Voilà encore deux ans, personne dans l’édition n’avait encore envisagé l’arrivée de la blockchain. D’ailleurs, le grand public ne commence qu’à peine à découvrir — les applications pour ce dernier n’interviendront pas avant quelques mois. Plutôt associée aux cryptomonnaires, cette jeune technologie se cherche pourtant des applications dans le secteur culturel.
Le 20/06/2018 à 15:36 par Nicolas Gary
Publié le :
20/06/2018 à 15:36
BTC Keychain, CC BY 2.0
En la matière, c’est avant tout à Wespr que l’on pense dans le secteur du livre. Plateforme à la triple orientation, cette entreprise avance des outils qui repensent non seulement le travail éditorial, mais également la relation entre les créateurs autour d’un texte.
Pour en finir avec l’abstraction de ce qu’est une blockchain, il faut prendre un exemple simple. Il s’agit d’un système de calculs informatiques qui impose une traçabilité implacable des opérations — et par là même, en garantit la fiabilité. L’application monétaire coule donc de source, et ce n’est pas un hasard si les premiers pas du Bitcoin, assurément la plus connue, sont survenus peu après la crise bancaire de 2008.
En somme, plutôt que de confier à une banque considérée comme tiers de confiance le fait de garantir la véracité de transferts de valeur, tous les utilisateurs de la blockchain deviennent ces tiers de confiance. Plus besoin d’organisme bancaire pour assurer d’une valeur : les transactions sont liées les unes aux autres et leur intégrité sera ensuit garantie par une série de processus.
Olivier Sarrouy, cofondateur de Wespr, exposait au Labo de l’édition, le fonctionnement de cette sécurisation : « La blockchain remplace la confiance par la preuve : chaque nœud apporte une preuve mathématique qui, dans le cadre d’une cryptomonnaie, va assurer l’intégrité du livre de comptes. » Le Nœud représentant un des ordinateurs connectés à la blockchain.
La suite est toujours basée sur ce modèle de vérifications et d’authentifications : « On appelle smart contrats — une appellation un peu idiote, si on la traduit — l’outil de vérification de la qualité des transactions », poursuit Olivier Sarrouy. Ce programme se déclenche en fonction d’une base de données elle-même validée, et enclenchera alors une action définie. « Une fois validé par le réseau, le smart contrat est impossible à réécrire : cela fait partie des garanties apportées. »
Prenons un exemple parfaitement audible : un smart contract interviendrait pour automatiser la rémunération des auteurs et la reddition de comptes. Les auteurs recevraient donc les informations de vente et le virement associé, parce que ce procédé automatisé le déclencherait suivant des conditions posées. Pratique, non ?
Reste le dernier grand élément à appréhender, la DAO, pour Decentralized Autonomous Organization. C’est probablement toute la magie de la blockchain que l’on retrouve ici : fonctionnant sur le système des smart contrats, cette entité est un programme qui va donner du pouvoir aux usagers de la blockchain, en fonction des actions qu’ils engagent sur le réseau. Impossible à manipuler, totalement transparente la DAO ne peut pas être arrêtée.
En somme, la DAO sert à établir les règles de fonctionnement de toute une communauté. C’est également elle qui va permettre la rémunération de ses participants — en cryptomonnaie ou en “actions” DAO. On appelle alors token le produit obtenu, dont la valeur dépend de la demande et de l’offre, en temps réel.
Fort bien, mais la littérature dans tout cela ? Évidemment, le lien entre la blockchain et Michel Foucault n’apparaît pas immédiatement, et pourtant… « D’abord, la blockchain est une relation établie directement entre savoir et pouvoir », indique Olivier Sarrouy, approche que le philosophe n’aurait pas reniée. Ensuite, il s’agit bien d’une infrastructure qui conduit à une dimension politique, et plus encore, répond à l’idée d’une subjectivation — se libérer et se créer.
Bref, la blockchain et Foucault ont beaucoup en commun. « Probablement parce que nous avons nous-mêmes une affinité particulière avec lui », plaisante Olivier Sarrouy. Mais Wespr offre surtout des solutions inédites pour les auteurs, dans un univers 3.0, voire 4 ou 7,0…
« Wespr est un environnement qui s’articule autour de trois notions : l’autonomie technique, pour des créateurs aussi bien dans le livre que dans le jeu vidéo. Une deuxième, organisationnelle, parce qu’il structure la dimension collaborative. Enfin, économique, parce qu’il permet une rémunération en cryptomonnaire, et permet l’émergence d’une économique en valorisant la création produite », précise-t-il. Rien que cela.
Inscrit dans un environnement technologique plus large, Wespr se présenterait plutôt comme une plateforme d’autopublication d’une infinie précision. « Nous pouvons aboutir à une mesure de l’influence que le moindre contributeur a pu apporter à une œuvre. La moindre virgule, correction orthographique, ou l’ajout d’un chapitre engendre une valeur. Et cette influence sur l’œuvre génère un revenu pour chaque, en fonction de son intervention. »
Concrètement, toute œuvre devient une DAO : « Celui qui a initié l’œuvre détient l’ensemble des pouvoirs sur l’œuvre, dès la première ligne qu’il écrit. Il pourra par la suite accepter ou refuser les contributions d’autres usagers. » Si aucune contribution n’est acceptée, on renoue avec un modèle de création classique : l’auteur seul face à son œuvre.
Au contraire, s’ouvrir aux autres « entraînerait l’obtention d’un mécanisme de vote où un donne un pouvoir décisionnel, comme dans le principe d’un démocratie liquide ». Et chaque action est accompagnée d’un token, associé à cette approche.
Jérôme Pons, fondateur de la société Music Won’t Stop, et acteur de la normalisation internationale de la blockchain, le souligne : « Que ce soit en musique ou pour le livre, on entre de plain-pied dans le modèle des œuvres composites. C’est un système participatif où toute action est identifiée, irrévocable dans son existence, et s’inscrivant dans une collaboration globale. »
Lui-même a beaucoup travaillé à la modélisation des contrats dans la musique, pour aboutir à des modèles de smart contrat qui permettent une plus grande fluidité, expliquait-il à l’occasion de la table ronde qui s’en est suivie.
Olivier Sarrouy
« Le fait que l’auteur soit rémunéré à de multiples niveaux, et que l’on introduise une véritable idée de partage de la valeur est stupéfiant », relève Jean-Yves Mollier, historien de l’édition, également présent.
« Depuis 1760, peu ou prou, le modèle économique de l’édition n’a pas évolué, entre les acteurs de la chaîne. C’est peu dire qu’il est devenu totalement obsolète. D’ailleurs, on comprend l’évolution de l’industrie en constatant que les éditeurs se sont unis dans un syndicat unique, quand les auteurs sont représentés par différentes organisations. »
Le smart contrat, qui conduirait à la reddition de compte automatique avec une traçabilité et une transparence complètes représenterait une évolution radicale. « Tout cela relève de l’argutie juridique : la comptabilité d’un éditeur est tellement complexe qu’aucun auteur ne peut la comprendre. L’exemple des livres de comptes de Bernard Grasset est connue : l’un catastrophique destiné aux auteurs… et un autre, réaliste. » Ici, la blockchain jouerait un rôle régulateur de premier ordre…
Olivier Sarrouy rebondit : « Notre outil est créateur de liberté, il introduit une gouvernementalité libérale », comme si la filiation entre blockchain et Foucault avait encore à être étayée. C’est en effet la sureté qui est garantie, et non la sécurité : le droit, plutôt que la police. « Que l’on parle de paiement automatique, de garantie de la propriété intellectuelle, de l’enregistrement et la reconnaissance des droits, accompagnés de la rémunération, nous couvrons une multitude de champs. »
C’est d’ailleurs dans l’attention portée à la multiplicité que Jean-Yves Mollier note une autre évolution : « L’œuvre a toujours été le fruit d’une immensité de lectures et d’expérience. L’œuvre littéraire, à ce titre, était jusqu’à lors le produit d’une cocréation qui s’incarnait à travers celui qui produisait. »
À l’inverse, l’application de la blockchain au livre « fait éclater la notion d’auteur unique : c’est une figure plurielle qui se dessine, et probablement parlera-t-on plutôt de créateurs ». Au risque que le droit moral soit malmené ? « Ce n’est pas à nous d’inventer le droit, mais au droit de trouver comment s’adapter aux nouvelles technologies. Il faudra réfléchir aux usages. Mais si l’on malmène le droit moral… nous sommes désolés », plaisante Alexandre Rouxel, cocréateur de Wespr.
Olivier Sarrouy poursuit : « L’acte de création est en soi une pratique qui évoluera : la blockchain ne fera que donner à ce modèle nouvelles pistes pour changer. »
En tant qu’outil garantissant les actions, la blockchain agira demain sur divers pans de la société. L’édition n’y échappera certainement pas : le rapport remis au CSPLA fin mars (et très insatisfaisant), indiquait en effet quelques pistes de réflexion, outre celles déjà évoquées — perception des droits, reddition de comptes, ou protection de manuscrit.
En effet, grâce aux sécurités qu’apporte la technologie, la vente de livres numériques d’occasion pourrait devenir une possibilité bien plus concrète. « Nous avons surtout dans l’idée que Wespr ait une portée politique, parce que l’outil est en mesure, par les interactions qu’il occasionne — et qui sont encadrées — il puisse changer les rationalités économiques classiques dans le secteur culturel », conclut Olivier Sarrouy.
Le tout en valorisant par exemple tous les métiers invisibles — traducteurs, correcteurs, etc. —, qui interviennent pourtant dans la vie de l’œuvre. En mesure de quantifier la valeur de contributions et des dépendances, de rémunérer justement les contributeurs, tout en constituant des communautés engagées… Wespr serait-il le premier pas vers une édition vertueuse ?
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