Ubik est partout. Logik. Mais comme la fleur du poème mallarméen, il manquait étrangement au bouquet. À l'occasion des 40 ans de la disparition de Philip K. Dick en 2022, les éditions J'ai Lu programment une série d'événements consacrés à ce mystique de la science-fiction. À commencer par la nouvelle traduction de Ubik par Hélène Collon, que l'éditeur vient enfin d'intégrer à son catalogue, enrichi d'une postface inédite.
Le 13/11/2021 à 11:10 par Nicolas Gary
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Publié le :
13/11/2021 à 11:10
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Intelligence artificielle, transhumanisme, drogues plus ou moins dangereuses, simulacres… et bien d’autres : voyages temporels, maladies mentales loin d’être déconnectées du réel, visions d’avenir anticriminalité. N’en jetez plus : si Philip K. Dick n’a pas épuisé tous les champs du possible, c’est que ledit possible a fini par baisser les bras. L’œuvre du romancier américain — à laquelle les multiples adaptations audiovisuelles rendent parfois justice — couvre un large spectre. Et notamment dans les relations entre hommes et femmes, au cœur de ses préoccupations.
De fait, si la littérature fait voyager, Dick incarne une race bien particulière d’écrivain : celle qui arpente, imagine (imagine, vraiment ?) et conçoit des mondes au nôtre semblables… à quelques nuances près. Chez J’ai lu, on en est convaincu : non seulement « il n’a jamais été aussi présent dans la culture populaire qu’aujourd’hui », mais surtout, il connut « une carrière prolifique de génie visionnaire ». Pour accompagner cette année 2022, l’éditeur a décidé de revisiter l’intégralité du fonds Philip K. Dick, avec un relooking global des titres.
Au menu, Blade Runner, Le Bal des schizos, Les Clans de la Lune alphane, Le Temps désarticulé et d’autres : Le Maître du Haut Château, Le Dieu venu du Centaure, Le Guérisseur de cathédrales… En tout, 26 romans et recueils de nouvelles, et plus encore. Radio Libre Albemuth est remis en vente chez Folio SF (groupe Madrigall, auquel appartient J’ai Lu) : ce roman posthume, nettement plus ancré dans le réalisme que les œuvres de SF ressortira début janvier.
En parallèle, La Trilogie divine et Invasions divines, la biographie de référence de Lawrence Sutin sont prévus chez Denoël, en collection Lunes d’encre mi-février.
Tout cela est bel et bon, man : fais tourner le K-Priss, que l’on s’échappe de ce monde, et fais péter le D-Liss que l’on s’enferme dans un autre, pas forcément très accueillant. Or, en l'état, la fête n’aurait pas été complète....
Manquaient en effet au catalogue de J’ai lu deux titres : Au bout du labyrinthe, qui aura transité chez Livre de Poche ainsi que 10/18, dans une traduction d'Alain Dorémieux – mais qui demeurait indisponible depuis 10 ans. La révision de la traduction pour l'édition 2022 fut confiée à Pierre-Paul Durastanti. Résumé :
Après huit ans d'attente, Seth Morley reçoit son autorisation de transfert sur la planète Delmak-0. Il s'y retrouve en compagnie d'une douzaine d'autres personnes originaires de tous les points de la galaxie. Chacune représente une discipline scientifique différente mais nul n'est là pour les recevoir ni pour leur dire quel genre de travail on attend d'eux.
Qui plus est, la planète est changeante et le paysage se déforme sans arrêt. Mais la situation devient véritablement dramatique lorsqu'une sorte de folie homicide s'empare de certains membres de la communauté. N'ont-ils été envoyés sur Delmak-0 que pour y périr ?
Mais surtout, le grandiose Ubik, là encore dans une traduction d'Alain Dorémieux, et dont 10/18 avait dernièrement produit une édition collector. Sauf que pour ce roman, la maison a fait appel à la spécialiste de Dick, la traductrice Hélène Collon, pour reprendre l'ensemble du texte. Résumé :
Tout pouvoir entraîne l'apparition d'un contre-pouvoir. Ainsi, l'intervention de télépathes dans les affaires conduit à l'apparition des inertiels, capables de neutraliser leurs pouvoirs. Dont Joe Chip, qui accepte à contrecoeur l'admission de Pat Conley dans leur groupe. Et qui se rend compte trop tard que le vrai talent de Pat est ailleurs. Elle manipule le temps.
Quand les objets se mettent à régresser à travers les années, quand des lambeaux de 1939 envahissent 1992, Joe Chip se dit qu'ils ont commis une erreur de trop. Ubik est la solution réparatrice. Par les trous du décor se glissent les messages d'Ubik. Partout. Dans ce monde et dans l'autre. Mais qui est Ubik ? Un dieu ou un produit ?
Diable d'Ubik... Les deux livres ouvriront le bal des rééditions à compter du 16 février.
À la tête de la collection Nouveaux Millénaires, initée en 2011, Thibaud Eliroff savoure le moment : dès 2012, la maison se lance dans un travail de réédition pour la totalité de l’œuvre de Dick – parfois avec de nouvelles traductions, parfois en révisant l'existant. Mais deux ouvrages font obstinément défaut — si le premier, Au bout du labyrinthe, s’avère plus confidentiel, le second, Ubik, est une oeuvre de référence dans l’univers dickien. Au point de se vendre mieux que Le Maître du Haut Château pourtant adapté en série, avec diffusion Amazon.
172.120 exemplaires pour Ubik chez 10/18 (Robert Laffont avait les droits), contre 124.097 pour le poche du Maître, chez J’ai lu. « La renégociation des droits coïncidait avec l’approche des 40 ans de la mort de l’auteur », nous indique l’éditeur. « Et les droits que nous avions rachetés voilà 7 ou 8 ans arrivaient à échéance. » L'occasion devenait trop belle.
« Nous avions l’opportunité de reprendre l’ensemble des œuvres et de les porter à travers tout le groupe Madrigall — un argument auquel l’agent fut sensible. » Et pas n’importe quel agent : la Andrew Wylie Agency (dont le fondateur est connu sous le surnom de Chacal) qui a la gestion depuis 2010 — Dick, aux côtés d’auteurs comme John Updike, Philip Roth ou… Nabokov.
Robert Crumb The Religious Experience of Philip K. Dick
Six mois de négociations, un montant total qui restera confidentiel, et la perspective pour J’ai lu de disposer des droits d’exploitation durant 10 ans — l’anniversaire des 100 ans de la naissance de Philip interviendra en décembre 2028…
En attendant, ce seront les 40 ans, et « une harmonisation graphique, avec une maquette commune et un univers visuel qui devienne celui de Dick pour les différents romans ». Les couvertures sont l’œuvre d’Alice Peronnet, directrice artistique de la collection SF chez J’ai lu. Et le rendu a bien quelque chose de dickien, incontestablement.
Ubik bénéficie également d’une postface signée Laurent Queyssi, auteur et traducteur bordelais, réputé dans la communauté dickienne — qui avait déjà signé le paratexte pour Le Maître du Haut Château.
« Pour nous, il devient plus facile de défendre l’ensemble de l’œuvre : Gallimard publie les nouvelles, Substance Mort est chez Folio (trad. Robert Louit), mais finalement, tout est dans le groupe. En tant que maison de poche, le travail sur le fond passe avant tout par cette agrégation et un projet éditorial complet », reprend Thibaud Eliroff.
D’ailleurs, l’éditeur en mettrait sa main au feu (ou dans un Gom Jabbar ?) : « Avec l’affolement autour du film Dune de Denis Villeneuve, il serait étonnant qu'Ubik ne fasse pas l’objet d’une adaptation au cinéma ces 10 prochaines années… » Et comme pour lui donner raison, le livre Les Marteaux de Vulcain a été annoncé au cinéma, dans une production à venir.
Laurent Queyssi, auteur de la postface de l’ouvrage et spécialiste de Dick, a édité l’intégralité des nouvelles pour l’édition Quarto chez Gallimard — avec paratexte, préface et postface. Tout le matériel déjà réuni pour imaginer une édition Pléiade ?
Il avait également publié une bande dessinée biographique, Phil, Une vie de Philip K. Dick, avec Mauro Marchesi (Ed. 21 G). Selon lui, l’intérêt pour le romancier n’a jamais décru. « Chaque sortie de film, de série relance les médias sur l’auteur : mais d’un point de vue littéraire, l’attention est constante. J’espère simplement que cela apporte de nouveaux lecteurs quand une adaptation survient. »
Mais quid d’Ubik alors ? « Ce livre a changé ma vie, littéralement : réorienté mes études, mon travail. Il représente, à mes yeux, le meilleur roman, autant qu’un moment spécifique dans l’écriture de Dick. Sa méthode narrative, bien rodée, voit s’immiscer une force d’entropie — qui surgit et provient du récit même… » La structure que l’on retrouve dans tous les précédents romans tombe d’elle-même, comme si Ubik était intervenu. « C’est assez fascinant d’assister à l’explosion, en plein vol, de son schéma. »
Acheter Ubik.... mais respecter la psologie...
De fait, les amateurs connaissent le principe : tant dans la typologique des personnages, qui surgissent au même moment, l’intervention démiurgique… « Ici, ça cloche, sans discontinuer, jusqu’à la dernière phrase : il introduit le malaise que l’on retrouve dans le genre fantastique, avec une conclusion plus qu’ouverte. Tout est remis en cause, au point qu’il faudrait presque recommencer la lecture du livre. »
Dans son habitude d’écriture Dick cogitait intensément durant une semaine, avant d’embrayer sur la rédaction la semaine suivante. En 15 jours, tout était plié, ou peu s'en faut. Conclusion : peu de notes ou de brouillons pour comprendre le travail d’écriture. Une chose seulement : le principe de semi-vie avait déjà été utilisé dans Ce que disent les morts, avec un tout autre contexte. « Van Vogt lui avait conseillé d'empiler les idées les unes sur les autres. Reprendre une idée et l’étendre, c’était une astuce qui servait aux auteurs – pour d'évidentes raisons financières. »
Pourtant, Ubik ne recycle pas, il avance dans l’idée, comme un artisan qui peaufinerait une œuvre. « Dick avait cette image de lui : l’artisanat. Il avait d’ailleurs fabriqué et vendu des bijoux avec l’une de ses épouses. Cette fascination pour les métiers manuels, il la revendiquait dans son écriture : lui produisait des objets littéraires. Alors, oui : de drôles d’objets, parfois très étranges, mais qui se tiennent », conclut Laurent Queyssi.
L’éditeur Jacques Chambon assurait qu’il faudrait reprendre des traductions tous les 40 ans, pour coller au langage. Hélène Collon, qui signe celle de Ubik, n’en était pas à son coup d’essai pour Dick. « Le texte d’Alain Dorémieux ne déméritait pas, mais on avait l’impression d'entendre une langue ancienne », s’amuse-t-elle. « Parfois trop fidèle, parfois pas assez, elle était avant tout vieillie. »
D’autant que Dick n’a pas la réputation d’être un styliste — le badly written lui colle à la peau. « Pour Ubik, comme d’autres, il aura manqué d’un éditeur. On écrit vite, publie vite, paye vite, et rapidement, on attaque un autre roman à l’époque : la science-fiction n’avait pas les exigences d’aujourd’hui. »
Pour autant, estime la traductrice, pas question de rendre en français ce que le texte anglais pouvait être : « Quand c’est mal écrit, on rejette la faute sur le traducteur, rarement l’auteur. J’ai décidé de rendre justice à ce livre, qui est génial, donc lui donner une écriture plus correcte. Ubik illustre cette idée qu’un bon livre survit à une mauvaise traduction. » Pas nécessairement verser dans la Littérature, comme s’en gargarisait Bradbury, qui prononçait le terme en faisant sentir le L majuscule. « Non, rendre justice, simplement. »
Certains termes, pour exemple, ont été préservés — vidscreen, vidphone ou hovercar, car compréhensibles. D’autres choses sont plus complexes à rendre, ou à supporter, comme « cette vision des personnages féminins, binaire : maman ou putain, blonde ou brune, la seconde étant toujours malveillante et dangereuse. C’est une récurrence chez Dick, dont on comprend bien, à travers ses livres, à quel point il avait un problème avec les femmes ».
Reste que le plus amusant fut le travail sur les messages publicitaires qui ouvrent chaque tête de chapitre. Ces messages auraient d'ailleurs été inspirés de véritables campagnes promotionnelles, de ces publicités que l’on voit sur les panneaux en bord de route, visibles et rapides, quand on passe en voiture.
« Ubik, c’est tout et n’importe quoi : le shampoing, le produit à récurer… toujours avec d’étonnantes recommandations d’usage. Cela donne une lecture, me semble-t-il, anticapitaliste : Dick dénonce l'intrusion généralisée de l'injonction à consommer toujours plus », poursuit Hélène Collon.
« En outre les messages de Runciter qui font intrusion dans la réalité des personnages ont tous une forme publicitaire. Et d’autre part, ils donnent la sensation que les personnages sont constamment surveillés – thème dans lequel je vois une dénonciation du capitalisme (publicité) de surveillance, comme le dit Damasio. Bien entendu, on peut considérer que c’est pour une bonne cause : tenter d’ouvrir les yeux des personnages. »
Pour autant, l’omniprésence de la télévision ou cet Ubik présenté comme le remède à tout, « cela revient à considérer que le capitalisme serait l’unique solution, unique, prémâchée, facile et pas chère ».
Et à l’image de Joe Chip, le personnage principal, fauché au point de ne pas pouvoir payer pour ouvrir la porte de son appartement — oui, c’est payant de sortir… —, la société se délite, sous l'incidence d'Ubik. « Dans le roman, la surveillance va de pair avec l’intrusion : Ubik a cette double influence, sur le psychisme autant que sur la société. Comment ne pas y lire le danger redouté par Dick ? »
Crédits photo : DR ; Philip K Dick android missing head - Niki Sublime, CC BY SA 4.0
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2 Commentaires
Philippe Hupp
14/11/2021 à 09:49
Papier très intéressant ! Je regrette toutefois l'utilisation d'un portrait contrefait de Philip K. Dick en ouverture. Il se trouve que je suis l'auteur de la version originale de cette photo, trafiquée sans mon accord par les auteurs du documentaire "Les Mondes de Philip K. Dick"...
johnny karlitch
15/11/2021 à 17:37
Affriolantes nouvelles et papier pimenté.