Je suis tombé par hasard sur un roman de Léon Hennique, paru en 1889, intitulé "Un caractère". Il s'agit d'un livre qui a certes vieilli, mais mérite, comme le soulignait Octave Mirbeau, d'être lu. Surtout, il permet de découvrir son auteur qui joua un grand rôle dans l'histoire littéraire française, tout comme son camarade Lucien Descaves, d'ailleurs, que nos lecteurs connaissent mieux désormais (voir ici). Avec Hennique, on retrouve Goncourt, le naturalisme et... l'occultisme de la fin du dix-neuvième siècle.
Il est surtout connu pour être l'auteur de l'une des six nouvelles des Soirées de Médan, auxquels participèrent les disciples d'Emile Zola dont Hennique fut très proche (dont Maupassant et Huysmans). Ce n'était donc pas n'importe qui. Dans les dictionnaires lapidaires, quand il y figure, il est qualifié de "naturaliste"... La lecture de son roman "Un caractère" démontre que, comme Huysmans et tant d'autres, il ne fut pas que cela.
Fils d'un officier affecté en Guadeloupe, il naît en 1851. Il retourne assez vite en France et fait son droit. Le jeune homme se sent surtout une vocation littéraire. Vers 1876, il est d'un des rédacteurs du journal de Catulle Mendès "La République des Lettres" qui publie Mallarmé et les premiers textes de Maupassant, et c'est là qu'il rencontre Joris-Karl Huysmans avec qui il restera lié tout sa vie. Ils écriront d'ailleurs ensemble une pantomine bien oubliée (Pierrot sceptique, 1881).
Huysmans a fait de Hennique un portrait élogieux dans la revue "Les hommes d'aujourd'hui" (1887): Pour les quelques-uns qui s’intéressent aux usages de l’homme dont ils apprécient l’oeuvre, il suffira, je pense, d’attester que Léon Hennique vécut jusqu’à ce jour à l’écart des journaux et des réclames et qu’il fut, dans son isolement désiré des tourbes, un homme de lettres soigneux et probe. Et c'est bien cette impression qu'il a donnée à tous ses contemporains, celle d'un homme discret, talentueux et fidèle en amitié.
Il a connu tout le monde littéraire de son époque. Qu'on en juge.
Avec ses contributions à la "République des lettres", Hennique publie plusieurs romans naturalistes (dont le premier la dévouée lui vaut l'éloge de Zola et son intronisation en tant que naturaliste), mais également, en 1879, un roman intitulé Elisabeth Courroneau, où l'héroïne éponyme sombre dans l'hystérie et le délire mystique des convulsionnaires du temps de Louis XV. Hennique est en effet passionné par les phénomènes psychiques étudiés par Charcot et professe un goût prononcé pour l'histoire.Hennique s'aventurait là dans un domaine romanesque qui ne correspondait pas tout à fait aux romans naturalistes attachés à décrire la réalité moderne.
Vers cette époque, il rencontre, entre autres auteurs célèbres, Octave Mirbeau. Mais c'est surtout avec Edmond Goncourt qu'il se lie d'amitié, ce qui lui vaudra d'être son exécuteur testamataire avec Alphonse Daudet. Il assurera ainsi avec succès la création de l'académie Goncourt dont il deviendra le président après la mort de Huysmans, en 1907. Il se sera entretemps détaché de Zola en raison de l'affaire Dreyfus où, malheureusement, il se rangea du mauvais côté.
Flaubert le connaissait assez bien et lui écrira une lettre à la parution de son roman Les hauts de M. de Pontheau (1880) où, tout en se moquant de la prétention d'Hennique d'avoir voulu se moquer du romantisme, il écrit: J'ai entamé votre volume hier à dix heures du soir et je l'ai fini à trois heures du matin, ce qui vous prouve qu'il m'a amusé. Et je n'ai pas ri une minute (vous avez manqué votre but). Au contraire, j'ai admiré. Quand ça n'est pas beau, c'est charmant. Je crois que vous ne comprenez pas ce que vous avez fait (Correspondance de Flaubert).
Tout en poursuivant sa carrière de romancier, Hennique a écrit de nombreuses pièces qui ont recueilli un grand succès, notamment au théâtre Antoine. Cet aspect de son oeuvre a totalement sombré dans l'oubli, plus encore qaue ses romans, c'est dire...
Hennique est un des rares écrivains à avoir volontairement cessé d'écrire aux alentours de 1910, déclarant qu'il avait dit tout ce qu'il avait à dire. Il restera très actif au sein de l'académie. En 1919, tout en reconnaissant la valeur de A l'ombre des jeunes filles en fleur, il votera pour Dorgelès (alors âgé de 33 ans), estimant que l'Académie se devait d'obéir à la volonté d'Edmond Goncourt qui avait voulu un prix récompensant un jeune écrivain (Proust avait alors 48 ans). On reconnaît bien là son exigeante amitié.
Il meurt en 1935, révéré comme l'un des derniers témoins de l'épopée naturaliste du cercle de Médan et du salon littéraire d'Edmond Goncourt. Mais qui, depuis, se rappelle encore de lui? Son silence volontaire a certainement joué un rôle dans l'oubli dont il est la victime, sans doute pour jamais.
Un caractère est intéressant à plus d'un titre. Qualifié de roman "spirite", il se trouve être une illustration parmi d'autres, de l'évolution de certains des disciples de Zola, et plus globalement du monde littéraire (qui aboutira aux "décadents". En 1881, date de sa parution, il précède en effet de peu les nouvelles fantastiques de Maupassant, et bien entendu le A rebours qui éloigne à jamais Huysmans du naturalisme. Par la suite, celui-ci écrira d'ailleurs "Là-bas" où il évoquera le satanisme et, dans une moindre mesure le spiritisme. Hugo, lui-même, cède à cette mode, tout comme l'astronome Camille Flammarion qui finira son existence en écrivant d'obscurs traités spirites.
C'est que cette époque, marquée par la déchristianisation, s'intéresse de plus en plus au mystère, à l'occulte, aux esprits. Théophile Gautier, dès 1865, avait publié un petit roman curieux "Spirite" très marqué par Swedenborg, qui racontait l'amour fou de Malivert pour une jeune morte Lavinia devenue fantôme..
Léon Hennique a dû être forcément influencé par ce roman étrange quand il a écrit Un caractère.
Son héros, Louis-Eucharistie-Agénor de Cluses naît à Londres, le 4 novembre 1799, d'une anglaise et du marquis de Cluses, émigré, fervent légitimiste, En 1802, profitant de l'amnistie, le couple rentre en France et s'installe en leur château de Juvigny où le jeune Agénor passera presque toute sa vie. C'est un garçon profondément pieux, idéaliste, qui, influencé par l'abbé Robiquet, son précepteur, se passionne pour le règne de Louis XIV et, en particulier, pour le mobilier de cette époque que, toute sa vie, il va collectionner, aménageant sa thébaïde avec un soin qu'Hennique détaille avec un luxe de détails. Disons-le: Agénor fait songer à Des Esseintes (Huysmans y a-t-il pensé quand il écrivit son A rebours ?) dans sa maison de Fontenay.
Agénor, royaliste intransigeant refusera, tout au long de sa vie, la moindre compromission avec le régime impérial, puis, après un intermède lors des règnes de Louis XVIII et Charles X qu'il soutiendra, avec les Orléanistes et Napoléon III. Le roman évoque régulièrement les événements considérables qui se déroulent à côté de lui, enfermé dans son château, comme un héros d'Edgar Poe. Sur la retraite de Russie, ce beau passage: Alors, au travers des contrées slaves, sans verdure, boueuses, glacées, tandis que floconnaient ou poudroyaient des neiges, que ruisselaient des pluies torrentielles, que le vent sifflait à perdre haleine, quatre-vingt mille combattants, héroïques débris, mélange d'uniformes peu à peu décolorés, sabrés, maculés de crasse et de poudre, s'allongèrent, à chaque heure plus misérables, en une prodigieuse file que décima le Cosaque.
Naturaliste par la précision et l'exactitude des descriptions, l'écriture d'Hennique s'en éloigne par le sujet (un homme isolé dans sa demeure perdue au milieu des bois), les paysages mélancoliques ou tourmentés, et bien sûr, par le récit de la passion dévorante d'Agénor pour sa cousine Elisabeth rencontrée à Paris lors d'un séjour. Flaubert avait raison de soupçonner, un peu moqueur, qu'Hennique soit un romantique malgré lui...
Agénor épouse la belle Elisabeth et rentre à Juvigny. Commence le temps du bonheur. Il aime sa femme; avec elle partage son goût de l'art, les promenades, sa vie de reclus que la belle a fini par aimer. Mais cela ne dure pas: elle meurt en accouchant d'une petite Berthe qu'Agénor n'aimera jamais.
C'en est fini de la vie réelle. Agénor ne s'y intéresse plus. Il vit dans le rêve des temps anciens du roi Soleil. Il imagine l'entrée à Paris de Louis XIV après son mariage avec Marie-Thérèse, et quand il ne rêve pas, il pleure la femme morte qui repose dans la chapelle familiale, sans jamais s'occuper de sa fille Berthe qu'il finit par confier à sa belle-mère parisienne.
Disparue, Elisabeth ? Pas sûr. Un jour, écrivant une lettre, il s'aperçoit que sa main est guidée par la morte (à noter que la même scène intervient dans Spirite de Théophile). Puis ce sont des bruits étranges dans le château abandonné. Dès lors, une vie conjugale, pour le moins étrange, s'instaure et durera toute la vie du reclus. Tout à ses fantasmagories (qui n'en sont peut-être pas), Agénor croit en la réincarnation, et quand naît sa petite-fille, il est persuadé que c'est sa femme qui est ressuscitée. Mais la petite-fille mourra...
Quelle écriture! Si le thème paraît vieilli, le plaisir est cependant entier grâce au style, à la beauté des évocations. Mirbeau écrira dans le Figaro du 11 mai 1889 : (Ce très curieux livre) représente une somme considérable d'efforts,dénote une peu commune intelligence, l'habitude des pensées graves, des hautes spiritualités, l'amour du grand, du tendu, de l'inconnu, qui est dans la vie. Quant à Anatole France, pourtant peu friand de ce genre de littérature, il dit : Il a, comme les deux frères (Goncourt), la vision colorées des temps évanouis, l'amour du rocaille et du roccoco, le goût maladif du précieux et du rare. On ne pouvait dire mieux.
Il y a des écrivains auxquels on s'attache, alors que leur oeuvre ne suscite plus une admiration débordante. Les lire nous donne envie de les connaître. Hennique est de ceux-là.
Annexes:
Oeuvres de Léon Hennique en ligne:
La dévouée :
Elisabeth Couronneau :
Un caractère:
Les hauts faits de M. de Pontheau :
Pour en savoir plus:
Le silence du naturalisme, de V. Partensky : https://www.persee.fr/doc/cejdg_1243-8170_2003_num_1_10_911
Cahiers naturalistes numéro 71
3 Commentaires
HOLVOET
18/01/2021 à 13:07
Merci, Monsieur, pour votre article qui met en honneur Léon Hennique. Cet écrivain mérite largement d'être sorti de l'oubli. Cela m'a fait chaud au cœur, croyez-moi. Dès mes 17 ans, les Soirées de Médan (et l'Affaire du grand 7 ) m'ont conquis, puis ce furent en même temps l'oeuvre de Maupassant, celles des Goncourt, de Daudet, de Huysmans, de Céard, de Loti. Plus tard, j'ai découvert Charles-Louis Philippe qui m'est devenu très cher. Je passe du coq à l'âne, mais en vous citant les Goncourt, j'estime que l'un des plus grand prix Goncourt du 20° siècle est l'Epervier de Maheux de Jean Carrière.
Rerecevez l'expression de mon entière considération.
Jean Holvoet, 70 ans
Les ensablés
03/02/2021 à 18:28
Cher Monsieur, merci pour votre petit mot qui nous fait très plaisir et nous encourage à poursuivre. A propos de "l'épervier", vous trouver la chronique que nous lui avons consacré sur le lien suivant
https://actualitte.com/article/28784/ensables/les-ensables-notes-de-voyage-de-l-jouannaud-l-epervier-de-maheux-1972-de-jean-carriere-1928-2005
Bien à vous.
Fabrice
09/02/2021 à 16:33
Merci, Monsieur, pour cet article. Je crois y relever une petite erreur : Un Caractère a paru, si je ne me trompe pas, en 1889 et non en 1881 : c'est donc plutôt Hennique qui put s'inspirer de À rebours, que l'inverse. Cependant, peut-être Huÿsmans lui rendit-il la pareille, car -selon R. Baldick, biographe de ce dernier- la présence de deux récits à deux époques différentes dans le même roman, Là-Bas (1891), fut bien inspirée à Huÿsmans par la lecture de Un Caractère. Fabrice P.-C.