Publié en 1897, le troisième roman de Joseph Conrad, aura connu au cours de la dernière décennie quelques aménagements. Son titre, plus spécifiquement, contient cet abominable N-word, comme pudiquement évoqué outre-Atlantique : The Nigger of the “Narcissus”, il fut rebaptisé en 2009 par son éditeur américain. Et la maison française Autrement a décidé d’emboîter le pas à ce changement… qui en réalité n’en est pas un.
Le 09/05/2022 à 10:43 par Nicolas Gary
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Publié le :
09/05/2022 à 10:43
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Les adeptes du scandale par purification linguistique s’en donneront à cœur joie, tout en démontrant combien ils ont la vue basse et la mémoire courte. En effet, sans modifier la traduction d’Odette Lamolle, la maison Autrement a décidé de rééditer l’ouvrage de Conrad, rebaptisé Les enfants de la mer. La disparition du terme “nègre”, jusqu’alors présent dans le titre, entraîne une crise de panique.
Et voici qu’on la rapproche de la décision prise, par l’arrière-petit-fils d’Agatha Christie, que de renommer Ten Little Niggers par And Then There Were None. Or, la maison Le Masque, en France, avait suivi le mouvement : Dix petits nègres devenait alors Ils étaient dix. S’en est suivie une vive discussion autour de la cancel culture, de l’histoire littéraire, du respect de l’œuvre, et ainsi de suite.
Or, le cas Christie méritait bien quelques réflexions : après tout, le changement décidé visait à apaiser les esprits, en supprimant un terme aujourd’hui devenu inadmissible — quand en 1940, il avait malheureusement cours. Conrad et Christie, même lissage ? Pas du tout. Car tomber dans le panneau était si simple.
Dans la nouvelle édition de l’ouvrage, la maison indique dans un avertissement :
Ce troisième roman de Joseph Conrad, son premier roman maritime, s’intitulait à sa sortie au Royaume-Uni en 1897, The Nigger of the Narcissus. C’est ce titre original qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui dans la grande majorité des traductions à travers le monde. Cependant, aux États-Unis, la publication du roman a fait l’objet d’un changement de titre.
Et jouant dès lors sur une forme de réparation a posteriori — 125 ans plus tard, mieux vaut avoir un peu de patience — de torts anciens, l’éditeur justifie ainsi sa démarche. Auprès de Marianne, qui plonge les deux pieds dans cette damnée « censure woke », Alexandre Civico explique : « En relisant le livre, j’ai pensé que le mot "nègre" pouvait être offensant. Je l’ai remplacé par le mot "noir" partout où il était présent dans le texte narratif, et ne l’ai laissé que quand il était prononcé par un personnage, et aidait alors à caractériser ce personnage. Considérer uniquement le respect du patrimoine me semblait contre-productif pour ce texte, que je voulais faire partager au plus grand nombre. »
Les fauves étaient lâchés : il s’agirait bel et bien d’une manière de rectifier les injures et blessures linguistiques du passé. Et pour honorable que soit le procédé, il jette de l’huile sur le feu qu’alimentent les partisans de cet ultra-respect d’un jadis où l’on avait plus de liberté de parole.
L’argument des plus modérés se répéterait ici : un ouvrage dont le titre porte une charge de préjugés et de racisme en l’occurrence, acceptés dans un contexte passé, contraint doublement le lecteur. D’abord, en le forçant à ne pas oublier l’histoire et se replonger dans un contexte, un climat social et une humanité pas si lointaine. D’autre part, en témoignant de la laideur d’une époque et d’un état d’esprit qui cautionnait ces termes autant que la connotation véhiculée.
Sauf que non…
D’abord, il est un fait remarquable qui semble échapper : les œuvres de Joseph Conrad relèvent du domaine public, tant en langue anglaise que française, depuis quelque temps déjà. Aussi devient-il possible de leur rectifier un peu le titre, si tant est que cela soit nécessaire pour garantir au patrimoine littéraire une vie prolongée – et à l’éditeur quelques subsides, ne nous voilons pas la face.
D’autant qu’il s’agit là d’un cas tout de même moins alarmant que cette récente traduction de La Divine comédie, où Mahomet avait été tout simplement supprimé du texte, dans une version néerlandaise. L’idée de la maison partait toutefois de la même intention que celle d’Autrement avec Conrad, « éviter que le livre soit inutilement blessant ». Certes : le politiquement correct avait sévi, outrageusement, et le poète italien, 700 ans après sa mort, retournait ce qui reste de ses ossements dans sa tombe.
Problème : Conrad voit peut-être son titre retapé au nom de motivations qui inquiètent mais l’édition originelle disposait d’un sous-titre, et même de deux : A Tale of the Forecastle ou encore A Tale of the Sea. La trahison devient plus ténue.
Enfin, la première édition américaine fut intitulée The Children of the Sea : A Tale of the Forecastle. Parue du vivant de l’auteur, il ne semble pas qu’elle ait provoqué une colère euh… noire, du romancier qui parlait de cet ouvrage comme « le premier événement dans ma vie d’écrivain qui a vraiment compté ». Une remarque que l’on retrouve dans sa correspondance.
Et même si les agents littéraires étaient peu en vogue à l’époque, rien ne permet d’affirmer qu’il n’en eut pas connaissance. Mieux encore : cette édition américaine avait précédé la sortie en Angleterre et Conrad indique avoir consenti à ce changement de titre, pour le lectorat d’outre-Atlantique. L’argument de son éditeur n’avait, que l’on se rassure, rien de bien-pensant, au contraire : selon lui, le public américain blanc et lecteur n’achèterait pas un ouvrage en sachant qu’un homme noir (James Wait) en était le principal protagoniste.
À ce titre, l’avertissement d’Autrement dans sa nouvelle version semble brosser un portrait un brin idéalisé de cette version américaine :
Le premier éditeur américain de ce magnifique texte, jugeant, dès cette fin de XIXe siècle, que le terme « nigger » était aussi injustifié qu’offensant a décidé de sortir le roman sous le titre The Children of the sea. C’est ce titre américain que nous avons fait le choix d’utiliser pour cette nouvelle édition considérant qu’en effet, le terme incriminé est offensant et n’apporte ici rien de particulier. Ni critique politique ni critique du racisme, il est simplement le reflet du vocabulaire d’une époque aujourd’hui révolue.
Si par la suite, les éditions américaines restaurèrent le titre chois pour le territoire britannique, il existe bel et bien une édition, recherchée, portant pour titre The Children of the Sea : A Tale of the Forecastle. Motivé par des enjeux économiques, certes, le capitalisme faisait malgré lui preuve d'un peu d'humanisme…
Ajoutons, pour les plus acharnés, que d’autres éditions existent encore en version française avec le titre ancien — à L’école des loisirs ou chez Gallimard, qui en fut le premier traducteur en 1924.
Reste qu’il aurait certainement mieux valu débattre d’une traduction réalisée en 1998, dont les qualités ne manquaient assurément pas à l’époque. En revanche, 25 ans plus tard, le texte française méritait, outre cette virevolte sur un titre, d’être révisé…
crédits photo : Jaredd Craig/Unsplash
Paru le 16/02/1998
327 pages
L'Ecole des Loisirs
9,70 €
Paru le 18/05/2022
274 pages
Flammarion
10,00 €
5 Commentaires
Sonic
09/05/2022 à 11:41
Il faut lire en VO, comme ça on n'est pas concerné par ces traductions arbitraires. Et en papier, pas en ebook. En effet, j',ai remarqué que les romans écrits par des Britanniques se retrouvent avec une orthographe américaine, par ex dans No Name de Collins, donc époque victorienne, on lit en ebook "theater" et "center".
NAUWELAERS
09/05/2022 à 22:28
Cet article riche et important suscite des réflexions diverses en sens divers.
Si Nicolas Gary pense que le mot «nègre» est devenu totalement et unilatéralement intolérable même lorsque l'auteur n'est de toute évidence pas raciste le moins du monde, est-il décidé à appeler à la suppression générale de ce mot offensant présent dans de nombreuses oeuvres comparativement beaucoup plus récentes que les deux livres évoqués (Conrad et Christie) ?
Il faut alors, si on va jusqu'au bout de ce raisonnement purificateur, s'attaquer à une oeuvre ( le titre, ou alors inclusion dans le corps du texte du mot insupportable) de...Dany Laferrière (...raciste, lui ?), Léo Ferré (idem),
Nicoletta (idem), Gainsbourg (idem), Norman Mailer, etc. ?
On se souvient sans doute de la polémique qui empêcha le Bal nègre de renaître sous son nom en 2017 -alors qu'une militante antiraciste avérée, en paroles et en actes, comme Joséphine Baker, adorait s'y amuser sans l'ombre d'une arrière-pensée !
Le Bal Blomet d'aujourd'hui -car sis rue Blomet- est gênant: une falsification de l'histoire.
Alors qu'une plaque contextualisant ce lieu -dont on respecterait la dénomination initiale - et expliquant qu'il n'était ni raciste ni dévalorisant à son époque, miserait sur l'intelligence du visiteur, même noir et pleinement conscient de ses droits...!
La censure est souvent une censure de l'intelligence, des capacités de recul et de raisonnement du public.
Qui ne serait plus capable de dépasser de simples réactions épidermiques, sans capacité de recul historique ni de réflexion nourrie certes par les informations idoines et bien mises en valeur et ne souffrant aucune ambiguïté !
Toujours la solution de facilité: les ciseaux d'Anastasie - un peu une dame patronesse si bien intentionnée, tout de même...
On censure toute occurrence du mot «nègre», ou non ?
Plus de têtes-de-nègres chez le pâtissier...
L'achat de têtes-de-nègres pour des repas familiaux a-t-il entraîné la moindre partie de cette clientèle vers des dérives racistes...?
Pour Conrad: l'analyse de Nicolas Gary est pointue, parfaitement documentée et absolument remarquable.
Je reconnais volontiers que son texte verse de l'eau froide sur les feux follets d'une indignation trop rapide !
Trop épidermique...dans le sens exactement opposé de ce que j'évoque un peu plus haut.
(Sainte Nuance, si belle et si évanescente en ces temps lourdingues, je me ruinerai en cierges à brûler en ton honneur !)
Oui j'ai appris des choses intéressantes grâce à cet article -presque une petite thèse - et ne suis certes pas le seul.
Très bonne recherche.
Mais reste la question qui fâche: on fait comment avec les exemples cités plus haut ?
Comme cet essai si célèbre «The White Negro» de Norman Mailer, traduit en français en 1956 sous le titre littéral «Le Nègre blanc»...et en 2017 par l'excellent Bruno Blum-mentionné par le site dans une autre rubrique, pour autre chose de tout récent- sous le titre de «Hipsters» au Castor astral.
Mais pas question même en 2017 ni en 2022 de censurer le titre original...
On ne peut exiger un ridicule «The White Black Man» ou autre chose de ce genre («The White Afroamerican»...!?!).
Conclusion: très brillant article pour le cas de ce livre de Joseph Conrad, très convaincant.
Mais sur un plan général, structurel, quelle attitude adopter, face aux désirs de ce qu'il faut bien appeler censure dans de nombreux cas (ce «Bal nègre» interdit à sa renaissance étant un exemple offensant selon moi, dans l'autre sens -les mânes de Joséphine panthéonisée me soutiennent !) ?
CHRISTIAN NAUWELAERS
Benoit
10/05/2022 à 15:52
Changer le titre c est changer toute l intention d un texte. C est faire dire a conrad ce qu il n a pas voulu dire. Ras le bol des offensés .
Forbane
10/05/2022 à 19:19
Pauvre époque.
Pauvre de nous.
Aurevilly
15/06/2022 à 07:02
Merci pour l'article ; j'ai cependant trouvé qu'il tournait un peu en rond dans ses tentatives de morsures, le raisonnement circulaire n'est pas loin.
J'ai trois réflexions concernant ces changements ''Woke'' :
- Premièrement, espérez-vous réellement que vos titres resteront dans le temps ? Vos raisonnements pavés de bonnes intentions sont le fruit d'une époque immature, ils sont faits sans intelligence, seulement avec idéologie ; les effets collatéraux de tels changements sont imprévisibles et il est à parier que d'autres, à l'avenir, riront de votre sensibilité.
- En second lieu, serait-il si compliqué d'inscrire un gros nouveau titre avec, en plus petit, l'indication de l'ancien ? On conserve la culture, on explique le changement, on montre à quel point nos cœurs sont faits d'or. Comment faites-vous donc pour avoir toujours parfaitement raison et pour n'avoir jamais le besoin ou l'idée d'un compromis capable d'apaiser toutes les tensions ?
- Il sera peut-être bientôt temps de censurer le mot "Woke". Après tout, il pourrait vexer les générations futures, descendantes peut-être honteuses et discriminées à cause de leurs ancêtres dont presque tous les actes sont conservés. Le "Woke" est peut-être le futur "Nègre", qui sait ?