Dans cette fiction historique qui prend place durant les Cent-Jours avec comme moment culminant la bataille de Waterloo, un Bruxellois d’origine flamande, Jean Van Cutsem, vit une crise existentielle : alors que le frère de sa fiancée wallonne rejoint Napoléon, il est pour sa part enrôlé dans l’armée hollandaise sous le commandement du Prince d’Orange… Un roman engagé et détonnant, où les questions de l’identité, de la loyauté et du courage s’affrontent avant tout dans le for intérieur d’un jeune soldat jeté malgré lui sur les routes de la guerre.
Par Louis Morès.
Publié pour la première fois en 1902 sous le titre : “Belges” ou Français ? et réédité en 1912 avec un ajout thématique : Waterloo, (Belges ou Français ?), ce livre aujourd’hui introuvable est le témoin d’une littérature d’idées à vocation « irrédendiste française », assez rare dans l’histoire littéraire belge et inédite en ce début de XXe siècle. L’auteur, Albert du Bois (1872-1940), était à ce moment très actif au sein d’un grand mouvement politique et littéraire naissant, le « Mouvement wallon », pour la prise de conscience wallonne face à un « Mouvement flamand » alors en forte expansion avec ses revendications linguistiques et institutionnelles, dont il craint la domination. Qu’est-ce alors que « l’irrédentisme français » en Belgique ? Albert du Bois l’annonce explicitement dans sa préface : avec son roman, il souhaite sensibiliser et convaincre ses lecteurs Belges francophones de la possibilité de se reconnaître comme faisant partie de la nation française, en se rapprochant de la France, pour le salut de la langue, de la culture, de la civilisation et pour s’assurer un avenir.
Le titre intrigant du roman, sous forme de question qui pourrait faire penser à un essai, montre l’ambition qu’il recouvre. S’associer à l’imaginaire de Waterloo, c’est utiliser certains aspects symboliques d’une mémoire historique au profit des objectifs visés, dont on remarque clairement l’application, nous allons le voir, dans le scénario, les personnages, les dialogues, le choix des situations, les commentaires de la narration… Le tout pour constituer un objet insolite à la prose par ailleurs éloquente dans son classicisme et notable par sa filiation avec des genres marquants du XIXe siècle : romans de guerres napoléoniennes ; romans d’apprentissage.
Tout commence à Nivelles, une ville de province wallonne située au sud de Bruxelles, en mars 1815. La cité se remet progressivement des différentes occupations subies récemment : la dernière garnison de Prussiens qui y campait depuis la Campagne de France menée par la coalition européenne contre Napoléon, vient d’être démobilisée. Alors, une fête reportée à cause de la guerre se prépare : la traditionnelle célébration de Sainte-Gertrude, patronne de la ville. La foule se presse de toute la région pour commémorer la tradition et, en filigrane, pour se réjouir de la fin de la présence prussienne. C’est dans une ambiance de joie et de fête que s’ouvre donc le récit, teintée toutefois d’une certaine préoccupation : on dit que loin de là, à Vienne, un Congrès international se réunit pour décider du sort des territoires repris à la France, dont les provinces wallonnes. L’attention se focalise sur un groupe de notables et de jeunes discutant des travaux du Congrès à l’écart des festivités :
[Ils] commentaient avec profondeur les ruses de M. de Talleyrand, les projets de lord Castlereagh, les machinations de M. de Metternich, […] à côté d’eux, des jeunes gens discutaient eux aussi les derniers événements politiques […] : - Tout cela c’est la faute de « Monseigneur » de Talleyrand. - Alors nous sommes Hollandais à présent ? - Mon arrière-grand-père était Espagnol, mon grand-père était Autrichien. Moi, je suis né Français… - Et tu mourras Flamand… - Non, par exemple !... - C’est un fin matois que l’ancien évêque d’Autun. - Pourquoi n’empêche-t-il pas qu’on nous sépare de la France ? - Il essaie, mais le prince d’Orange veut avoir un grand royaume. - C’est dégoûtant tout de même que l’on ne nous demande pas notre avis!
Ces conversations croisées sont une manière de souligner un contexte compliqué dans lequel se trouvent des populations qui ont changé plusieurs fois de régime et connu plusieurs révolutions en quelques décennies, entre la fin du 18e et le début du 19e siècle. Quand cela va-t-il s’arrêter et quelle en sera l’issue ? Semblent-ils demander. C’est précisément la question à laquelle le roman compte répondre définitivement : la solution est française.
À quelques pas de là, un groupe de trois jeunes gens assiste à la procession sur le pas de la porte de la maison familiale. Louis Hévellard, qui fut lieutenant dans la Grande armée, et sa sœur Clémentine sont accompagnés de Jean Van Cutsem, fiancé de celle-ci, un jeune Bruxellois récemment recruté dans l’armée hollandaise (les Pays-Bas viennent de commencer à administrer cette région) et actuellement en permission. Alors qu’ils passent du bon temps, une rumeur se répand et fait frissonner les foules : Bonaparte a quitté l’île d’Elbe et remonte le Midi jusqu’à Paris ! Rapidement, Louis en reçoit la confirmation officielle et décide de reprendre du service. Inquiète, Clémentine imagine les suites : elle ne souhaite pas que son frère et son fiancé, engagés dans des armées opposées, s’entretuent prochainement sur un champ de bataille... Le nœud de l’intrigue se serre autour de ce duo de soldats. C’est le début des Cent-Jours.
Alors que Louis est déterminé et déjà sur le départ vers la France, Jean sous l’influence de Clémentine, culpabilise et doute. Son engagement dans l’armée des Pays-Bas répond plus à une obligation administrative qu’à une réelle loyauté nationale. Se posent alors rapidement dans son esprit des questions mêlant le sens du combat, la fidélité, l’identité, la famille, l’allégeance : Louis et Clémentine sont Wallons et pourtant se sentent Français, la nation française guidée par l’Empereur n’est-elle donc pas l’extension de sa propre famille ? Comment assurer son engagement tout en évitant le drame ?
Les choses s’accélèrent : Jean, constamment mobilisé, n’a plus de permissions. Dans son régiment, ses camarades Wallons lui font comprendre qu’ils ne se sentent pas à leur place dans cette armée et que lui-même devrait sérieusement réfléchir. Alors que les batailles se multiplient et s’intensifient, son attitude reste passive : peu motivé, il fuit tous les affrontements directs, ne semble pas comprendre les situations et quand il tue par « accident » un dragon français à la bataille des Quatre-Bras, c’est à la fois un drame et une révélation :
Van Cutsem songeait. Depuis qu’il avait tué le dragon il était sombre et préoccupé. Ses compagnons, les officiers surtout, l’avaient félicité sur son sang-froid, et pourtant, bien que le hasard eût dirigé son bras, il se sentait coupable, il éprouvait comme un remords. Généreuse et magnanime, l’âme du vétéran s’était, tout entière, révélée au jeune Bruxellois. […] Cet homme se battait pour défendre une cause au triomphe de laquelle il tenait plus qu’à la vie. Van Cutsem s’avouait qu’il ne parvenait à se découvrir aucun motif, aucune raison pour se battre. Carette [son camarade] disait vrai : lui, Van Cutsem, il était moins Flamand que Français et sa place n’était point dans les rangs des ennemis de la France !
La pression mise sur Van Cutsem devient de plus en plus insoutenable. Sa naïveté et sa gaucherie sont abondamment soulignées par un narrateur piquant ne manquant pas de le décrire comme un « homme de taille moyenne, mal à l’aise dans l’uniforme»; qui ne sait pas ce qu’il veut, doté d’un « accent invraisemblable » ou encore incapable d’entendre « la voix de l’honneur, la voix de l’intérêt, la voix du sang». Sur ce dernier point, il faut dire que le livre, publié il y a 120 ans, est tout imprégné de conceptions typiques à replacer et à comprendre dans leur l’époque. Les descriptions généralement dégradantes pour Jean Van Cutsem contrastent avec l’éloge dont bénéficie Louis Hévellard à chaque fois qu’il est mentionné. Toute la trame semble reposer sur la mise en parallèle des destins de ces deux acteurs, qui restent chacun des héros, de différentes manières. Jean est à la fois un héros et un anti-héros dans ce livre : son destin est de vivre une crise existentielle qui lui révélera progressivement sa « vraie nationalité ». Tandis que Louis, le courageux serviteur de l’Empire, est le modèle, le loyal aux convictions fortes et peut-être le seul héros au sens épique de cet ouvrage.
Même quand Van Cutsem décide de déserter après l’épisode du dragon, son indécision et ses doutes le poursuivent. Il se réfugie dans une ferme, dont tous les habitants sont francophiles, où il est bien accueilli. Quelques temps plus tard, deux Prussiens se présentent à la porte et demandent également l’hospitalité. Allié aux propriétaires, Van Cutsem participe à l’assassinat de ces soldats. C’en est trop et, à nouveau rempli de regrets, le « soldat qui ne veut pas tuer » quitte la ferme et erre dans la campagne... Le 18 juin 1815 au matin, il arrive par hasard près de Waterloo ! Un supérieur de l’armée hollandaise le repère et lui somme de rejoindre son régiment, où il finit par retrouver ses compagnons. On apprend que beaucoup de soldats Wallons auraient changé de camp durant la nuit pour rejoindre l’armée française. Tous se mettent en place sur le champ de bataille. Soudain :
Un frémissement courut parmi les soldats de la division de Bylandt [officier hollandais], un murmure de curiosité, d’admiration, de terreur, de joie aussi […]. Tous reconnurent le petit chapeau retroussé, la redingote grise boutonnée jusqu’au menton. - Le voilà ! le voilà ! murmurèrent mille voix. […] Quelques yeux se remplirent de larmes. C’était trop beau et trop solennel. L’homme qui apparaissait là-bas, c’était Marengo, c’était Iéna, c’était Austerlitz. […] Beaucoup frissonnèrent. Qu’étaient-ils, eux, en face de ce rayonnement ?
Distraits, ils se font durement canonner et nombre d’entre eux meurent. Pour les survivants, l’aperçu de la figure de l’Empereur a achevé le processus de conversion à la cause française. Ils décident de se replier pour arriver du côté d’Hougoumont, où Jean reste en observation jusqu’au crépuscule. Déçu par la défaite de la France, il déambule entre cadavres et blessés, en cherchant des gens à aider. Il s’approche d’un petit groupe parlant français, rassemblé autour d’un soldat au sol qui n’est nul autre que son beau-frère, Louis Hévellard, mourant ! Un dialogue poignant entre les deux hommes se termine par une demande de Louis : « Sauve mes amis ! C’est pour la Patrie que je meurs. » Jean doit les guider jusqu’en France, via des routes peu sûres. En chemin, ils font halte dans une ferme, mais sont repérés par des Anglais qui encerclent la bâtisse. Jean imagine un plan pour faire fuir ses « compatriotes », en détournant l’attention des ennemis. Le groupe est sauf, mais lui est arrêté pour trahison et la sentence tombe immédiatement : il sera fusillé. Avant son exécution, il écrit une lettre destinée à Clémentine, qui n’arrivera jamais, où il raconte son sacrifice et confesse son amour inconditionnel de la France.
Voici donc l’épilogue d’une aventure sous haute tension, se terminant par la disparition héroïque du binôme principal. Il faut dire qu’ils incarnaient deux figures nécessaires pour accomplir les objectifs de démonstration de l’œuvre. Rappelons que celle-ci a été conçue par l’auteur afin de créer un imaginaire favorable à une prise de conscience « irrédentiste française » chez les Belges francophones de l’époque. Il n’y a d’ailleurs aucun mystère à ce propos, car la recette était donnée dans la préface : [L’auteur] a indiqué dans ces pages – il n’a fait qu’indiquer dans ces pages – les étapes de la transformation […] d’un « Belge » en Français. (!)
Au moment de sa publication, bien qu’il ait suscité la polémique avec d’autres ouvrages, ce roman engagé n’a pas eu le retentissement espéré par son auteur, ce qui explique pour partie son oubli dans l’histoire littéraire. Cela n’a toutefois pas empêché d’autres littérateurs, plus tard aux XXe et XXIe siècles, d’utiliser et d’actualiser les idées ici partiellement évoquées pour mener d’autres actions. C’est avec l’approche contextuelle, ainsi qu’avec la critique historique qu’il faut pouvoir tenter de relire aujourd’hui Waterloo, (Belges ou Français ?), un roman atypique au style ardent qui suscite plus de questionnements qu’il n’en pose ou croit en résoudre.
Né à Écaussines en 1872, Albert du Bois débute en littérature par la poésie, le théâtre et l’écriture de romans marqués par un fort intérêt pour l’Antiquité grecque et romaine. Après des études de droit et une brève carrière de diplomate, il se lance, en 1902, dans une aventure politique et littéraire, promouvant le rassemblement des Belges francophones dans la nation française. Ses ambitions se tarissent après la Première Guerre mondiale, alors que sa réputation pâtit du semi-échec de ce combat mené. Établi à la fois à Paris et dans son château de Nivelles, il ne cesse de continuer à publier et de promouvoir l’ensemble de son œuvre, surtout le volet classique, dont la pièce « L’Hérodienne », qui fut représentée à la Comédie-Française. Il s’éteint à Bruxelles en 1940.
Par Les ensablés
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