Généralisé à tous les jeunes de 18 ans depuis le 21 mai dernier, le Pass Culture, principale mesure culturelle du quinquennat Macron, fait beaucoup parler de lui. Il offre aux bénéficiaires 300 € de crédits, à dépenser dans des biens ou des expériences culturels. Comme au moment de l'expérimentation, le livre reste le bien le plus plébiscité. Et le manga remporte les suffrages, pour l'instant.
Le 15/06/2021 à 16:44 par Antoine Oury
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Publié le :
15/06/2021 à 16:44
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Dès l'annonce de la généralisation du Pass Culture, de futurs bénéficiaires s'étaient réjouis : les 300 € de crédits allaient leur permettre d'enrichir considérablement leur collection de mangas. Quelques semaines plus tard, une partie de ces enthousiastes usagers a tenu parole : le manga tient en effet la dragée haute dans les données collectées par la SAS Pass Culture.
Le livre, comme au moment de l'expérimentation, écrase littéralement les autres catégories culturelles : la ventilation des réservations totales depuis la généralisation fait état de 84 % de livres, 5,6 % de réservations musicales (festival, concerts, abonnements, cd, vinyles), 3,8 % cinématographiques, 3,5 % audiovisuelles (abonnements svod, concerts, visites en ligne, livestream) et 1 %, finalement, pour les pratiques artistiques.
Une observation importante : si le livre est largement en tête des réservations, il « bénéficie » aussi de l'effet Covid, qui limite les expériences culturelles, et de l'aspect pratique de sa réservation, peu contraignante (l'usager a deux semaines pour retirer sa réservation en librairie). Par ailleurs, l'application Pass Culture affiche moins d'offres culturelles que de livres, ces derniers ayant été ajoutés massivement par les librairies participantes.
Difficile, toutefois, de nier l'importance du manga au sein des réservations : selon les données de la SAS Pass Culture, 71 % des livres réservés sont des mangas. Une tendance observée qui s'avère finalement assez raccord avec les études sur les lectures des jeunes. En effet, selon une étude récente du Centre national du livre, publiée à l'occasion de BD2020, 33 % des lecteurs âgés de 16 à 35 ans lisent des mangas, et 19 % des lectrices âgées de 16 à 35 ans. Des chiffres qui seraient sans doute plus élevés encore avec une plus faible amplitude en matière d'âge, autour des 18 ans.
Fabien Hyzard, responsable marketing et commercial de Ki-oon, éditeur indépendant de mangas, résume assez bien le phénomène observé : « Le Pass Culture n'a fait que confirmer le dynamisme du manga, dont le recrutement d'une nouvelle génération de lecteurs depuis 4-5 ans s'est accéléré sur ce premier semestre 2021. »
Soucieuse de préserver l'objectif de diversité et d'ouverture culturelle voulu pour le Pass Culture, la SAS gestionnaire précise que 37 % des utilisateurs qui ont réservé des mangas ont aussi réservé un livre dans un autre genre — roman, conte ou fable. Et que 25 % des jeunes utilisateurs ayant réservé un manga ont réservé dans une autre catégorie : 23 % dans le cinéma, 32 % dans la musique et 25 % dans l'audiovisuel.
Les éditeurs de mangas confirment bien sûr la tendance observée par les chiffres du Pass Culture, mais en relativisent presque les effets, dans une année 2021 déjà exceptionnelle pour ce genre de livres. « Le marché du manga est très dynamique depuis le début de l'année, nous sommes sur des croissances jamais vues jusqu'à présent. Celle du premier trimestre équivaut à celle des sept années écoulées », estime ainsi Jérôme Manceau, directeur marketing de Kazé manga, filiale du groupe Crunchyroll.
Une analyse partagée par Fabien Hyzard. « Le Pass Culture a joué un effet démultiplicateur dans un contexte où le manga vit déjà une croissance exceptionnelle depuis 5 mois. À la fin du mois de mai, les ventes du segment sont en progression de +160 % en volume. À l'échelle de Ki-oon, nous avons réalisé les deuxième et troisième meilleures semaines de vente de l'histoire de la maison dans la foulée de la mise en place du Pass », nous explique-t-il.
« II y a eu un boom sur les semaines de lancement du Pass », confirme de son côté Jérôme Manceau, « qui nous a un peu pris de court : nous nous attendions à un dynamisme, mais pas à ces niveaux ». Ce dynamisme a profité aux best-sellers du genre, comme Promised Neverland ou Mashle, chez Kazé, mais aussi à des séries moins connues, telle Haikyū!!, Hell's Paradise ou Jagaaan, « avec des ventes multipliées par 3 ou 4 », preuve qu'un certain sens de la découverte se joue aussi dans la catégorie mangas. « En 10 jours, nous avons vendu autant d'exemplaires de Haikyū!! qu'en un an », assure Jérôme Manceau. Une série qui compte 40 tomes, tout de même.
La demande dynamique et imprévisible liée au Pass Culture a débouché sur des ruptures de stock pour l'éditeur, qui assure qu'elles restent « limitées ». Imprimés en Italie, les titres édités par Kazé ont fait face à des problématiques d'approvisionnement en papier et en encre, ralenti par la crise sanitaire, et à des plannings déjà chargés chez les partenaires. « Toutefois, ils sont habitués à réagir vite, ce qui a permis de limiter la durée des réassorts », indique le directeur marketing de Kazé.
Si l'annulation des conventions et autres festivals liés au manga n'a pas d'effet sensible sur les ventes des titres Kazé, Jérôme Manceau se réjouit de l'occasion de pouvoir parler de ce type d'ouvrages, grâce au Pass Culture. Selon lui, « c'est grâce à ces événements que le manga sort de sa sphère, et rencontre d'autres lecteurs. En soi, nous aurions pu parler du manga avant le Pass Culture, car il est au cœur des lectures des jeunes, avec plus d'une BD sur deux vendue qui relève de cette catégorie. »
L'engouement pour le manga ne permettra pas encore d'organiser des expériences culturelles autour du genre. Toutefois, les auteurs japonais, à l'origine d'une partie importante de la production, restent pour la plupart frileux à l'idée de se déplacer à l'international, vu les conditions sanitaires. En attendant le retour de ces événements, Kazé et Crunchyroll proposeront un Crunchyroll Festival dans quelques jours, sans doute l'occasion d'inciter encore un peu plus les jeunes lecteurs à découvrir de nouvelles séries.
Chez Ki-oon, le bilan présente des similarités avec celui de Kazé : « Certaines séries ont connu un rebond exceptionnel, comme Jujutsu Kaisen, notre nouveau best-seller, dont les ventes de tomes 1 ont connu leur niveau le plus élevé à cette occasion, un an et demi après son lancement. Le tome 9, dernière opus sorti, ayant vu ses écoulements progresser de + 20 % par rapport au volume précédent », précise Fabien Hyzard.
Une autre série à succès, My Hero Academia, affiche une dynamique des ventes de +31 % sur la période. Pas en reste, des « séries middle-sellers comme Les Carnets de l'apothicaire, Beastars ou Bâtard ont vu leurs ventes remonter dans des proportions similaires. »
Les messages enthousiastes des usagers ayant dépensé 300 € dans une collection de mangas ont attiré des réactions amusées — non dénuées d'un certain mépris culturel — sur ce choix. La réalité est un peu plus nuancée : « Seuls 628 jeunes gens ont dépensé à ce jour l'intégralité de la somme allouée pour acheter uniquement des mangas (sur plus de 300.000 nouveaux bénéficiaires) », estime la SAS Pass Culture, d'après ses données.
Au cours des différents mois d'expérimentation précédant la généralisation du Pass Culture, les libraires que nous avions interrogés se déclaraient ravis de l'enthousiaste manifesté par les jeunes lecteurs dans leurs boutiques. Dominique Fredj, directeur de la librairie Le Failler, à Rennes, indique ainsi que « le manga a une place importante, bien sûr, mais les usagers du Pass sont ouverts vers d'autres rayons, les essais, le féminisme, l'écologie, la littérature, notamment au format poche, ou encore la bande dessinée ».
Selon lui, « peu de rayons échappent à leur centre d’intérêt » au cours de leur déambulation au sein de la librairie, « smartphone à la main, ce qui permet de les reconnaitre facilement et de les orienter ». La librairie Le Failler, qui avait participé à l'expérimentation du Pass, estime que la part des ventes réalisées par cet intermédiaire, dans le chiffre d'affaires total, reste pour l'instant de l'ordre de 5 à 6 %.
Dominique Fredj remarque aussi un phénomène de dépense importante « dès le premier passage dans la librairie, comme s'ils avaient peur que le “cadeau” disparaisse ». Avec de bonnes surprises, parfois, « comme lorsque, malgré le budget terminé, certains reviennent pour acheter la suite d'une série de romans post-ado commencée ».
Pour d’autres, comme en témoignait Jacques-Étienne Ully, qui vient de créer une nouvelle librairie en Seine-Saint-Denis, « cela ressemblait à une rencontre improbable. On sentait bien, quand certains jeunes entraient, qu’ils n’avaient pas les codes de la librairie, qu’ils semblaient presque perdus – du moins, pas à leur place ». Un point révélateur, autant que problématique, sur lequel la profession aura à travailler, bien entendu.
Après ce départ très remarqué, le Pass Culture devra désormais faire ses preuves, au moment d'un premier bilan sur ses résultats en matière de démocratisation et de diversité culturelles. Rappelons que le président de la République souhaite à présent étendre le dispositif, pour l'ouvrir aux jeunes dès la classe de 4e, à partir de 2022.
Photographie : illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
4 Commentaires
kujawski
16/06/2021 à 09:45
Ni lamentation, ni réjouissance : le pass culture est un accès consumériste aux produits culturels, hors toute pédagogie ou prescription. Il ne pouvait que refléter les tendances de consommation du moment (et si les libraires en tirent un avantage de long terme, tant mieux), et on verra beaucoup plus tard si le manga, "produit culturel", entre dans le champ de la culture. On verra si l'achat des mangas aura durablement bénéficié à d'autres genres, et contribué à ouvrir les perceptions et les sensibilités des bénéficiaires.
Dans l'immédiat, cette opération est une formidable démission. Un Etat qui prétend faire culture par le seul biais de la consommation renonce à sa mission d'éducation et d'éveil. Tout bénéfice pour la culture de marché, pure perte pour le temps long de l'édification et de la culture.
Berangere
15/09/2021 à 15:55
Le manga est déjà un produit culturel, et depuis longtemps. Il s'agit d'un "champ de la culture" à part entière et n'a pas à porter le devoir de mener à autre chose...
LOL
16/06/2021 à 13:40
Quel impact culturel ! Heureusement, il reste l'impact électoral !
L'argent public n'aura sans doute pas été dépensé en vain.
Morgenkyl45
10/08/2021 à 17:37
Ce n'est pas etonnant vu que les 3/4 des livres disponibles dans la liste sont des mangas.apparement on ne peut pas prendre n'importe quel livre avec le pass culture.c'est lamentable.on tire vraiment le niveau par le bas....