Le grand public connaît Vladimir Nabokov à travers son chef d'œuvre Lolita, deux fois adapté au cinéma, les plus curieux ses autres textes importants de la période américaine comme Feu pâle. Beaucoup moins ont lu ses œuvres écrites en russe. Dans ces dernières, qui s'étendent jusqu'aux 40 ans de l'écrivain tout de même, encore un certain nombre d'inédits en français, principalement du côté de sa production dramatique. Les éditions Verdier publient ce 25 avril l'une d'elles : « Un chef-d'œuvre de sa jeunesse » même, selon les traductrices, et pour le poète-prosateur hors-norme, ce n'est pas peu dire...
Le 08/05/2024 à 12:44 par Hocine Bouhadjera
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08/05/2024 à 12:44
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« Morn : […] Viens-tu de loin, invité ténébreux ? L’Étranger : De l’existence ordinaire, d’un réel fait de grisaille… Je dors… Tout cela n’est qu’un rêve… Le rêve d’un poète ivre… Un rêve qui se répète… » On dirait du Shakespeare de La Tempête ou des comédies...
En 2009, la publication du dernier roman, inachevé, de Vladimir Nabokov, L'Original de Laura, sur décision de son fils Dmitri, avait créé une polémique éthique : peut-on publier un manuscrit malgré les volontés de l'auteur qu’il soit détruit ? Rien de tout cela cette fois, puisque cette pièce, La Tragédie de Monsieur Morn est une œuvre achevée du Russo-Américain, mais là aussi non publiée de son vivant, ni jouée, « si l’on excepte les quelques lectures dans le cercle de Youli Aïkhenvald, critique littéraire et personnalité éminente de la première vague de l’émigration russe ».
Sophie Bernard-Léger, docteure en Études slaves et l’une des deux traductrices, a eu vent de la pièce à l'occasion de sa traduction en anglais en 2013, par Anastasia Tolstoy et Thomas Karshan. L'idée d'une version pour la France germe dans son esprit. Quelques années plus tard, à la faveur du colloque sur « Nabokov et le cinéma », celle qui vit aujourd’hui à Florence propose à Daria Sinichkina, maîtresse de conférences en littérature russe à Sorbonne Université, et co-organisatrice de l'événement avec Sophie Bernard-Léger, de devenir sa partenaire de traduction.
Une mise en commun de leur deux forces pour relever un défi : traduire ce texte exigeant dans sa dimension poétique, comme toute l'œuvre du maître russe naturalisé américain. Un premier extrait de leur travail est partagé dans le Cahier de l'Herne Nabokov, paru en octobre dernier, prélude à la publication de la pièce en intégralité, ce 25 avril.
Vu la dimension d'un Nabokov, comment cette œuvre, qui se révèle par sa lecture d'un intérêt majeur, a-t-elle pu passer sous les radars un si long moment ? « Longtemps, ce texte n'était connu que dans une version incomplète, liée à l'histoire matérielle de la littérature russe à l'époque soviétique, exhumée des archives à la chute de l'URSS », nous raconte Daria Sinichkina.
La pièce de Nabokov n'a été présentée en Russie qu'en 1997, publiée par Serena Vitale et Ellendea Proffer dans le quatrième numéro de la revue littéraire Zvezda. Une publication incomplète, car elle excluait plusieurs sections du cinquième acte. En 2008, le texte est reconstitué à partir de divers fonds d'archives. Une version toujours pas complète, certains extraits semblant irrémédiablement perdus...
« Un texte qui incarne la fusion de l'histoire et de la poésie, typique de l'œuvre de Nabokov », ajoute la maîtresse de conférence. Luba Jurgenson, qui porte la collection qui accueille l'inédit, abonde dans son sens : « Ce texte, qui met en scène une société utopique aux accents totalitaires, s'intègre parfaitement dans l'orientation de notre collection, qui vise à explorer l'histoire du XXe siècle à travers la littérature, d'accéder à cette histoire de manière littéraire. »
Cette pièce, il la composa durant la période de son exil berlinois, mais l'écriture se fit principalement à Prague, où il avait rejoint sa mère, durant l’hiver 1923-1924. Il était alors au milieu de sa vingtaine, et signait encore sous le nom de Sirine.
L'enfance de Vladimir Nabokov se déplie dans la grande demeure familiale de la Saint-Pétersbourg pré-révolutionnaire. Il grandit entouré de livres, maîtrise l'anglais et le français très tôt, se révèle, tout aussi précocement, être un enfant génial. De premières années dorées et libérales, bientôt assombries par les nuages de la révolution de 1917, qui poussent la famille Nabokov à fuir vers l'ouest. L'écrivain, plus tard, ne regrettera pas les larges pertes matérielles, mais la jeunesse bénie.
Malgré sa tonalité parodique, typique de Nabokov, la pièce constitue une véritable tragédie, comme son nom l'indique d'ailleurs. Elle résonne comme un écho douloureux à un drame personnel — l'assassinat du père de l’écrivain en mars 1922. Ce dernier s'était interposé, à Berlin, pour protéger le leader politique Pavel Miliukov contre une tentative d'assassinat par des monarchistes russes exilés. En tentant de maîtriser l'assaillant, il a été mortellement touché par deux balles.
Les années 20-30 de « Vladimir Sirine » - en référence aux mythiques sirènes et leurs chants profonds, mystérieux et mortels -, sont largement celles de la poésie, des nouvelles, de la critique littéraire et du théâtre. Le jeune virtuose se fait rapidement connaître dans la diaspora russe culturelle, leur parle d’exil, de nostalgie, d’identité fragmentée.
La Tragédie de Monsieur Morn se déroule dans un pays fictif, dans lequel un roi anonyme monte sur le trône à la suite d'une guerre civile. Le visage et l'identité de celui qui se consacre au développement de la culture, des sciences et des arts restent inconnus de tous. Son adversaire, « guide intellectuel des radicaux », aspire à prendre sa revanche... Parallèlement, un ex-rebelle de retour d’exil apprend que sa femme est tombée amoureuse d'un homme nommé Monsieur Morn...
« La violence est présente dans la crise politique qui s’abat sur la ville en proie à un coup d’État survenu hors de la scène un peu avant l’acte IV, tandis que les nuances du sentiment amoureux sont explorées dans les couples Midia-Morn et Ella-Ganus », décrivent les deux traductrice dans leur introduction.
Bien que souvent perçu comme un écrivain de « l'art pour l'art », anti-psychologique, Vladimir Nabokov a abordé la politique à travers la peinture d'univers totalitaires dans certains de ses textes, tels que la pièce L’Homme de l’URSS (1927) et les romans L’Invitation au supplice (1938) et Brisure à senestre (1947). L'homme de finesse extraordinaire fut néanmoins, avant tout, un poète, même dans la prose, comme Flaubert dans Madame Bovary, Marcel Proust dans La Recherche ou Shakespeare dans son théâtre.
« Le projet de traduction auquel nous nous sommes attelées était particulièrement complexe, nécessitant une approche minutieuse pour restituer la qualité poétique de l'original, écrit en pentamètres iambiques blancs non rimés », présente Daria Sinichkina, avant de développer : « Dans notre traduction, nous avons donné la préférence au décasyllabe car notre objectif a été de conserver, dans le texte français, l’aisance orale d’un texte qui est écrit pour être joué sur scène, tout en restant un drame en vers. Nabokov emprunte le pentamètre iambique blanc à la pièce d’Alexandre Pouchkine Boris Godounov, inspirée à son tour de Shakespeare. Nous avons aussi voulu établir un lien implicite entre le décasyllabe choisi par André Markowicz dans sa dernière traduction de Boris Godounov en français, un certain nombre de traductions de Shakespeare qui privilégient aussi ce mètre, et la pièce de Nabokov. »
Nabokov joue ici avec la forme classique pour la subvertir, et mélange les registres, combinant parodie, humour et une diversité de personnages aux noms qui rappellent, là-encore, ceux du dramaturge anglais. À l'instar de Boris Godounov encore, il fait des allusions plus ou moins voilées à des événements contemporains, dans ce cas précis l'abdication du tsar Nicolas II et le coup d’État bolchevique qui mène aux années de terreur. Une riche intertextualité donc, « l’un des traits dominants de l’esthétique nabokovienne », qui déborde aussi du côté de Hugo, de Musset, Alexandre Blok ou encore Mikhaïl Lermontov. Pour le plus grand plaisir de nos amis universitaires.
Un travail de traduction qui a nécessité plusieurs étapes et versions, pour transposer cette histoire et sa métrique au français. Un choix non rigidement strict dans le décasyllabe finalement, afin de permettre des variations, et mieux s'accorder au dialogue et à l'intensité des tirades, témoignage de cette partition à quatre mains.
Daria Sinichkina, habituée de la langue poétique russe, s’est d’abord penchée sur les longues tirades, tandis que Sophie Bernard-Léger s'est davantage concentrée sur les dialogues, afin de les rendre vivants. Le duo nous raconte : « Nous avons adapté une méthode de collaboration où chacune passait et repassait sur le travail de l'autre. Cette approche a non seulement permis de peaufiner le texte mais aussi de tester différentes formulations et de discuter de certains termes spécifiques. Cette interaction a également donné lieu à des moments de rire et des souvenirs précieux. »
Encouragées par cette expérience positive, elles espèrent aujourd'hui continuer à traduire ensemble d'autres pièces de Nabokov, comme sa poésie, car oui, il reste beaucoup d’inédits dans la langue de Molière. Les traductrices évoquent « un vaste continent peu exploré ».
Au sujet de La Tragédie de Monsieur Morn, Sophie Bernard-Léger parle « d'un chef-d'œuvre de jeunesse », de celui qui changea de langue à 40 ans sans perdre de sa force, bien au contraire, cas unique pour un écrivain de cette dimension. Son éducation à l'Université de Cambridge avait tout de même affiné son art de la prose anglaise, qu'il maîtrisa avec une précision et une inventivité qui éclipsent bien souvent ses pairs natifs.
La maison d'édition Verdier ne possède pas une, mais deux collections russes. Celle qui accueille cet inédit, « Poustiaki », est co-dirigée par Luba Jurgenson et Anne Coldefy-Faucard. Son nom, qui signifie Les petits riens, est une référence à l'ouvrage autobiographique d'Iouri Annenkov, De petits riens sans importance, réédité en 2018 dans une traduction d'Anne Coldefy-Faucard.
« Cette collection se focalise sur des textes qui offrent une perspective intime sur des événements historiques majeurs comme la Révolution russe, la Première Guerre mondiale, et la guerre civile russe », décrit Luba Jurgenson, et de continuer : « Ces récits ne cherchent pas à présenter de grands essais historiques mais à dévoiler les subtilités de la vie quotidienne durant ces périodes tumultueuses, explorant l'histoire à travers "le trou de la serrure". » À côté de Vladimir Nabokov, des auteurs comme Evgueni Zamiatine, Vladimir Sorokine ou encore Sergueï Lebedev.
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La seconde collection, « Slovo », « Verbe » en russe, se concentre sur des œuvres qui mettent en lumière la puissance et la portée de la langue russe à travers des textes significatifs, comme ceux de Varlam Chalamov, Daniil Harms ou notre contemporain Maxime Ossipov. Elle a été fondée par Hélène Châtelain, et est actuellement dirigée par Catherine Perrel.
Crédits photo : Domaine Public
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 25/04/2024
190 pages
Editions Verdier
19,50 €
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