LBF23 – L’industrie du livre française serait-elle un obscur repaire de gauchistes rouges, couteau entre les dents ? En l’espace de quelques semaines, deux professionnels ont eu affaire aux forces de l’ordre, avec garde à vue à l’appui. Dernier épisode en date, un agent littéraire arrêté à Londres ce 17 avril. Il vient d’être relaxé, mais les actions policières préoccupent les éditeurs.
Le 19/04/2023 à 14:37 par Nicolas Gary
3 Réactions | 1234 Partages
Publié le :
19/04/2023 à 14:37
3
Commentaires
1234
Partages
Décidément, les forces de l’ordre françaises n’apprécient que modérément les militants : fin mars, une libraire travaillant au Monte-en-l’air (Paris XXe) avait été interpellée. Son tort ? Avoir pris part au rassemblement du 24 mars, pour dénoncer le projet de réforme des retraites.
À LIRE : Une libraire placée en garde à vue... pour avoir manifesté
Le tribunal ordonnera finalement qu’elle soit relaxée, mais les conditions de cette arrestation restent pour le moins indigestes. Manifester sa désapprobation, la base de la liberté d’expression — une valeur que l’on tient pour sacrée dans l’industrie du livre…
De Paris à Londres, mêmes causes, mêmes effets : Ernest M. a été arrêté – téléphone et ordinateur saisis, interrogatoire… mais surtout, aucune explication de la part des policiers britanniques. « Nous considérons ces agissements comme des violations scandaleuses et injustifiables de la liberté d’expression et comme un nouvel exemple de l’arbitraire des lois antiterroristes », assuraient les éditions La Fabrique et Verso Books, qui collaborent avec l’agent littéraire.
Ces deux structures ont en commun des catalogues d’ouvrages peu enclins à chanter les louanges du capitalisme. Des structures radicales dans leur ligne éditoriale, mais est-ce suffisant pour justifier de tels procédés ?
Ernest, 28 ans, chargé des droits étrangers, aura été interpellé ce 17 avril par deux agents en civil — une femme, un homme —, à la gare de Saint Pancras. Au terme de six heures d’interrogatoire, il aura refusé de communiquer les mots de passe de ses appareils numériques.
La police anglaise brandissait l’article 7 de la loi de 2000 sur le terrorisme : le texte permettrait des interrogatoires, en cas de soupçons. Lesquels reposent sur le fait qu’Ernest a pris part à des manifestations en France. La police métropolitaine a officialisé en fin de journée les faits, confirmant les motivations de cette arrestation.
De fait, l’article 7 donne latitude aux policiers de déterminer si des personnes sont impliquées dans « la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme ». Protester contre la réforme des retraites ne semble pas être la définition la plus rigoureuse du terrorisme…
Transféré au poste de police d’Islington, au nord de Londres, sa garde à vue s’est prolongée durant la journée du 18 avril. Il a finalement été libéré. Pour les éditeurs de part et d’autre de la Manche, la « complicité avec les autorités françaises sur ce dossier » ne fait aucun doute : comment les Bobbies auraient-ils pu avoir connaissance des faits et gestes de l’intéressé ?
Outre la mobilisation en France, la National Union of Journalists (NUJ), syndicat du journalisme britannique a dénoncé une action « extrêmement préoccupante ». La représentante de la NUJ, Pamela Morton, déplore ainsi le recours à une législation antiterrorisme, pour « saisir un éditeur qui était légitimement venu ici, dans le cadre de la Foire du livre de Londres ».
Contactée par ActuaLitté, la London Book Fair ne fait pas de commentaires sur ce qui s'est passé. Mais plus troublants encore, les éléments que rapporte La Fabrique dans un nouveau communiqué — en intégralité ci-dessous.
Si le responsable de droits étrangers est libre, ses téléphone et ordinateur ne lui ont pas été rendus, la police entend bien les faire parler. Par ailleurs, il sera convoqué dans quatre semaines « pour être présenté à la cellule antiterroriste britannique ». Un département unique en Europe, dont l’étendue des pouvoirs se mesure à l’aune du « cadre juridique très permissif » en vigueur. « Malgré sa libération, notre collègue voit ses droits fondamentaux bafoués et sa vie soumise à un arbitraire d’État totalement opaque. »
En outre, la teneur de l’interrogatoire devient sidérante : lui furent demandés « son point de vue sur la réforme des retraites en France, sur le gouvernement français, sur Emmanuel Macron, son avis sur la crise du Covid, etc. Peut-être plus grave encore, lors de son interrogatoire, il lui a été demandé de nommer les auteurs “antigouvernementaux” du catalogue des éditions La fabrique, maison pour laquelle il travaille ».
Pour l’éditeur, c’est « pousser encore plus loin la logique de censure politique et de répression des courants d’idée contestataire ».
En signe de protestation, l’éditeur français avait donné rendez-vous devant le consulat britannique, 16 rue d’Anjou (Paris VIIIe) — le rassemblement était originellement prévu devant l’ambassade de Grande-Bretagne (quelque 200 mètres plus loin). À 20 h, les soutiens affluaient, une centaine de personnes, voire un peu plus.
« Nous étions regroupés et jusqu’à 20 h 30 se sont succédé plusieurs prises de parole, pour résumer la situation », indique Jean Morisot. Ce dernier a repris la maison fondée par Éric Hazan, avec Stella Magliani-Belkacem. Le rassemblement avait en effet été appelé par une tribune d’éditeurs diffusée par L'Obs.
À LIRE : La fabrique fête ses 25 ans !
« Durant cette trentaine de minutes, les forces de police se sont rapprochées — jusqu’à nous demander d’évacuer la voie. Une rue où personne ne passe… ridicule », indique-t-il à ActuaLitté. Vers 20 h 45, le temps n’incitant pas à prolonger le regroupement, les uns et les autres décident de s’en aller.
Problème : « Les policiers nous ont littéralement nassés. Personne n’a pu repartir : ils laissaient passer les gens au compte-gouttes. » Et ce, sans explication sinon de répéter qu’on attendait les ordres. Il aura fallu attendre 21 h 30 pour que les citoyens soient pleinement autorisés à quitter les lieux. « Oui, c’était absurde », reprend Jean Morisot.
En attestent les photos qu'a diffusés le député Hadrien Clouet, Haute-Garonne et chef de file France Insoumise aux Affaires sociales :
Pourquoi cette attente ? « Il semblerait que, dans la même période, Macron passait non loin. Ils ont certainement cherché à éviter un autre rassemblement. » Qui n’aurait pas été légal ? « C’est une ineptie : le rassemblement n’était pas déclaré, en effet, sauf qu’il faut avertir deux mois au préalable. Là, c’était juste une réaction à l’actualité », précise l’éditeur.
« D’ailleurs, seul un arrêté préfectoral a le pouvoir d’interdire une manifestation. Et il n’y en a pas eu. »
L’événement paraîtrait anecdotique, s’il n’était pas aussi désarmant. Un ressortissant français arrêté en Angleterre, et… un chef de l’État dans la rue qui entame des chants pyrénéens. La vidéo circule depuis ce 17 avril au soir : Emmanuel Macron, au sortir de son allocution, a rejoint un groupe de jeunes pour chanter Le Refuge.
En soi, rien qui ne déroge à l’image parfois improbable que donne le président de la République. En revanche, les chanteurs enthousiastes avaient recours à l’application Canto – qu'a développée une association pour « trouver tous les chants populaires et traditionnels de France, pour les sauvegarder en numérique ».
Or, ses liens avec l’extrême droite ont déjà été pointés. Auprès de France Inter, l’Élysée rétorque :
Après son allocution, le président de la République s’est accordé un moment avec son épouse. Alors qu’ils marchaient en fin de soirée, ils ont été interpellés par un groupe de jeunes en train de chanter qui ont demandé au président s’il pouvait les rejoindre. Il les a alors rejoints pour une chanson pyrénéenne qu’il affectionne et connaît. Il ne pouvait connaître à ce moment-là les antécédents de chaque personne avec laquelle il discutait.
– réaction de l’Elysée
Macron, poussant la chansonnette à ses heures perdues, pourquoi pas, d’autant qu’en juillet 2022, lors d’un déplacement dans les Hautes-Pyrénées, il avait déjà entonné cet air. Le tout avec un béret rivé sur le crâne.
Car de toute évidence, c'était le mieux à faire.
Le responsable des droits étrangers de La fabrique, Ernest, a enfin été libéré de sa garde à vue, après son arrestation et sa détention par la police antiterroriste britannique à son arrivée à la gare de Londres. Nous sommes tous et toutes très soulagé.e.s qu’il soit maintenant libre, mais nous sommes également très choqué.es et inquiet.es de ce qui vient d’arriver.
D’une part, Ernest n’est pas sorti d’affaire. Son téléphone et son ordinateur professionnel ont été saisis et sont restés entre les mains de la police britannique qui vont en extraire toutes les données en vue de les analyser et de les exploiter. Plus grave encore, notre collaborateur est convoqué dans 4 semaines à Londres pour être présenté à la cellule antiterroriste britannique.
L’antiterrorisme britannique est unique en Europe en matière de législation d’exception : elle est la seule qui permette, sans aucune piste d’enquête, comportement suspect, poursuite ou même « garde à vue » officielle, d’interpeller, de détenir et d’interroger des justiciables qui s’exposent automatiquement à des poursuites judiciaires s’ils refusent de coopérer.
Il offre aussi un cadre juridique très permissif aux policiers pour extraire la totalité des données de n’importe quel appareil informatique ou téléphone d’une personne interrogée. Malgré sa libération, notre collègue voit ses droits fondamentaux bafoués et sa vie soumise à un arbitraire d’État totalement opaque.
D’autre part, Ernest a été interrogé pendant plusieurs heures et lui ont été posées des questions très troublantes : son point de vue sur la réforme des retraites en France, sur le gouvernement français, sur Emmanuel Macron, son avis sur la crise du Covid, etc. Peut-être plus grave encore, lors de son interrogatoire, il lui a été demandé de nommer les auteurs « antigouvernementaux » du catalogue des éditions La fabrique, maison pour laquelle il travaille.
Au-delà de la situation scandaleuse de l’antiterrorisme qui enquête sur les intentions et la vision politique et philosophique de personnes en privation de liberté, aucune de ces questions ne devrait être pertinente pour un officier de police britannique. En outre, poser des questions au représentant d’une maison d’édition, dans un cadre antiterroriste, sur les opinions de ses auteurs, c’est pousser encore plus loin la logique de censure politique et de répression des courants d’idée contestataires.
Dans un contexte d’escalade autoritaire du gouvernement français, en pleine période de mouvements sociaux, cet élément fait froid dans le dos.
Comment ces mesures sont-elles compatibles avec les principes fondamentaux dont se glorifient des pays comme la France et la Grande-Bretagne, comme la liberté d’expression ou les droits démocratiques ?
Comment caractériser un régime qui permet qu’une personne se rendant à une Foire internationale du Livre à Londres soit détenue pendant près de 24 heures sans que rien de concret ne soit retenu contre elle, et reste ensuite astreinte à une procédure antiterroriste pour une durée indéterminée ?
Pourquoi la police britannique se livre-t-elle à des interrogatoires dont les questions semblent lui avoir été soufflées par les services français ? Doit-on supposer que, lorsqu’on voyage entre la France et le Royaume-Uni, il faut désormais craindre d’emporter avec soi son téléphone et son matériel informatique et s’attendre à ce qu’ils soient saisis et fouillés par des services antiterroristes ? Tous ceux et toutes celles qui attachent de l’importance aux principes démocratiques doivent s’inquiéter d’un symptôme aussi grave de l’évolution du maintien de l’ordre.
Cette affaire marque un précédent pour toute personne qui exerce un travail intellectuel et dont la production peut être jugée gênante par le pouvoir.
Si n’importe quels téléphone et ordinateur contenant des manuscrits confidentiels, des sources journalistiques ou sociologiques peut être subtilisées, intégralement analysées et décryptées par une police étrangère bénéficiant de prérogatives draconiennes du fait de sa législation d’exception, les libertés de la presse, académiques, d’expression et les droits à la protection des données personnelles sont très sérieusement menacés.
La fabrique éditions exige l’arrêt de toutes les procédures et poursuites à l’encontre de son responsable des droits étrangers.
Crédits photo : manifestation rue de Rivoli du 23 mars contre la réforme des retraites - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - La Foire du Livre de Londres 2023, au croisement des secteurs culturels
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
3 Commentaires
bibliophile
20/04/2023 à 12:05
C'est tout bonnement terrifiant...
réforme des retraites
20/04/2023 à 20:12
Vu le nombre d'articles rapportant des gens qui se font frapper, d'immeubles évacués à cause d'incendies, de commerces, de véhicules et de devantures d'habitations dévastées, ... Oui on pourrait qualifier certains blocs de manifestants de terroristes et c'est d'ailleurs pour ça, que ça fait des semaines que je ne vais plus chez mon libraire, justement pour les éviter car ils passent en plein dans sa rue quand je suis disponible pour y aller...
Personnellement rien à faire de la réforme, car certains l'ont oublié, mais les années sans chômage reviennent à du congé sabbatique, donc il me faudra les rattraper voir faire du cumul emploi/retraite, cette réforme ne me change strictement rien, par contre Macron a été le seul a améliorer le niveau du chômage (niveau qui a été en chômage de masse depuis plus de 40 ans sans que ça fasse sortir qui que ce soit dans la rue), les 2 autres présidents incapables en auraient fait autant, j'aurais pas eu ce cadeau de 7 ans de pauvreté à porter sur ma carrière...
Ravachol
21/04/2023 à 20:04
Vous devriez demander un complément de retraite au fonds Marianne, si vous n'en percevez encore rien. Vos souffrances face des centaines de milliers de manifestants, pardon, de terroristes selon vos catégories, méritent reconnaissance et aucune atteinte au droit, aucune violence n'est déplacée pour pacifier votre rue, ni les éborgnements, ni les mains amputées, ni les arrestations préventives.