Un ouvrage pour élèves de 6e et 5e, en lice pour un prix littéraire, destiné aux élèves collège, le tout frappé du sceau de la maison Gallimard... de quoi convaincre, les yeux fermés ? Non : le livre a horrifié des enseignants d'un collège privé qui interpellent l’éditeur sans ménagement. En cause, une scène de viol, rédhibitoire pour ces professeurs et documentalistes qui évoquent une trahison de la maison.
Le 19/01/2023 à 10:28 par Nicolas Gary
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Publié le :
19/01/2023 à 10:28
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L’album Blue Pearl, de Paula Jacques, est sorti en février 2020 chez Gallimard jeunesse et fut, par la suite, réédité en mars 2022. Recommandé pour les enfants de 9 à 12 ans, il figure dans la sélection du Prix des collégiens qu’organise la maison d’édition.
Amplement rassurés, les documentalistes du collège Saint François d’Assise de Montigny-le-Bretonneux (Yvelines) se sont procuré les les livres. Et cela, expliquent-ils dans un courrier adressé à Antoine Gallimard, « en toute confiance, venant d’une maison comme la vôtre ». Sauf qu'après lecture, le récit de Paula Jacques a fait l’effet d’une bombe.
« Quelle n’a pas été notre indignation de découvrir Blue Pearl », affirment les enseignants-signataires. Et d’interroger : « Comment pouvez-vous proposer à de jeunes lecteurs un livre aussi violent ? » Ils décrivent le texte comme suit : « [D]ès le premier chapitre [il] distille un malaise qui se confirme au chapitre 13 page 86 où le récit d’un viol est tout à fait explicite. » Gloups ?
Le passage incriminé présente en effet une scène d’agression sexuelle où l’héroïne, Eliza Burlington, 12 ans, est agressée par un employé de Sir James Burlington, propriétaire d’une plantation dans en Virginie du Sud. Si ce dernier, grand prince, reconnaît « l’appartenance des esclaves à l’espèce humaine », Jenkins, en revanche, est un monstre.
Régisseur de l’exploitation, il incarne le « casseur de nègres », « cruel » et voue « une haine aveugle aux nègres ». Et ne cache d’ailleurs pas « le plaisir qu’il éprouvait à les fouetter pour le plus léger motif ».
Que l’homme en arrive à violer une pré-adolescente, qu’il ne considère pas même comme un être humain, consolide le portrait terrifiant et haineux. Si la scène ne laisse planer aucun doute quant à la tentative de viol, une lecture attentive montre que l'intervention de la mère a probablement sauvé Lizzie.
Est-ce une interprétation trop rapide qui conduisit l'enseignante à lire un viol ? Cela n'enlève rien à la dureté de ce passage, qu'elle et ses confrères n'ont pas du tout digéré : le roman devient alors inadapté pour des collégiens et plus encore pour leurs élèves de 6e et 5e, « comme vous le préconisez dans votre sélection ». Ils ajoutent : « En tant qu’éducateurs, nous ne pouvons que déplorer les conséquences psychologiques néfastes que pourrait avoir une telle lecture sur de très jeunes lecteurs. »
Conclusion, professeurs et documentalistes assurent ne « plus avoir confiance dans votre maison d’édition et nous inquiétons [sic !] que d’autres élèves lisent des récits d’une telle violence. Soyez certains de notre désolation quant à vos choix éditoriaux ».
Blue Pearl, c’est le nom de la poupée cousue par sa mère, que Lizzie reçoit pour son dixième anniversaire. En la revoyant bien des années plus tard, Lizzie se remémore son enfance, lorsqu’elle était une jeune esclave dans la plantation de Sir Thomas Burlington, aux environs de Suffolk, en Virginie.
Tous ses souvenirs ressurgissent : sa petite maîtresse, Laura May ; sa mère Abigail, cuisinière dans la Grande Maison des maîtres ; le jeune Luther qui rêve de liberté, et le régisseur, Jenkins, dangereux « casseur de nègres ». Mais à 500 kilomètres de là, la guerre pour l’abolition de l’esclavage fait rage et donne de l’espoir à Lizzie et ses proches.
Présenté dans le Cercle Gallimard de l’enseignement, l’éditeur propose des éléments pour accompagner la lecture du livre en classe (PDF à télécharger ici). En outre, l’ouvrage répond aux thèmes qu’abordent les programmes scolaires en classe de français.
Il servirait d'ailleurs en classes de 6e aussi bien que de 5e, pour illustrer les programmes respectifs de ces classes : Récits d’aventures pour les premiers, Avec autrui : famille, amis, réseaux ; Le voyage et l’aventure : pourquoi aller vers l’inconnu ?, pour les seconds.
Mais ces gages cachaient donc un récit scandaleux.
Saint-François d’Assise est un établissement scolaire « privé catholique », réunissant collège et lycée « sous tutelle diocésaine », lit-on sur son site. Il figure par ailleurs parmi les meilleurs lycées de l’Académie de Versailles. N’ayant pas réussi à joindre les signataires du courrier, nous avons sollicité Michèle Lannou, cheffe d’établissement.
Informée et « très ennuyée d’avoir découvert ce passage », elle précise que le titre devait figurer dans une liste pour un rallye de lectures-découvertes. « Quand l’enseignante a vu ce passage, il devenait hors de question qu’il soit suggéré aux élèves. » La réaction indignée autant que collégiale des professeurs a conforté la décision
« Blue Pearl s’adresse à des jeunes, mais ne correspond pas à une tranche d’âge si jeune. Et cela n’a rien à voir avec le fait que Saint-François d’Assise soit un collège catholique — d’ailleurs, nous accueillons tous types de confession », note-t-elle. « Au sein des familles, il y a des histoires parfois très complexes, ce qui justifie l’attention toute particulière aux œuvres conseillées. »
Laisser le roman passer entre les mailles, aurait d’ailleurs conduit à des retours de familles. « Nous avons eu des commentaires pour des nouvelles de Maupassant », ajoute la directrice, appuyant sa remarque d’un silence explicite.
« A l’heure où l’on aborde les enjeux affectifs, éducatifs et sexuels, pour prévenir les élèves, ces actes violents sont très délicats. » Fiction ou non, qu’importe : « Dans le cadre de notre établissement, c’est inadapté : peut-être pour des élèves plus âgés ? »
Blue Pearl s’est vendu à près de 4200 exemplaires cumulés (données : Edistat). La collaboration entre Paula Jacques, prix Femina 1991 pour Déborah et les Anges dissipés (Mercure de France) et Antoine Ronzon n’avait jusqu’à présent pas soulevé un sourcil. Pourtant, la présence du mot « nègre », à une trentaine de reprises aurait pu déclencher les foudres — sans même parler des accusations d’appropriation culturelle à redouter.
L’animatrice et productrice de radio française, qui officie sur France Inter est désormais vice-présidente du prix Fémina. Blue Pearl, comme tout ouvrage pour la jeunesse est encadré par la loi 49-956 de juillet 49. Cette dernière indique, Article 2 :
ne doivent comporter aucun contenu présentant un danger pour la jeunesse en raison de son caractère pornographique ou lorsqu’il est susceptible d’inciter à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes, aux atteintes à la dignité humaine, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes, à la violence ou à tous actes qualifiés de crimes ou de délits ou de nature à nuire à l’épanouissement physique, mental ou moral de l’enfance ou la jeunesse.
De fait, la scène n’a rien d’anodin, mais nul n’oserait contester son triste ancrage historique ni sa réalité. Du XVIe au XIXe siècle, on estime que plus de 12,5 millions d’Africains furent envoyés dans des plantations, en Amérique, dans un vaste trafic d’esclaves. Les femmes subissaient des violences sexuelles aussi bien sur le navire qui les conduisait vers les fers qu’une fois sur place.
domaine public
Bien entendu, que la victime soit ici mineure aggrave, dans l’imaginaire du lecteur, l’ampleur du crime. Or, en vertu du Code Noir, qui instaurait une discrimination entre Blancs propriétaires et Noirs esclaves, ces derniers étaient dépossédés de leur corps même. De ce fait, leur propriétaire était libre d’en user à son entière convenance.
« Cela s’inscrivait donc dans la continuité du pouvoir absolu que le maître avait sur son objet, faisant ainsi du viol une méthode institutionnalisée de terrorisme contre les esclaves. Il était commis au sein du domaine privé et toutes les esclaves, qu’elles fussent majeures ou mineures, devenaient ainsi une proie potentielle pour n’importe quel membre de la famille du maître », détaille Néba Fabrice Yale dans son mémoire La violence dans l’esclavage des colonies françaises au XVIIIe siècle (2009, Université Pierre Mendès-France de Grenoble).
Et d’ajouter : « Elles étaient perçues comme des objets sexuels qui devaient répondre à leurs moindres désirs ; mais elles étaient également et surtout les proies les plus convoitées par leurs suppôts, c’est-à-dire les contremaîtres, les économes ou gérants et les commandeurs. »
ActuaLitté a sollicité Antoine Gallimard, pris à partie dans le courrier des enseignants, mais n'a pour l'instant pas réagi, pas plus que Gallimard jeunesse.
Tableau : Trois jeunes hommes blancs et une femme noire, (1632) de Christiaen van Couwenbergh - domaine public
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 10/03/2022
152 pages
Editions Gallimard
7,00 €
9 Commentaires
Lyo
19/01/2023 à 22:57
Quand j'étais en 6e 5e, c'est vrai qu'on lisait plutôt Jack London ou Steinbeck.
Par contre, en-dehors des classes je lisais Anne Rice donc bon...
Liberté
20/01/2023 à 06:01
Ces braves enseignants se scandalisent à bon escient mais mal à propos. Certes, les deux scènes sont dures, mais la première suggère une tentative de viol tandis que la seconde décrit un homicide. Celle-ci justifiant celle-là d'une façon pas très catholique qui semble leur avoir échappé. Le plus choquant est le caractère contemporain, donc anachronique, des personnages dans cette situation : vocabulaire et mentalités ne collent pas. Raison de plus pour ne pas caricaturer à votre tour la traite négrière, dont le but était avant tout d'avoir une main-d'oeuvre productive, et qui n'était pas la même en Amérique ou dans nos colonies, le Code Noir ayant eu précisément pour but d'empêcher les propriétaires de faire n'importe quoi avec leurs esclaves. Cela dit, cet ouvrage a au moins le mérite de montrer à ses lecteurs, petits et grands, que la vie n'est pas un long fleuve tranquille en dépit des parents d'élèves qui prennent leur progéniture pour des bébés.
Marianne L.
20/01/2023 à 06:41
J'avoue qu'à la lecture de cet article, je reste songeuse : une scène de tentative de viol dans un livre traitant de l'esclavage, et on crie au scandale ? Parce qu'à 12 ans, on ne saurait supporter l'évocation de cette réalité ? Pourtant, ces mêmes enfants de 12 ans ont sûrement entendu à la radio ou à la télé ces derniers mois les récits des enlèvements, de viols et de meurtres de jeunes filles de leur âge à la sortie de leur collège. Ces mêmes enfants ont sûrement déjà vu ou joué à des jeux vidéos où le but explicite est de tuer le plus d'adversaires possibles en un temps donné ... et j'en passe.
J'ai lu le texte puisqu'il est mis en ligne dans l'article, la scène de tentative de viol est peut-être explicite, mais aucun terme sexuel n'est utilisé, et j'avoue même que c'est le sauvetage musclé qui m'a le plus secouée en terme de description ... mais pas au point de trouver ce texte illisible par des collégiens (et j'en ai deux de 13 ans à la maison).
Une vertueuse indignation, c'est bien, mais j'espère que la maison Gallimard saura défendre ses positions et ses auteurs, et expliquer que faire un livre sur une période comme l'esclavage en gommant tout épisode choquant, ça paraît difficile, sinon, c'est dans l'autre sens que ça pourrait crier au scandale ...
Et en tout état de cause, ce n'est jamais bon de d'acheter des livres pour des élèves "les yeux fermés" sur la foi aveugle en une quelconque réputation ... l'avis des autres, c'est bien, se forger le sien propre, c'est mieux ... après lecture, libre à chaque enseignant ou documentaliste de proposer ou pas le livre à ses élèves, mais sans vouloir jeter publiquement au bûcher le livre, l'éditeur et pourquoi pas les auteurs ...
Mason
20/01/2023 à 07:02
On ne peut qu’apporter un soutien total à l’auteur et aux Éditions Gallimard face à ce que l’on peut qualifier de tentative de censure venant de l’enseignement catholique ( Versaillais de surcroît) peut être intégriste ?
Merci à Actualitté d’avoir reproduit le passage permettant ainsi à toutes et à tous de se rendre compte de la justesse de l’écrit tout en retenue de l’auteur mais au combien réel.
DarthVador
20/01/2023 à 11:18
Donner à lire des nouvelles de Maupassant à des collégiens ? Mais quel laxisme, quelle honte ! Taubira démission !
ECHO
20/01/2023 à 16:46
J'avoue n'avoir pas compris grand chose à l'exposé de la scène tendancieuse; pour moi la victime est la fille du propriétaire de la plantation (même nom ?), et ensuite on apprend qu'elle est noire et esclave. Tout cela aurait pu être mieux ficelé, non ?
Ensuite, pour expliquer la triste situation des esclaves, on évoque le code noir (en vigueur dans les colonies françaises jusqu'à la fin de l'Ancien régime) mais apparemment nous sommes en Virginie (du Sud) pendant la guerre de Sécession (bien que le propriétaire des esclaves dans le livre soit qualifié de Sir, ce qui ne colle pas trop, mais ne chipotons pas ).
Enfin on convoque l'universitaire de service qui nous apprend que le viol était une méthode institutionnalisée de terrorisme contre les esclaves - mais comme les esclaves étaient aussi des objets sexuels, on faisait d'une pierre deux coups (si j'ose dire)...
Bref un petit modèle de buzz à la mode avec des à peu près et des incohérences à tous les étages..
Si nos enseignants versaillais étaient dignes de leurs ancêtres, ils devraient plutôt déplorer que l'esclave n'ait pas accepté son sort et demandé à Dieu de punir le méchant dans l'autre monde. Tout se perd...
Diketo
21/01/2023 à 10:05
"Si la scène ne laisse planer aucun doute quant à la tentative de viol, une lecture attentive montre que l'intervention de la mère a probablement sauvé Lizzie."
Actualitté, qu'est ce que vous ne comprenez pas dans "il déboutonna sa braguette et s'abattit sur moi" ? C'est un viol ! Pas une tentative ! Toujours minimiser...
Sophie
23/01/2023 à 22:40
Je lis l'ensemble des commentaires et tombe des nues...Quel âge pensez-vous qu'un enfant de 6 e peut avoir? Au mieux (sans saut de classe) il tape ses 10 ans...et il vous semble cohérent de soumettre une scène d'une telle violence à un enfant de 10 ans?!
Vous reprochez aux enseignants "Versaillais" de Montigny le Bretonneux de vouloir s'assurer du bien-être et donc de la santé mentale de leurs élèves (charges partagées par les parents!) au motif que le JT de 20h montre des horreurs détaillées comme une normalité?
La scène détaillée a clairement été référencée pour des enfants de 9 à 12 ans. Un enseignant confiant aurait pu se fourvoyer (il s'agit de quelques lignes dans un ouvrage de plusieurs centaines de pages) et ainsi soumettre à ses élèves ce texte. L'objet de cette tribune est clairement d'attirer l'attention des adultes supposés contrôler ces éléments de la faiblesse de cette catégorie et vous jetez le bébé avec l'eau du bain(?)...parce que finalement l'homicide c'est plus grave qu'une agression sexuelle (un viol suppose pénétration, non clairement explicité ici).
N'est-ce pas se tromper de combat que de confondre un établissement scolaire, finalement peu importe son obédience, avec le texte proposé à des enfants prépubères?
A la place des parents dont les enfants sont scolarisés dans cet établissement ( et ce n'est pas mon cas) je pousserais un grand ouf de soulagement!
JF
07/07/2023 à 15:46
Bonjour,
Cette thématique est enseignée au collège (niveau 4eme) à des adolescents et adolescentes qui n'ignorent rien du viol et de la violence faite aux femmes aujourd'hui comme hier (voir la consultation de sites pornographiques (51% des garçons de 12 13 ans et 31% des filles - sondage / Arcom Médiamétrie mai 2023).
Cette réalité là est une des composantes de l'histoire de l'esclavage qui ne peut être occultée, elle s'enseigne (pour info pour la question sur le tourisme quand on parle des 3 aménités Sea Sun and Sun on rajoute Sex) : cela permet outre la composante historique et géographique de rappeler et d'ancrer un peu plus les notions de consentement, de trafics à but sexuels....y compris de rappeler dans le cadre de l'EMC (justice) que cela relève aujourd'hui d'une infraction...
Cordialement