “accrocher” tous ces jeunes, pas forcément attachés au lieu où ils achètent. Comment les ouvrir à d'autres titres ? Car ce que l'on adore encore plus, c'est la diversité de la création au sein du 9e art. »
La production « poche » des éditeurs de bande dessinée ne représente qu'une infime fraction du volume annuel du secteur : en 2020, la production de la BD (recouvrant BD, comics et mangas) était estimée à 78 millions d'exemplaires par an, dont 60 % de nouveautés. Pour les titres, le niveau s'établissait à 10.245 par an, dont 42 % de nouveautés.
Ce secteur éditorial est celui qui s'appuie le plus sur la nouveauté, et l'apparition d'un nouveau format peut générer une certaine tension dans les rayonnages des librairies : l'inquiétude liée à la surproduction d'œuvres s'invite à la table. « Est-ce que ces exemplaires interviennent en remplacement de l'édition précédente, ou est-ce qu'ils prennent une autre place ? Il faudrait observer la manière dont les libraires installent ces titres », s'interroge Olivier Bron.
« Si c'est une façon de grignoter les rayonnages de l'édition de création, c'est délicat, mais c'est un peu tôt pour le dire, je pense », poursuit le président du SEA. « Je ne suis pas très inquiet sur le fait que cette offre puisse concurrencer directement nos livres, même si l'enjeu de l'espace en librairie reste toujours crucial. »
Du côté de la librairie Bulle, « on dispose d'une surface suffisante pour mettre en avant les offres des indépendants et celles des groupes éditoriaux, mais la problématique pourrait se poser dans une boutique plus petite », reconnait Frédéric Davy.
Le temps permettra donc d'évaluer la réussite et les conséquences de ces formats poche ou alternatifs. Benoit Pollet précise que « le pari concerne les auteurs et les libraires, eux aussi : ce sont des sujets sur lesquels nous devons réfléchir collectivement ».
Photographie : différents titres, différents formats (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
2 Commentaires
Rieg Davan
14/03/2023 à 01:33
Les Comics ont aussi la fâcheuse tendance à vite grossir, exemple le Massive-verse chez Image avec Radiant Black et Rogue Sun et Radiant Red et The Dead Lucky et Radiant Pink et Inferno Girl Red et No/One ou les X-Men chez Marvel ou Batman chez DC = impossible de tout suivre (mais on a quand même envie).
Ultimate Marvel a subit cette expansion et finir par disparaitre (puis va peut-être réapparaitre), 2099 aussi.
sans parler des divers reboot qui compliquent tout (les nombreux Crisis chez DC), je sais même plus l'origine de certain personnages.
Dur de se lancer dans les Comics
Christian peniguel
15/03/2023 à 17:54
De Tintin aux 5continents, depuis l'intrépide,l'encre a coulée !Fidel à nos dessinateurs et scénaristes de talent,je suis bien triste de ce tsunami...Et j'en appelle aux défenseurs jeunes ou vieux de ce bel art!
Donc aux créneaux ! défendons nos royaumes imaginaires qui donnent tant à notre bonheur