BookBanUSA — Barnes & Noble, plus grande chaîne de librairies du pays, fait l'objet d'une demande d'ordonnance restrictive déposée par deux législateurs républicains. Au programme : l'interdiction de la vente de deux ouvrages — l'un sur l'identité de genre, l'autre étant une saga fantasy —, considérés comme « obscènes ». L'association des bibliothécaires américains et les autrices des livres regrettent et condamnent la procédure.
Le 20/06/2022 à 17:02 par Clémence Leboucher
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20/06/2022 à 17:02
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Le 18 mai dernier, Tim Anderson, avocat républicain, a déclaré avoir intenté une action en justice au nom de son client, Tommy Altman, un ancien militaire convoitant un siège au Congrès pour la Virginie. Visant deux romans figurant parmi les meilleures ventes de 2021 aux États-Unis, il demande à ce que ces ouvrages, qu'il considère « obscènes », ne puissent plus être achetés chez Barnes & Noble par des mineurs sans le consentement de leurs parents. Les livres visés sont Gender Queer, de la dessinatrice Maia Kobabe (Genre Queer, traduit en France par Anne-Charlotte Husson) et A Court of Mist and Fury de Sarah J. Maas (Un palais d'épines et de roses, traduit en France par Anne-Judith Descombey).
C'est d'abord avec une pétition que l'avocat, délégué républicain, a commencé son action : il affirme que les ouvrages présentent « un contenu obscène » inapproprié pour les mineurs. Dans Genre Queer, publié le 28 mai 2019, Maia Kobabe retrace son chemin vers l'identification en tant que personne non binaire et asexuelle ; ces thématiques, très critiquées par les députés et politiques républicains, ont fait de l'ouvrage l'un des plus censurés du pays.
Une des pages de l'ouvrage Gender Queer, de Maria Kobabe, présentant la différence d'approche de l'éducation sexuelle à l'école.
Pour Un palais d'épines et de roses, publié le 3 mai 2016, la justification est un peu plus alambiquée : il s'agit d'une histoire fantastique, inspirée de La Belle et la Bête, typique du genre young adult. L'ouvrage présenterait toutefois des scènes de sexe « explicites », qui justifient, pour Tim Anderson, une interdiction pure et simple de la vente aux mineurs.
À LIRE: Aux États-Unis, “un nombre sans précédent” de tentatives de censure
Peu après cette pétition, la juge de la Cour de circuit de Virginia Beach, Pamela Baskervill, a déclaré, dans le sens de l'avocat, qu'il y avait une raison légitime de penser que ces livres sont « assez obscènes pour ne pas être vendus sans restriction par des mineurs ». Ni une ni deux, les deux comparses républicains profitent de l'occasion pour demander au tribunal des ordonnances restrictives, empêchant Barnes & Noble de vendre les ouvrages aux mineurs. Ces dernières restrictions permettraient également l'interdiction de la distribution, dans les écoles publiques et bibliothèques, de Genre Queer et d'Un palais d'épines et de roses.
Tommy Altman a d'ailleurs justifié ces actions durant sa campagne pour le Congrès, précisant, comme le font régulièrement les politiques à l'origine de censure, que cela permettrait simplement aux parents d'exercer leur droit parental, sans aucune autre motivation d'interdiction.
Face à l'élargissement de ces tentatives de censure, de nombreuses organisations ont souhaité répondre à Tim Anderson et Tommy Altman. Des noms bien connus, puisque ces associations se démarquent régulièrement dans leur bataille contre les livres bannis et censurés : l'American Library Association, la National Coalition Against Censorship, l'American Civil Liberties Union (ACLU), l'ACLU of Virginia, l'American Booksellers for Free Expression, l'Association of American Publishers, l'Authors Guild, le Comic Book Legal Defense Fund, mais aussi, parmi d'autres, les libraires de Barnes & Noble.
Dans une déclaration commune, les organisations s'insurgent contre la censure ambiante, et « exhortent vivement les Virginiens - et tous les Américains - à s'opposer à toute tentative du gouvernement de dicter ce que nous pouvons lire ».
« Initiée en vertu d'une loi obscure de l'État qui permet à tout citoyen de Virginie de porter plainte contre tout livre vendu dans l'État, l'ordonnance obtenue par le délégué de Virginie demande aux auteurs et éditeurs des livres de présenter la preuve que les livres ne sont pas obscènes devant le juge, qui peut prendre une décision finale quant à savoir si les livres peuvent être légalement vendus en Virginie. »
« Cette action en justice pourrait profondément limiter la disponibilité des livres dans le Commonwealth de Virginie. Aucun livre n'a été interdit pour obscénité aux États-Unis depuis plus de 50 ans. Interdire la vente de livres est une forme de censure qui ne peut être tolérée en vertu du premier amendement » ajoutent-elles, précisant que ces ouvrages sont « d’excellentes ressources » sur le genre, la santé mentale, l'autonomisation des femmes et la dynamique des relations amoureuses.
Les deux autrices, Maia Kobabe et Sarah J. Maas, avaient 21 jours pour répondre à la demande de restriction de la justice, avant que cette dernière ne soit définitivement étudiée, puis appliquée. C'est désormais chose faite : une motion, déposée il y a quelques jours au nom de Maas, Bloomsbury Publishing, Kobabe et Oni-Lion Forge Publishing Group, demande que la pétition et l'ordonnance de justification soient rejetées.
De plus, dans une plaidoirie commune, Bloomsbury Publishing et Sarah J. Maas ont relevé le fait qu'Un palais d'épines et de roses est disponible depuis plus de six ans - un argument similaire a été remarqué par Oni-Lion Forge. Tandis que la requête d'Altman vise à limiter l'accès à l'ouvrage à « toute personne qui vend, loue, prête, transporte dans le commerce interétatique, distribue commercialement ou expose le livre, ou a le livre en sa possession », les éditeurs mettent en avant le manque de précision concernant ces « personnes » ; la restriction de la vente de ces livres violerait ainsi les droits des libraires à la liberté d'expression et à la liberté commerciale.
Dans un mail, Barnes & Noble a également réagi : « En tant que libraires, nous proposons des milliers de livres dont le sujet peut être jugé choquant par certains. Nous vivons dans une société diversifiée, et cette diversité d'opinions se reflète dans les livres que nous proposons sur nos étagères et qui répondent au large éventail d'intérêts de nos clients. »
Selon la chaîne, les auteurs et les éditeurs, les livres, pris dans leur ensemble, ne répondent pas aux critères permettant de les considérer comme obscènes en vertu du droit national et constitutionnel. D'après Barnes & Noble, aucune disposition de la loi de l'État n'autorise le tribunal à rendre une décision qui empêcherait les enfants d'accéder aux livres tout en permettant aux adultes d'y accéder sans restriction.
Les éditeurs, auteurs et libraires cherchent ensemble d'autres voies juridiques permettant de rejeter la pétition et les ordonnances restrictives proposées par Tommy Altman et Tim Anderson. Pour l'instant, aucune audience, ni verdict, n'ont été prévus ou annoncés.
Via ALA, School Library Journal, Distractify, The Virginian Pilot
Dossier : Aux États-Unis, une inquiétante vague de censure de livres
DOSSIER - Aux États-Unis, une inquiétante vague de censure de livres
Paru le 04/05/2022
240 pages
Casterman
19,00 €
Paru le 09/02/2017
525 pages
Editions de la Martinière
20,00 €
2 Commentaires
François Jeandé
21/06/2022 à 10:47
Bonjour,
Merci pour l'information, détaillée, complète. Un petit regret, toutefois, les extraits donnés à lire des deux ouvrages attaqués peuvent à peine être appelés succincts, tellement ils s'apparentent à des tweets.
Fr. Jeandé.
Toinou
21/06/2022 à 10:48
Beaucoup de gens commentaient les nouvelles de retrait de livres dans des bibliothèques en arguant que les livres étaient toujours disponibles à tous en librairie.
Apparemment, ceci est la réponse...
On attend avec impatience l'étape suivante !