L’écoute d’un opéra de 1920 ensablé jusqu’à la fin du dernier siècle peut mener à la lecture d’un roman également ensablé pendant plusieurs décennies, l’un comme l’autre très célèbres en leurs temps et fort heureusement resurgis… quoiqu’ insuffisamment pour le livre, qui mérite largement un coup de projecteur. Par Marie Coat
L’opéra, c’est « Die Tote Stadt » de Korngold, qui connut un énorme succès international de sa création à l’avènement du nazisme, puis une longue éclipse avant sa reprise dans les années 80. Le livret est très largement inspiré d’un drame en quatre actes intitulé « Le mirage », adaptation par Georges Rodenbach (1855-1898) de son roman-poème Bruges-la-Morte.
Sauf à être un zythologue ou un universitaire spécialiste de la littérature « fin de siècle » (le 19e), le nom de Rodenbach n’est aujourd’hui plus connu du grand public. Cet avocat belge, né à Tournai en 1855, a pourtant posé un jalon important dans l’histoire littéraire. Membre très actif de la revue « La jeune Belgique », fer de lance du renouveau littéraire belge, il se fixe dès 1888 à Paris, où il se consacre à l’écriture et fréquente les cercles des Mallarmé, Villiers de L’Isle-Adam, Mirbeau, Goncourt…
En février 1892, il publie en feuilleton, dans « Le Figaro », « Bruges-la-Morte » qui paraît en juin suivant chez Marpon & Flammarion, complété de deux chapitres et — innovation majeure — illustré de trente-cinq photographies de Bruges : préfigurant la démarche d’André Breton dans « Nadja », c’est en effet la première fois que des photographies sont partie intégrante et signifiante d’un roman, avec une visée non esthétique et purement illustrative, mais symbolique et allégorique. Devant l’incompréhension — voire le rejet — de cette approche novatrice par ceux que le roman avait pourtant conquis, Rodenbach a rédigé pour les éditions suivantes un avertissement parfaitement explicite de sa démarche exemplaire du symbolisme, la photographie concrète venant en miroir de l’Idée abstraite : « Dans cette étude passionnelle, nous avons voulu aussi et principalement évoquer une Ville, la Ville comme un personnage essentiel, associé aux états d’âme, qui conseille, dissuade, détermine à agir. Ainsi, dans la réalité, cette Bruges, qu’il nous a plu d’élire, apparaît presque humaine… Un ascendant s’établit d’elle sur ceux qui y séjournent. Elle les façonne selon ses sites et ses cloches. Voilà ce que nous avons souhaité de suggérer : la Ville orientant une action ; ses paysages urbains, non plus seulement comme des toiles de fond, comme des thèmes descriptifs un peu arbitrairement choisis, mais liés à l’événement même du livre. C’est pourquoi il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici, intercalés entre les pages : quais, rues désertes, vieilles demeures, canaux, béguinage, églises, orfèvrerie du culte, beffroi, afin que ceux qui nous liront subissent aussi la présence et l’influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent à leur tour l’ombre des hautes tours allongée sur le texte. »
Malheureusement, dès 1910, les quelques publications ultérieures ne reprendront plus ces photographies et ce jusqu’en 1998 — cent ans après la mort de Rodenbach — où, respectant ses volontés, Garnier-Flammarion republiera le roman qui fit la gloire de son auteur. Considéré comme un chef-d’œuvre du symbolisme, « Bruges-la-Morte » fut encensé notamment par tous ceux pour qui les paysages étaient le reflet du spleen de l’âme ; Huysmans bien sûr, mais aussi Mallarmé : « Votre histoire humaine si savante par instants s’évapore ; et la cité en tant que le fantôme élargi continue, ou reprend conscience aux personnages, cela avec une certitude subtile qui instaure un très pur effet. » Rares sont les détracteurs parmi lesquels — mais on ne s’en étonnera pas — figure un Jules Renard bien ancré dans son naturalisme, qui ironise sur une « littérature de cave humide » (!).
Ainsi que le suggère le titre du roman, bien plus qu’un cadre, Bruges est le personnage principal à l’omniprésente influence, en osmose avec le mal-être d’un quadragénaire qui, loin de l’agitation d’une ville cosmopolite (Paris ?), s’y est retiré dans un calme et une routine propices à la méditation et au souvenir : « c’est pour sa tristesse même qu’il l’avait choisie et y était venu vivre après un grand désastre (...) à l’épouse morte devait correspondre une ville morte ».
« Ténébreux, veuf, inconsolé », Hubert Viane pleure une jeune et belle épouse morte cinq ans plus tôt, dont il entretient la mémoire avec un soin quasi masochiste, d’autant qu’il sent les souvenirs de dix années de bonheur s’effilocher, car image, voix, odeur... s’estompent ; il ne peut tenter de les retenir qu’en conservant dans un coffret de cristal une tresse de magnifiques cheveux ambrés et des vêtements, fétiches et reliques d’un bonheur enfui, de « l’accord des âmes, comme les quais parallèles d’un canal qui mêle leurs deux reflets ».
Il ne quitte son domicile et sa vieille servante que pour errer dans une ville austère au diapason de son malheur, entre tours et canaux aux eaux noires, carillons embrumés et cygnes wagnériens fantomatiques, cherchant « des analogies à son deuil ». « Mélancolie de ce gris des rues de Bruges où tous les jours ont l’air de la Toussaint ! Ce gris comme fait avec le blanc des coiffes de religieuses et le noir des soutanes de prêtres, d’un passage incessant ici et contagieux. Mystère de ce gris, d’un demi-deuil éternel ! » « Le chant des cloches aussi s’imaginerait plutôt noir ; or, ouaté, fondu dans l’espace, il arrive en une rumeur également grise qui traîne, ricoche, ondule sur l’eau des canaux ».
À son image, la ville du plat pays brèle s’est figée dans la morosité, la grisaille, le morne regret d’une splendeur passée où « s’ensabler, s’enliser sous cette petite poussière d’éternité qui lui ferait aussi une âme grise » ; elle est l’écrin d’un chagrin qui est la raison de survivre d’un homme qui ne veut pas être « un défroqué de la douleur…...En cette ville âgée, la cendre morte du temps, la poussière du sablier des Années accumulant, sur tout, son œuvre silencieuse ». Dans cette bulle hors du temps, Viane associe dans sa profonde mélancolie la ville et la morte « Bruges était sa morte et sa morte était Bruges » ; il est hanté par le risque de perdre tout souvenir de sa bien-aimée (que, curieusement, il ne désigne que par « la morte », « l’autre » ou « la disparue ») et, « une fois entrée en lui, cette idée devint fixe, obsédante, roulant son grelot. »
Mais au hasard de ses déambulations, tout à son culte morbide, le zombie neurasthénique croise le chemin d’une femme qui éveille sa stupeur : « Ah, comme elle ressemblait à la morte ! ». « Attiré et effrayé à la fois », il n’a de cesse de la suivre et de l’épier jusqu’à faire sa connaissance, retourne même au théâtre — car elle est danseuse dans le spectacle du moment — et tout à son fantasme, « volonté inerte et satellite entraînée », en tombe amoureux et, entretenant les commérages et médisances de la petite ville endormie, l’entretient et l’installe dans une maison de la ville, au grand dam de la vieille servante.
Désormais, sa vie se déroule entre son domicile et le logement de sa maîtresse, dont il veut faire un clone analogique de l’épouse, allant jusqu’à vouloir lui faire porter les vêtements de la défunte (on pense à « Vertigo »…), ce qui d’ailleurs sera fatal à son fantasme. « Plus que jamais, il se sentait l’âme toute molle et désemparée : sortant, rentrant, sortant encore, chassé pour ainsi dire de sa demeure à celle de Jane, attirée à son visage quand il en était loin, et prise de regrets, de remords, de mépris de lui-même, quand il se retrouvait auprès d’elle ».
Au départ flattée et amusée, vraisemblablement par intérêt vénal, la jeune danseuse se prête à ce qui n’est pour elle qu’un jeu. Alors qu’il est obsédé par son désir de retrouver en elle son épouse, traquant les ressemblances, Viane quitte peu à peu ses fébriles espoirs, le mythe s’écroule... d’autant que la frivole créature commet de nombreux écarts de conduite, commence à se rebiffer et… sa somptueuse chevelure ambrée est teinte. « À vrai dire, il n’avait pas d’amour pour elle. Tout ce qu’il désirait, c’était pouvoir éterniser le leurre de ce mirage ». « L’étude passionnelle » ne peut que mal finir, le bonheur passager était factice et malgré reflets et analogies, réminiscences et correspondances, espérance et illusion, le fantôme n’a pas ressuscité : le jeu de miroirs était un jeu de dupes, la flamme est éteinte et Viane ne peut échapper à sa déliquescence.
Une fois refermé, ce livre aux sombres et mélancoliques tonalités angoissantes laisse une impression poignante. Il distille un malaise certain que suscite le champ des interprétations : sa liaison aura-t-elle conduit Viane à la folie ou son entendement était-il a priori irrémédiablement dégradé ? Dans un style ciselé, recourant avec finesse aux principes synesthésiques chers à Baudelaire, l’auteur joue des contraires, mêlant atmosphère brumeuse et évanescente — quasi gothique — et passion capiteuse.
Dans sa postface à une récente édition belge riche des photographies et du frontispice de Ferdinand Khnopff, Christian Berg situe Bruges-la-Morte « entre le roman psychologique, la nouvelle fantastique et le poème en prose », rappelant à quel point « les villes mortes ou mourantes menacées par l’eau noire, les palais abandonnés environnés de plans d’eau stagnante, les petites cités de province prostrées dans le silence ou l’oubli, les villes-tombeau et les “Thulés des Brumes” constituent la géographie privilégiée de l’imaginaire fin de siècle »… bien loin du surtourisme que connaît de nos jours la ville des béguines.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 05/11/2023
68 pages
Les prairies numériques
9,00 €
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