Après avoir prononcé une conférence au Collège de France fin 2020 sur le « Génie de la bande dessinée », Benoît Peeters prolonge l’expérience. Cette fois avec une chaire annuelle de « création artistique », autour de la « poétique de la bande dessinée ». Ce 27 octobre, le scénariste de BD a prononcé sa leçon inaugurale, avant 8 cours à partir du 8 novembre, un séminaire et un colloque programmés. Il présente son ambition, moins historique que tourné vers « ce que la BD peut faire, sait faire, possède en propre ».
Le 01/11/2022 à 15:16 par Hocine Bouhadjera
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01/11/2022 à 15:16
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Cette chaire a été conçue avec le soutien du Centre national du livre (CNL), qui épaule près de 168 projets par an à travers sa commission BD que supervise Marc-Antoine Mathieu. La chaire de création artistique du Collège de France a été imaginée en 2004 et a accueilli des figures aussi diverses que le compositeur Pascal Dusapin, le cinéaste Amos Gitaï ou l’écrivain Alain Mabanckou.
La leçon inaugurale prononcée par Benoît Peeters, intitulée « Un art neuf » s’est demandée comment ce 9e art « a voulu sa légitimité et comment elle se l’est construite ». Par extension, comment passer du dédain d’un art « puéril », tout au plus divertissant, à des formes comme le roman graphique, ou simplement à sa relecture à l’aune de sa véritable valeur ?
Dans la conférence de presse de présentation au CNL, le 10 octobre dernier, Benoît Peeters a dévoilé son ambition, entre nécessité de partage d’une connaissance de la bande dessinée, et crainte de « l’enterrer dans l’académisme ». De ses différentes casquettes – éditeur, auteur et scénariste de BD –, il met en perspective une réflexion sur l’esthétique et la créativité du genre, avec les conditions d’exercice des métiers qui la composent.
Du “phénomène” au 9e art
« La saison dernière, la conférence de Benoît Peeters a été comme une apocalypse, dans le sens de révélation de ce que contient cet art qui n’est ni du texte, ni de l’image, mais bien une fusion des deux », insiste William Marx, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de Littératures comparées, en introduction de son entretien avec l'intéressé.
Cette expérience sera cette fois-ci renouvelée à 9 reprises, en comptant la leçon inaugurale, ce qui permettra de multiplier les occasions d’entendre un mélange de théorie puisée dans la grande curiosité de Benoît Peeters, alliée à l’épreuve du praticien. Benoît Peeters scénarise, entre autres, les albums des Cités obscures, qui paraissent chez Casterman, avec son ami d’enfance au dessin, François Schuiten.
Pourquoi « poétique de la bande dessinée » ? Selon Benoît Peeters, qui retrouve la définition classique, la poétique, c’est l’acte de créer, le faire et penser le faire. Et pourquoi la BD ? Comme les autres activités qu’il a portées, par « fidélité obstinée à ma jeunesse », qui d’ailleurs se partage avec une passion pour Hergé autant que pour Paul Valéry ou Alain Robbe-Grillet, révélant son éclectisme. Une ambition de ne pas se « spécialiser » ou se borner à un genre ou un type de publication qui apparaît dès ses jeunes années quand, en 1977, il proposait à l’avant-gardiste et très littéraire revue Minuit de Jérôme Lindon, un entretien avec le trop méprisé et perçu comme « réactionnaire », Hergé.
« J’aimais Samuel Beckett, Claude Simon et Hergé, alors pourquoi ne pas traiter Hergé sérieusement », résume Benoît Peeters, et développe : « Avant la BD n’était qu’un “phénomène”. » Alors, par-delà ce regard condescendant, il demande au grand sémiologue, Roland Barthes, d’être son tuteur à l’École pratique des hautes études pour un travail sur Les Bijoux de la Castafiore d’Hergé.
Son horizon s’ouvre quand il découvre, sorti de la BD franco-belge des Franquin et autres Jacobs, les Katsuhiro Otomo, Will Eisner ou Alberto Breccia. Plus tard, il quitte le seul rôle de théoricien pour devenir acteur avec son camarade François Schuiten, qui est alors acteur du Métal Hurlant de Jean-Pierre Dionnet. Par la pratique, Benoît Peeters comprend qu’écrire sur la BD, c’est se rapprocher du dessin, et que les mécanismes narratifs ne sont ni ceux du cinéma ni ceux de la littérature.
À gauche : Planche de Revoir Paris, de François Schuiten et Benoît Peeters, 2014. Casterman. / À droite : Un certain Daneri, d'Alberto Breccia, 1974. iLatina Editions.
L’évolution de la bande dessinée
La BD a dépassé aujourd’hui ce statut de « phénomène », car « au fond, c’est un combat gagné », affirme Benoît Peeters. « La bande dessinée est capable, comme les autres arts, de nous transmettre une immense variété de sentiments et de pensées. » Et ce, « par delà ce qui a pu être proposé il y a 50 ou 60 ans, quand le médium était enfermé dans des règles : cartonné, en couleurs, 12 tomes... Sinon ce n’était pas une BD ».
Autant biographe du chef de file du « Nouveau Roman », que scénariste des Cités obscures, Benoît Peeters refuse les astreignantes catégorisations à la française. L’opposition barthienne d’écrivain, qui a un rapport de création à l’écriture, et d’écrivant, qui se sert de l’écriture comme langage transitif, a pu, selon le biographe de Sandor Ferenczi, imposer une dualité par trop rigide. « L’activité de construction d’un savoir et la création artistique » peuvent s’édifier en parallèle, dans un jeu de soutien réciproque, et parfois d’empêchement.
Il rejoint par là l’idée baudelairienne selon laquelle les artistes sont ceux qui parlent le mieux de l’art. Il se souvient de cette critique sur sa biographie de Jacques Derrida qui se demandait comment un auteur de BD pouvait raconter le très pointu philosophe français...
L’autre évolution de la BD se situe dans ses rangs et dans ses lecteurs : « Avant c’était un monde de mec », explique le grand connaisseur de Hergé, et de continuer : « Les dessinatrices et les éditrices se sentaient seules dans les salons, et certains étaient un peu lourdauds, sans parler des personnages féminins... » Voici qu'il résume en quelques mots les importantes mutations du genre : féminisation, internationalisation, développement du roman graphique européen et du graphic novel américain, arrivée en force des manga, diversification aux territoires de la non-fiction, élargissement de la liberté dans les dessins, mais également de plus grandes difficultés professionnelles : « Le métier était plus confortable à mes débuts que maintenant », observe-t-il.
À gauche : La planche de "L’oiseau immobile" du Garage hermétique, de Moebius. Les Humanoïdes Associés / À droite : Une planche de La Marque Jaune – Blake & Mortimer, d'Edgar P. Jacobs. (1956).
En cause, l’ouverture, dans l'absolu positif, des marchés européens et français aux productions du monde entier, à travers l’achat massif des droits des séries notables et des mangas japonais. Un constat qui ne l’empêche pas de saluer cette ouverture du marché français à des auteurs nécessaires, tels Hugo Pratt, Miguelanxo Prado, Guido Crepax...
8 nuances de BD
Dans ce Collège de France, qui « donne une voix à ceux qui n’ont pas la tribune méritée dans d’autres institutions », met en évidence William Marx, les cours de Benoit Peeters ne proposeront pas une approche historique de ce médium, mais thématique. 8 aspects, à partir du 8 novembre 2022. en commençant par l’espace-temps-narration, ou « comment la BD, comme le dit Art Spiegelman, transforme du temps en espace, et comment elle reste, y compris dans ses composantes non-fictionnelles, souvent portée par un désir narratif ».
Le deuxième cours portera sur la case, objet clé de la bande dessinée, dont la caractéristique est « d’être incomplète » et « qui tend à devenir tableau », dans cette évolution, pour certaines productions, vers le recueil d’illustration. Ensuite la page, unité spécifique qui fut d’abord l’unité pure quand elle paraissait dans les journaux sur une seule page. Avec la logique de l’album, cette page a subséquemment fonctionné différemment.
Une autre séance retourne à « l’âge des héros », des archétypes de la BD classique aux personnages engagés dans le temps, avant un cours sur l’écriture de la BD singularisée par cette importante paire du scénariste et du dessinateur.
Y a-t-il un dessin propre à la bande dessinée ou peut-elle jouer avec toutes les familles de dessins ? Quels sont tous le signes de la BD qui ne sont pas de l'écriture, comme l’Emanata ou l’ambition de traduire un univers sonore cher au manga ? Et pour terminer, une réflexion sur le traitement de la couleur par les coloristes ou les dessinateurs eux-mêmes.
En parallèle, un séminaire tournera autour de 8 albums incontournables, accompagné d’un auteur par titre, de La marque jaune d’Edgar P. Jacobs, en passant par Le Garage hermétique de Moebius, Fun Home d’Alison Bechdel, Breakdowns d'Art Spiegelman Les Frustrés par Claire Bretecher, ou encore une grande œuvre d’Ozamu Tezuka, Brecht Evens, jusqu’à Spirou et Fantasio par André Franquin et Greg.
À gauche : Planche de Claire Bretécher, « Salle Commune », Les Frustrés, tome 5, p.13, 1980. / À droite : Planche de L'arbre au soleil - Tome 8, d'Osamu Tezuka. Tonkam.
Du papier au numérique
Le colloque, « Nouveaux chemins de la bande dessinée », se tiendra le 7 juin 2023. Il réfléchira sur l’avenir de cet art, son évolution, ses problématiques et les enjeux des prochaines années et décennies. « Je suis tout sauf un ennemi des mangas, mais quand je vois un marché de la création devenir un marché d’achat de droit et de compétition, j’ai peur pour les nouvelles générations d’auteurs », confie Benoît Peeters, qui parle aussi en tant que conseiller éditorial chez Casterman et directeur des Impressions Nouvelles.
Celui qui est considéré comme « le père de la bande dessinée », Rodolphe Töpffer, a posé au XIXe siècle les bases du médium avec sa technique dite de « l'autographie » : dessin à l’endroit, papier et imprimé, et association d’un texte et d’un dessin. Cette forme passe pendant très longtemps, en majorité, par la presse et ses bien plus grands tirages.
Si le lien de la première bande dessinée à la presse a créé une proximité avec les millions de lecteurs, à partir des années 60 et 70, le virage est pris vers le livre et donc la librairie, porté par des maisons comme Futuropolis et sa collection 30/40. De phénomène marginal à la norme, s’impose le 48 CC (48 pages cartonné-couleur). La BD y perdra progressivement la prépublication feuilletonesque qui faisait découvrir les nouveaux talents par l’entremise, entre autres, d’histoires courtes. La réalité économique de la bande dessinée évolue également en parallèle avec des titres plus coûteux et plus nombreux. Au Japon, le succès des mangas passe encore par les revues.
Page 39 d'Histoire d'Albert, de Rodolphe Töpffer. Domaine Public. 1845.
Pour Benoît Peeters, le papier est très important, estimant qu’il s’agit aussi de questions générationnelles : le lettrage, la couleur... face à la palette graphique. Chaque support implique deux lectures graphiques différentes : « La page, la case et leur succession sont affectées profondément. » Comme la radio filmée, devenant par là même une sorte de sous-télévision, des tentatives comme « la BD augmentée », qui ajoute du son et du mouvement, « perdent un peu la spécificité de la BD ».
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Le papier demeurera-t-il le premier support de la bande dessinée ? La BD, créée à partir des outils numériques, aura-t-elle une vie durable sur les nouveaux supports, comme les plateformes de webtoons ? Les systèmes d’abonnement s’imposeront ils un jour sur ces plateformes ? Voici quelques questions qui animent et animeront le médium.
Régine Hatchondo conclut cette conférence de presse sur une note d’espoir : la bande dessinée, c’est plus de 60 % des cessions de droit pour l’exportation.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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1 Commentaire
L'albatros.
01/11/2022 à 19:23
La BD, un support qui demeure entre les mains , un médium qui reste , matérialisant la Réverie Développée et concrétisant les allers- retours, et reprises , dans l' Imagerie Textuelle, ce que ne peut faire le théâtre, la scène, l' expo-une fois finies, achevées, on ne peut se retourner et revenir , à reparcourir, ce qui eut lieu sous nos yeux, ainsi que le cinema, dont on peut certes revoir le film , mais non pas arrêté sur l' instant , le photogramme du défilé de l' imagerie coloree sonorisee, ce qui est possible avec la bd, ou l' Imagerie Textuelle Graphicopicturale - Poetique, narrative et romanesque.
LA REVERIE GRAPHICO- PICTURALE, POETIQUE ET ROMANESQUE, LES PAGES- ECRANS DU DEFILÉ FIXE DE LA PROJECTION SUBJECTIVE , LE CINÉ-SCOPE DE LA CONTEMPLATION NARRATIVE.
Une galaxie nouvelle vient peut être de s' ouvrir dans l' espace infini de la Poesie Totale, un opéra de l' Imaginaire, a sa façon!.....
Souhaitons le, les yeux bien ouverts.....!