L'interdiction à la vente aux mineurs de Bien trop petit, de Manu Causse (Thierry Magnier), en juillet 2023, a braqué les projecteurs sur la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence. Intégrée au ministère de la Justice, cette institution contestée soulève à présent de nombreuses questions quant à son fonctionnement, ses décisions et son manque de transparence.
Le 28/11/2023 à 11:07 par Antoine Oury
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28/11/2023 à 11:07
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« Après un appel, on faisait le tour des bouquins lus, afin d'en présenter vaguement quelques-uns, parfois pour dire que l'on avait bien aimé. La séance se changeait alors en une sorte de club de lecture, avec des membres plus ou moins concernés. Le fonctionnement, dans l'ensemble, fait penser à celui d'une association un peu endormie. » Tel est le souvenir peu reluisant de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence, pour une ancienne membre de cette institution très discutée.
Créé en 1949, cet organe du ministère de la Justice reste relativement méconnu, si l'on excepte la médiatisation de certaines de ses interventions. La dernière en date, la restriction de la vente aux mineurs de Bien trop petit, de Manu Causse (Thierry Magnier), a poussé le Syndicat national de l'édition, mais aussi la Société des Gens de Lettres à réclamer une réforme de cet outil de contrôle.
Lorsqu'elle est promulguée, la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est l'aboutissement du lobbying du Cartel d'action sociale et morale, une fédération d'associations dont la réunion remonte à l’investissement de protestants républicains, à la fin du XIXe siècle. À l'instar de l'abbé Bethléem, un certain Daniel Parker milite pour traquer « l'immoralité ».
La législation reflète elle-même cette influence. En effet, les publications, périodiques ou non, destinées aux enfants ou aux adolescents « ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés [de] crimes ou délits, ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ».
Le terme « démoraliser » doit bien se comprendre comme « rendre immoral », et non « déprimer », son acception contemporaine...
Ce que l'on désigne comme « immoral » a bougé : aujourd'hui, la commission vise le « caractère pornographique », l'incitation à la discrimination ou à la haine, l'atteinte à la dignité humaine, le trafic de stupéfiants, mais aussi la violence ou les crimes et délits, des domaines assez larges, difficiles à circonscrire, même dans la littérature destinée à la jeunesse et aux adolescents.
Pour le reste, la législation a assez peu changé depuis 1949, avec une commission dont la mission reste fondamentalement la même : exercer une censure a posteriori. Dans les faits, cette « censure » n'est pas du ressort de la commission, puisqu'elle ne fait que transmettre un avis au ministère de l'Intérieur, lequel ne dispose que d'outils encadrés par la loi.
La place Beauvau pourra ainsi, au choix, interdire la vente aux mineurs, l'exposition des publications à la vue du public ou la publicité pour ces publications. Si ces dernières relèvent de l'incitation à la haine ou de l'apologie du terrorisme, par exemple, d'autres instruments légaux seront alors convoqués par les pouvoirs publics.
Dans les faits, la commission envoie le plus souvent des courriers aux éditeurs, pour les interpeler sur tel ou tel élément dans un livre en particulier. « Je me souviens d'un livre de SF dans lequel on trouvait des remarques affreusement sexistes. Après un courrier, l'éditeur, une maison réputée, avait répondu : “C'est un vieil auteur, on le laisse finir sa série, ce n'est pas bien grave”. Il ne s'est donc rien passé, et le livre était paru depuis 9 mois déjà », se remémore une ancienne membre de la commission.
Ce type de courriers de rappel et d'« avertissement » constituent la plupart des interventions de la commission : « [M]ine de rien la majorité des éditeurs jouent le jeu, ils [...] respectent les recommandations », assure toutefois un participant. Et pour cause : en cas d'infraction, les éditeurs, directeurs de la publication, mais aussi les auteurs, voire les imprimeurs et diffuseurs, peuvent se voir infliger des amendes ou des peines de prison.
La commission compte 16 membres ayant voix délibérative. Aux côtés du président, David Moreau, membre du Conseil d'État par ailleurs, siègent ainsi quatre représentants des ministères de la Culture, de l’Éducation nationale, de la Justice et de l’Intérieur, deux représentants des personnels de l’enseignement public et privé, quatre éditeurs de publications (répartis entre destinées ou non à la jeunesse), deux dessinateurs et auteurs, un représentant des organisations de jeunesse, un parent, désigné par l'Union nationale des associations familiales, et enfin un magistrat honoraire ayant siégé dans des tribunaux pour enfants.
S'ajoutent aussi un représentant du Défenseur des droits ou de son adjoint le Défenseur des enfants, un représentant du président de l'Arcom, et un représentant du président de la commission de classification des œuvres cinématographiques du CNC. Enfin, dix rapporteurs, sans voix délibérative, produisent des rapports sur les publications qui leur sont confiées.
Chaque mandat s'étend sur trois ans, renouvelable une fois. Sur la sélection des membres de la commission, aucune règle n'est définie : pour les représentants, les différentes organisations syndicales sont chargées de les désigner.
Au-delà, aucun prérequis n'est attendu : « J'y suis allée parce que mon organisation m'a dit : “Il faut que l'on soit présent, pour ne pas laisser la place à des réactionnaires” », nous confie une ancienne membre. Un autre, qui termine son mandat, indique « qu'en cas de départ de ses mandataires, souvent en fin de mandat tout simplement, chaque administration propose des noms qui sont sans doute validés sans grande difficulté ». Et observe, lucide : « C'est intéressant, mais chronophage, je crois que ce n'est pas évident de trouver des volontaires. »
Ainsi, les membres de la commission ne passent aucune évaluation sur leur maitrise de la lecture ou leur capacité à comprendre un texte, la satire, la parodie ou l'ironie. Sans s'embarrasser de pincettes, une ancienne membre constate : « Les gens s’imaginent une réunion d’experts, cela n’a rien à voir, c'est une réunion de branquignols. »
Une fois les membres désignés viennent les réunions. La commission « se réunit en principe une fois par trimestre sur convocation du président », précise son règlement intérieur, et les membres que nous avons pu interroger nous confirment un rythme de quatre rendez-vous par an.
En cas d'absence, un membre peut éventuellement être remplacé par son suppléant, mais aucune obligation ne s'applique. Par ailleurs, qui dit présence ne signifie pas participation, avec, ici aussi, une franche latitude laissée aux membres de la commission : aucune prise de parole n'est contrainte, « ni pour présenter les livres lus ni pour commenter les extraits », indique une ancienne participante.
Si les déplacements des membres sont pris en charge par la commission, la totalité des missions est bénévole, ce qui complique toute exigence de l'institution envers les participants. Ces derniers ont en effet une mission, conséquente : lire un certain nombre de livres ou de magazines, reçus à leur domicile, en trois mois.
« Parfois je recevais 4 livres, avec quelques magazines, et parfois beaucoup plus, jusqu'à une dizaine : je me considère comme une grande lectrice, mais j'avais souvent du mal à m'acquitter de toutes les lectures », nous explique-t-on. Et d'autres membres, selon le témoignage que nous avons recueilli, se montraient bien moins rapides encore.
De fait, les titres étudiés sont souvent lus en diagonale, parcourus rapidement, avec plus ou moins d'attention selon les sujets abordés et l'éditeur, par exemple.
La charge de travail, le bénévolat et l'absence d'obligation de présence et de participation débouchent enfin sur un taux d'absentéisme assez élevé : « J'ai séché mes trois dernières séances », nous confie-t-on, quand un autre membre, qui termine sa mandature, admet qu'il « n'assistait plus aux commissions » depuis quelques temps déjà. « Ce qui fait qu'en fin de mandat, on ne trouve plus que les gens qui sont payés pour ça, soit membres des administrations, soit dépêchés par des associations », remarque-t-on, « et qui sont parfois très stricts ».
Une fois ces questions liées au fonctionnement et à l'organisation réglées, la commission peut effectuer sa mission : surveiller et contrôler les publications destinées à l'enfance et à l'adolescence. Ce qui recouvre à la fois les ouvrages, mais aussi les magazines et autres journaux. Si l'on rappelle que la production éditoriale pour la jeunesse atteignait environ 18.500 titres en 2018 (d'après des chiffres du Syndicat national de l'édition pour cette année-là), on mesure la nature himalayenne de la tâche.
Selon la loi, le directeur ou l'éditeur de toute publication destinée à la jeunesse doit en faire parvenir deux exemplaires (imprimés ou numériques) au ministère de la Justice « dès sa parution ou, s'il s'agit d'une publication en provenance de l'Union européenne ou d'un autre État partie à l'accord sur l'Espace économique européen, dès son importation pour la vente ou la distribution gratuite en France ». Autrement dit, la commission intervient a posteriori uniquement, et ne peut empêcher, en soi, une parution (ce qui serait considéré comme une censure préalable). Notons que des particuliers peuvent aussi signaler des livres qu'ils estiment problématiques à la commission.
Les ouvrages reçus au ministère sont ensuite répartis entre les membres de la commission et les 10 rapporteurs, pour une lecture et la rédaction d'« un bref rapport écrit ». « Lorsque le membre de la commission ou le fonctionnaire chargé de la lecture d’une publication estime que le contenu de celle-ci doit être porté à la connaissance de la commission, en vue d’un débat et d’une prise de position, le rapport présente la publication, les problèmes qu’elle pose et indique quelle est la proposition du rapporteur », détaille le règlement intérieur de la commission.
Pendant les réunions elles-mêmes, seuls les ouvrages qui ont posé « problème » sont censés être évoqués, mais, dans les faits et selon les témoignages recueillis, certains échanges débouchaient sur de véritables recommandations de lecture, où « l'on expliquait que tel sujet, plutôt difficile, était finalement bien traité dans ce livre », nous indique-t-on.
« Les sujets litigieux, pour ce que j'en ai vu, tournent plutôt autour de l'islam, notamment l'islam rigoriste qui fait l'objet d'une littérature diffusée en dehors des circuits traditionnels », nous raconte un participant à la commission « [Elle] travaille pour capter ces livres et les vérifier. Parfois, c'est du pur catéchisme musulman, parfois des choses plus problématiques, comme un livre où les visages ne figuraient pas, ce qui, d'après un des membres de la commission, était le reflet d'une lecture rigoriste et problématique du Coran. »
L'autre sujet est celui de la sexualité et de la manière dont elle peut être abordée dans la littérature jeunesse : le cas Bien trop petit est ici symptomatique. Jugé problématique par un membre de la commission, son cas a été évoqué lors de la séance du 4 janvier 2023, en présence de 11 membres à voix délibérative. Il semblerait que ceux-ci n'aient pas tous lu l'ouvrage de Manu Causse dans son intégralité, mais « des extraits ont circulé, par fichier et emails », nous confie un membre présent ce jour-là.
Les ouvrages signalés comme problématiques par un lecteur sont mis à disposition de l’ensemble des membres lors de la séance. Les extraits des ouvrages signalés comme problématiques peuvent également leur être adressés par mail s’ils sont trop longs ou trop nombreux pour en prendre connaissance de façon exhaustive en séance.
– Commission de surveillance et de contrôle des publications pour la jeunesse
Pour Bien trop petit, ce fonctionnement par lecture partielle ou tronquée s'avère assez problématique. En effet, dans ce livre, le personnage principal, Grégoire, complexé par l'aspect de son sexe, se réfugie dans l'écriture de récits pornographiques « un peu bas du front », comme les qualifiait l'éditeur du texte à France Info. Au fil de l'histoire, Grégoire, mis au contact d'autres personnages et expériences, comprend les éléments problématiques et irréalistes de ses fictions, stéréotypées et toxiques.
Une lecture de simples extraits de Bien trop petit court ainsi le risque de priver cette œuvre de son contexte et de sa globalité. D'autant plus que, dans les discussions autour des ouvrages, plusieurs participants reconnaissent un effet de groupe assez flagrant. « [O]n suit l'avis de la personne qui parle, quand on a l'impression qu'elle maîtrise le sujet », nous explique un participant au sujet d'un ouvrage sur l'islam. Une ex-membre déplore pour sa part « le côté très mouton de la commission. Souvent, une seule personne a lu le livre dont il est question, et on a donc tendance à vite se ranger de son côté. » L'évocation des seuls passages « bas du front » de Bien trop petit aurait ainsi pu conduire à une rapide condamnation du titre.
L'efficacité de la commission de contrôle et de surveillance n'est pas remise en cause de manière unanime. « Je trouve que c’est une commission qui fait bien son boulot », souligne un de ses membres, qui nous assure que les lectures sont sérieuses et répétées, « lorsque nous avons un doute ».
Un autre participant le garantit : « [O]n se retrouve aussi, en tant que parent ou que membre d'une commission qui est quand même là pour statuer sur des sujets potentiellement graves, à réfléchir différemment. » Le fonctionnement collégial, encadré par les institutions de la République, permettrait une véritable mise en perspective, une hauteur de vue.
Néanmoins, le mode opératoire de la commission reste étrange. Et particulièrement opaque, ce qui renforce la suspicion à son égard. Chaque séance fait l'objet d'un procès-verbal, mais celui-ci n'est rendu public « que sur demande de l’un des ministres représentés », nous précise la commission, qui fait aussi signer à ses membres une clause de confidentialité. Cette dernière est si stricte que même le Défenseur des enfants auprès du Défenseur des droits, Éric Delemar, n'a pas donné suite à nos questions.
Seule information au public, un rapport d'activité triennal plutôt succinct, d'une vingtaine de pages. Et la commission elle-même, si elle a répondu à quelques-unes de nos interrogations, n'a pas prolongé l'échange après des demandes de précisions.
Pour un des membres interrogés, cette culture du secret, « je pense que ça s'explique plus par notre formidable époque que par la nature de la commission [...]. [S]e positionner sur un sujet, aujourd'hui, c'est agiter une cible et se faire, à coup sûr, défoncer sur les réseaux sociaux, et plus. Expliquer pourquoi on a demandé une recommandation, ou pas, une interdiction, ou pas, sur tel ou tel livre, c'est se faire clouer au pilori direct, quel que soit le “camp” auquel on appartient, même (surtout ?) si on appartient à aucun camp. »
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Pour autant, les noms des membres de la commission sont d'ores et déjà publics, et ce manque de transparence alimente aussi une certaine méfiance vis-à-vis des décisions. Ainsi qu'une crainte pour l'avenir : « Le cas Bien trop petit a créé un précédent pour cette commission, jusqu'à présent moribonde. Elle n'est pas très menaçante aujourd'hui, mais que se passera-t-il si Marine Le Pen ou d'autres représentants de l'extrême droite accèdent au pouvoir ? », s'inquiète une autrice d'ouvrages pour la jeunesse.
D'autres membres de la chaine du livre sont préoccupés : le Syndicat de la Librairie française a fait part de son « incompréhension », et le Syndicat national de l'édition, de sa volonté de voir « évalué » ce dispositif de protection des mineurs.
En septembre dernier, la Ligue des Droits de l'Homme a déposé auprès du tribunal administratif de Paris un recours en annulation de la décision, « pour excès de pouvoir », accompagnée par les éditions Thierry Magnier. Est également envisagé le dépôt d'une Question prioritaire de constitutionnalité, afin de déterminer si l'article 14 de la loi de 1949 est bien conforme à la Constitution et s'il est bien nécessaire, dans une société démocratique.
Douce ironie : la commission de surveillance et de contrôle serait alors exposée à une... censure.
Nous apprenons qu'un recours en annulation de l'arrêté du ministère de l'Intérieur a été déposé par l'éditeur Thierry Magnier, représenté par Mes Agnès Tricoire et Jean-François Mary. La QPC, elle, sera posée dans les prochaines semaines.
Photographie : illustration, Cristian Gallo, CC BY-NC 2.0
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
3 Commentaires
CaptainBN
28/11/2023 à 17:45
Très bon article.
Je note un manque flagrant dans les profiles des membres de la commission : Les professionnels de la psychologie enfantine.
En gros, on demande deux politiciens (des non spécialistes, donc), des éditeurs, des auteurs (spécialistes de leur art) un parent (sans qualification) et un spécialiste du droit (spécialiste seulement en droit) de statuer sur l'effet qu'aura un livre sur l'esprit des gamins, sans jamais demander leur avis aux gens qui étudient le fonctionnement de l'esprit des gamins ?
Sans compter le faible nombre de personnes vis à vis de la masse des publications ... On est sur de l'inefficace de compèt'.
Pourquoi ne pas en faire un forum internet tenu et alimenté par des psys et des profs pour que quelques centaines de lecteurs puissent se répartir les lectures et discuter sur de nombreuses pages à la fois ?
Il ne serait pas difficile de monter un tel site et de demander aux psychologues scolaires et libéraux volontaires de discuter sur les œuvres les plus sulfureuses. Les œuvres ne faisant pas parler d'elles se retrouveraient naturellement au fond du fofo, mettant en avant celles qui font réagir.
Resterait alors aux législateurs à faire leur travail a partir de la masse d'info donnée par les professionnels sur les pages dédiées, remontées par un système de vote.
Max leyris
29/11/2023 à 14:49
Il faut surtout mieux controler les parents. Foutez la paix aux gosses. Les adultes sont assomants.
CaptainBN
29/11/2023 à 16:43
C'est vrais, mais mais ça n'empêche pas le conseil.
Après tout, être parent est déjà difficile alors si en plus il faut connaitre tous les documents que les gamins pourraient voir, au secours !
Après tout, "il faut un village pour élever un enfant."