Attendu le 29 septembre prochain, Le fin mot de l'Histoire en 200 expressions décapantes – coécrit par Guillaume Meurice et Nathalie Gendrot (Le Robert) –, n'est toujours pas sorti des presses. Son impression a été suspendue par le groupe Editis, qui pointe plusieurs expressions de l'humoriste susceptibles d'entraîner des poursuites judiciaires. L'une d'entre elles porte sur Vincent Bolloré, propriétaire et vendeur du groupe éditorial...
Le 14/09/2022 à 17:39 par Antoine Oury
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14/09/2022 à 17:39
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Expliquer et détailler 200 expressions couramment utilisées, mais à l'origine méconnues, tel était le projet derrière Le fin mot de l'Histoire... Ce dernier bénéficiait d'ailleurs de l'expertise de la linguiste Nathalie Gendrot. Pour apporter un peu de légèreté, se sont ajoutées aux acceptions officielles, les remarques humoristiques de Guillaume Meurice, populaire chroniqueur de la radio publique France Inter.
« Ils viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et torturer nos estomacs avec leurs chips au vinaigre », écrit-il, pour présenter “La perfide Albion” ou « Rien à voir entre la Légion étrangère et la boucherie, donc. Sauf sur un champ de bataille », étayant ”Tiens, voilà du boudin“. Telle était la teneur des commentaires de Meurice, destinés à faire sourire les lecteurs, parallèlement aux enseignements de l'ouvrage.
Il faudra se contenter, pour l'instant, de l'extrait disponible sur le site de la maison Le Robert pour se faire une idée de l'ouvrage, sa parution ayant été suspendue par le groupe Editis, comme l'a révélé Le Monde ce 13 septembre. « La seule bonne manière d’apprendre. En plus, tout le monde en prend pour son grade… C’est de bonne guerre ! », assurait la présentation de l'éditeur, Le Robert. Vraiment ?
Selon le quotidien du soir, sept phrases ajoutées par l'humoriste ont posé problème aux services juridiques du groupe, mais les médias en retiennent deux : Vincent Bolloré d'une part, et la marque Louboutin de l'autre. Pour le reste, des piques en direction de Deliveroo, du ministère de l'Éducation nationale et autres « personnalités connues », étaient au programme, nous indique la direction de la communication Editis.
Le manuscrit du Fin mot de l'Histoire en 200 expressions décapantes aurait été reçu par les services de la maison Le Robert au mois de juin dernier, avant de passer, comme c'est le cas pour de nombreux textes un tant soit peu sensibles, entre les mains des services juridiques.
Ceux-ci auraient signalé sept formulations de Guillaume Meurice présentant « des risques avérés de contentieux de nature civile ou pénale, au regard des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui prévoit et réprime les infractions pénales de diffamation et d'injures », indique Editis. Les deux coauteurs auraient été prévenus dès l'identification de ces expressions, avec une demande de modification. Par qui, et comment, cela demeure trouble.
La date de parution se rapprochant, et celle de l'impression encore plus, Editis a pourtant suspendu les impressions des ouvrages, prenant acte du refus des coauteurs de modifier le manuscrit. Après l'article du Monde, Editis indique assumer « pleinement la décision de suspendre un ouvrage qui n'était pas conforme aux principes directeurs de la liberté d'expression et qui comportait des propos qualifiables de diffamation et d'injure ». La question se pose : qui est aux commandes, et dans quelle intention ?
Interrogé sur la popularité de Guillaume Meurice et le ton acide qu'il emploie sur France Inter sans pour autant être sujet de multiples plaintes, Editis insiste : la différence est notable entre « une entreprise d'édition privée » et une station de radio publique, la première étant plus exposée aux procédures.
Si les sept « petites phrases » incriminées n'ont pas été révélées, celle évoquant Bolloré était associée à « faire long feu ». Donc, ne pas durer longtemps. Ou, comme la revisite l'humoriste : « Expression remplacée aujourd’hui par : révéler sur Canal+ les malversations de Vincent Bolloré. »
Selon le groupe, des corrections permettraient tout de même de publier le livre, si les coauteurs s'y étaient résolus. D'après nos informations, un transfert du livre chez First, maison à la réputation moins « sérieuse », aurait été proposée aux auteurs, moyennant un peu plus de souplesse dans le traitement des textes. Après tout, Le Robert porte la marque du dictionnaire, donc de publications de références, pas nécessairement d’un comique satirique. Erreur éditoriale, qu’il faudrait faire remonter aux origines de l’ouvrage ? Eh bien…
« Charles Bimbenet [l'éditeur du livre, NdR] voulait publier son livre, il a espéré jusqu’au dernier moment que ces 7 citations soient changées », assure cependant le service communication. Nous avons tenté de joindre Guillaume Meurice et Catherine Lucet, la directrice générale des éditions Le Robert/Nathan (et membre du comité exécutif d'Editis), sans succès pour le moment.
Editis invoque la diffamation, l'injure et les risques de contentieux, mais difficile de ne pas lire dans cette parution annulée une mainmise du futur ex-propriétaire du groupe. Acheté en 2019 par Vincent Bolloré pour intégrer son groupe médiatique Vivendi, Editis semble désormais promis à la vente, l'homme d'affaires lui préférant le groupe Hachette Livre, qu'il récupère via son rachat du groupe Lagardère.
Le changement de propriétaire d'Editis avait inquiété, en son temps, en raison de la réputation de Vincent Bolloré : le Breton est connu pour son sens aigu du contentieux, démontré à de nombreuses reprises. Citons le procès pour diffamation contre le journaliste Benoît Collombat et l’ancienne directrice des éditions Calmann-Lévy, Florence Sultan, perdu par Bolloré, mais aussi les procédures contre Geoffrey Le Guilcher, Fabrice Lhomme et Gérard Davet, Élodie Guéguen et bien d'autres journalistes.
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Amateur des « procédures baillons », procès qui dissuadent les enquêtes sur ses activités industrielles, Vincent Bolloré a aussi été relié à la disparition des Guignols de l'Info, légendaire émission de Canal +, depuis filiale de Vivendi. Dès 2015, il aurait souhaité la disparition du programme, avant de licencier Yves le Rolland, producteur historique, en 2016. Deux ans plus tard, les Guignols tiraient leur révérence.
Toujours chez Canal, plusieurs documentaires et enquêtes, notamment sur l'évasion fiscale, auraient été déprogrammés à sa demande, selon Jean-Baptiste Rivoire, qui indiquait en 2016 que Bolloré assumait ces décisions, déclarant qu'il ne fallait « pas embêter les partenaires du groupe, attaquer la BNP ou le Crédit Mutuel, c’est débile ».
Le sens des affaires avant celui de la liberté d'expression ? La suspension du livre de Gendrot et Meurice pourrait s'expliquer ainsi, si les personnalités ou entreprises égratignées étaient aussi susceptibles d’être de futurs repreneurs d'Editis. Une hypothèse que le groupe dément.
« Si nous avions pu sortir le livre tel quel, nous l'aurions fait, vu le temps et l'argent investis. Nous avons vraiment creusé, mais 100 % des consultations, aussi bien de juristes en interne que d'avocats à l'extérieur, aboutissent à la même conclusion », nous assure le groupe. Et de garantir que Vincent Bolloré n'aurait d'ailleurs jamais vu le livre.
L'hypothèse de l'ingérence de Vincent Bolloré se heurte par ailleurs à une fameuse temporalité : celle de la cession prochaine d'Editis par Vivendi. En effet, plutôt que d'affronter les remèdes imposés par la Commission européenne et l'Autorité de la concurrence, le président du directoire de Vivendi, Arnaud de Puyfontaine a fini par suggérer fin juillet une vente d'Editis, pour ne conserver que le groupe Lagardère.
À l'aune de nouvelle, l'intérêt de s'empêtrer dans une polémique pour préserver l'image d'un propriétaire sur le départ semble bien dérisoire... Comme l'a rappelé une affaire récente chez Plon, toujours au sein du groupe Editis, départs et arrivées de cadres supérieurs favorisent les bruits de couloirs et autres fuites dans la presse.
[Ndrl : une précédente version de cet article faisait état du départ de Catherine Lucet, information totalement démentie par Editis]. [mise à jour 21/10 : l'information faisant état du départ de Catherine Lucet est finalement confirmée via un communiqué du groupe, diffusé ce 21 octobre. Avoir raison trop tôt, c'est avoir tort...]
Dans un entretien accordé à Télérama, Guillaume Meurice persiste et signe : les deux blagues relatives à Vincent Bolloré et Louboutin lui ont été reprochées en premier, et les cinq autres plus tard. Il indique également envisager « des suites juridiques pour rupture de contrat » et s'inquiète du signal « grave » envoyé par l'affaire.
Paru le 29/09/2022
320 pages
Le Robert
17,90 €
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L
14/09/2022 à 18:35
"« Charles Bimbenet [l'éditeur du livre, NdR] voulait publier son livre, il a espéré jusqu’au dernier moment que ces 7 citations soient changées », assure cependant le service communication. "
Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais ça sent le gros gros mensonge.
Si l'éditeur (ou plutôt le directeur des éditions Le Robert, hein) avait jugé que les 7 citations devaient être changées absolument avant publication, il n'aurait pas laissé donner le BàT et lancer l'impression.
Le service com d'Editis n'assume pas d'avoir marché sur les pieds d'un des DG de leur groupe ?
D'avoir déjugé toute une équipe éditoriale ?
Il est peut-être un peu tard pour ça, non ?
Jy2m
14/09/2022 à 19:34
Quelle chance pour ce livre, même s’il était peut-être plutôt moyen, car il va bien finir par être édité ailleurs, un livre suspendu provoquant sûrement la rupture du contrat, et il va alors se vendre comme des petits pains, avec ou sans procès.
Cgt Editis
14/09/2022 à 20:14
"Non content de faire planer des nuages noirs au-dessus des salarié(e)s d'Editis, qui ne savent rien de leur avenir en cas de vente de l'entreprise par Vincent Bolloré, l'actuel PDG d'Editis tire sa révérence en rééditant le "coup" d'Olivier Orban, qui déprogramma en 1993 le livre de Denis Robert, "Pendant les affaires, les affaires continuent". Même argument justificatif : des attaques ad-hominem (en fait, des allusions au patron de l'entreprise) susceptibles d'entraîner des complications juridiques.
30 ans après, voilà Guillaume Meurice victime de la même mise à l'écart pour une blague visant Vincent Bolloré..
Un point commun entre les deux affaires : la liberté d'expression s'arrête à la porte du bureau du patron.
Une nouveauté de l'ère Bolloré : cette affaire survient quelques temps après le refuge offert par Bolloré à Eric Zemmour, après son lâchage par Albin Michel.
Et voilà l'atteinte à la dignité des salarié(e)s via une vente dont personne ne sait rien - hormis, on suppose, le PDG d'Editis, rejointe par l'atteinte à la liberté d'expression interne.
En toile de fond, le caractère insupportable de la concentration de tous les pouvoirs, au sein d'un conglomérat d'édition, entre les mains d'un seul homme. Et le procès de la concentration en elle-même.
La CGT condamne avec force la censure exercée contre Guillaume Meurice, tout autant que le mépris total de Vincent Bolloré pour des salarié(e)s d'Editis auxquels il dénie le droit de savoir quel sera leur avenir. Elle réitère les demandes qu'elle a formulées, en France comme auprès du parlement européen et de la commission européenne, pour que les plans de Vincent Bolloré soient enfin dévoilés."
En passant
15/09/2022 à 09:15
A voir, ce communiqué du collectif Stop Bolloré, intitulé "La concentration des médias tue la démocratie"
Le collectif STOP BOLLORÉ est né de la volonté de révéler, décrypter et
combattre les phénomènes de concentration dans les secteurs culturels. II
constate
aujourd'hui que les conséquences
de ces
concentrations
deviennent chaque jour plus prégnantes et inquiétantes. Éviction et
remplacement de directeurs de maison d'édition, comme ce fut le cas chez
Fayard avec le départ forcé de Sophie de Closets et son remplacement par
Isabelle Saporta. Ingérence dans la ligne éditoriale de Paris Match afin
d'imposer des vues politico-religieuses conservatrices, suivie du départ de
son rédacteur en chef, Bruno Jeudy qui avait manifesté son désaccord avec
ces pratiques. Et désormais, arrêt brutal et arbitraire de la publication de
l'ouvrage de Guillaume Meurice et Nathalie Gendrot, en raison de saillies
humoristiques visant Vincent Bolloré lui-même, bénéficiaire économique
d'Editis dont les éditions Le Robert dépendent.
Ces atteintes deviennent de plus en plus grossières sont le signe d'un
accroissement sans précédent du pouvoir actionnarial de Vincent Bolloré et
de l'extrême concentration des vecteurs culturels qu'il détient.
Ennemi de la liberté de l'information et de la création culturelle, Bolloré
n'est bien évidemment ni le premier ni le seul à avoir étendu de manière
inconsidérée son pouvoir dans ces domaines aussi fondamentaux. Mais il
incarne aujourd'hui l'alliance entre le pouvoir capitalistique et l'idéologie
réactionnaire.
Le collectif Stop Bolloré apporte son soutien à Sophie de Closets, à Bruno
Jeudy, à Guillaume Meurice et à Nathalie Gendrot. Il réitère plus que jamais
ses engagements à combattre le
phénomène de la concentration
réactionnaire par tous les moyens politiques, médiatiques et juridiques. Il
appelle également toutes les composantes de l'information et de la culture
à s'unir à brève échéance, et le législateur à légiférer pour lutter
efficacement contre ce péril majeur de notre temps.
Gilles
16/09/2022 à 09:18
Bizarrement, la droitosphère, aka les fachos, ne s'emparent pas de ce joli exemple de "cancel culture"...
Claude Martin
15/11/2022 à 19:15
Quand on commence à censurer les livres ou quand on les brûle, c'est le signe que la dictature est en marche...