Encore connu des cinéphiles pour les adaptations au cinéma de ses romans Remorques (adapté par Jean Grémillon) et Capitaine Conan (prix Goncourt 1934, adapté par Bertrand Tavernier), Roger Vercel est un remarquable écrivain de récits maritimes, inspirés de témoignages de marins, recueillis à Dinan, ville où il vécut et exerça le métier de professeur de lettres. Par Isabelle Luciat
Un riche volume publié en 2010 par les éditions Omnibus (mentionné dans l’un des trois précédents articles que « Les Ensablés » ont consacrés à Vercel) rassemble nombre de ces récits sous le titre Romans de la mer et du vent. L’appareil critique (établi par Dominique Le Brun et complété de cartes et dessins de François Le Guern) apporte d’utiles informations sur l’environnement de ces récits. On y lit que Vercel, bien que très informé sur le vécu des marins et habité du « constant souci d’écrire vrai », ne peut pas être considéré comme un « Joseph Conrad français » dans la mesure où il ne se base pas sur sa propre expérience.
Toutefois, j’ai trouvé dans les romans de Vercel le même souffle, la même intensité que chez Conrad, et aussi, une émouvante galerie d’antihéros confrontés à la violence et à la précarité de la vie. La courte nouvelle Rafales célèbre l’un d’entre eux, le capitaine Beugard, marin expérimenté tombé dans la déchéance de l’alcool, dont le nom, évoquant à la fois les beuveries et le beuglant, constitue tout un programme. Mais il serait réducteur de s’arrêter aux apparences...
Comme chez Conrad, Rafales se déroule essentiellement dans le huis clos d’un bateau. Les personnages sont exclusivement masculins. Le narrateur est un jeune officier de la marine marchande dont c’est le premier embarquement. L’incipit apporte de précieuses indications sur l’itinéraire de ce jeune homme, prénommé Jean, orphelin de mère depuis sa naissance, élevé par un père psychorigide qui exerce la profession d’armateur, confié à une grand-mère qui lui impose dès son plus jeune âge d’interminables visites chez de vieilles parentes.
Vivant dans un désert affectif, accablé d’ennui, Jean aspire à une vie aventureuse et ambitionne de présenter le concours de l’École Navale, mais son père lui imposera la plus modeste école d’hydrographie. Son diplôme obtenu, le jeune homme embarquera en qualité de lieutenant sur le premier bâtiment venu, pour fuir sa misérable vie d’enfant mal-aimé. Ce bateau s’avérera être le chalutier Noroît, en route pour pêcher la morue dans le Grand Nord. Il est commandé par le capitaine Beugard. « Tu sais comment on l’appelle ce bateau-là », interroge le père du narrateur. « Le Porte-Ivrognes. » Puis, il murmure : « Du moment que tu vas gagner ta vie... »
Oui, cet incipit pose le personnage du narrateur et nous le rend immédiatement sympathique, mais le jeune officier n’est pas le véritable héros du récit et il reste finalement le digne fils de son père par son regard distancié vis-à-vis des hommes du bord, qu’ils soient gradés ou simples pêcheurs. On imagine bien le contraste entre ce jeune homme bien éduqué, fils d’armateur et les pauvres hères peuplant le chalutier, présentés comme ignorants, ivrognes, bagarreurs, bestiaux, ce qu’ils sont indéniablement et le lecteur peut le constater au fil du récit.
Mais ne sont-ils pas aussi des bagnards de la mer risquant leur vie à tous moments (non seulement dans les tempêtes, mais aussi dans les manœuvres du chalut et de sa lourde cargaison), éloignés durablement de leurs familles et de toute marque d’affection, vivant dans la saleté et la promiscuité, pataugeant dans le sang et les entrailles des morues dépecées ? C’est bien au travers du regard du jeune lieutenant qu’il nous est donné de connaître les hommes du bord, un regard déformé par sa propre histoire.
Aussi, la compassion que l’on aimerait ressentir à l’égard du jeune novice est-elle souvent tempérée par l’absence de compassion que ce dernier manifeste lui-même vis-à-vis de ses compagnons. C’est tout le talent de Vercel que d’instiller dans ce journal de bord la psychologie de son narrateur et, par « rafales » inattendues, de laisser percer, comme à son insu, l’émotion et les sentiments, esquissant en filigrane le portrait d’un homme de cœur, le capitaine Beugard, qui aurait pu être pour Jean un authentique père de substitution.
Ainsi, Rafales pourrait se résumer comme le journal d’une rencontre avortée entre deux êtres humains d’exception, la jeunesse et la « bonne éducation » de l’un étant définitivement rebutées par la déchéance de l’autre. Si l’amour paternel est bien présent du côté de Beugard qui accueillera le jeune homme avec affection et enthousiasme, l’amour filial a trop longtemps été blessé pour être reconnu du côté de Jean.
Je ne trahirai pas le secret de Beugard qui ne sera dévoilé que dans les toutes dernières pages de la nouvelle. Deux épisodes d’une rare intensité le font apparaître dans l’éclat de sa splendeur passée d’homme sensible, intelligent, meneur d’hommes (on retrouve, à bien des égards, le personnage du capitaine Conan !), connaisseur inégalé de la mer, de ses tempêtes et de ses zones de pêche, doté d’un sang-froid à toute épreuve, maîtrisant excellemment son métier si bien que les ravages de l’alcool n’ont pas réussi à entamer ses réflexes... Le meilleur des capitaines, comme le reconnaissent la plupart des hommes du bord et toute sa garde rapprochée.
Le premier de ces épisodes se déroule pendant le trajet du retour. Après que l’un de ses officiers ait dû être évacué à la suite d’une blessure, le capitaine s’est imposé un accablant sevrage alcoolique afin de relayer son jeune lieutenant surmené. Beugart est de quart alors qu’une tempête vient brusquement de se déclarer, mais Jean n’a aucune confiance. Il quitte sa cabine pour remonter sur la passerelle :
Il [Beugard] avait les yeux à demi ouverts, sous les paupières lourdes, car il semble toujours plus attentif à ce qui se passe en lui, à ce qui le ronge, qu’à ce qui survient dehors. Je me suis calé dans un angle, j’ai collé le front à la vitre, et j’ai regardé de toutes mes forces. La pluie et la brume, jointes au crépuscule, bornaient la vue à cinquante mètres.
Tout à coup, sans que j’aie rien compris, j’ai senti le bateau se coucher tout entier sur tribord. Ce n’est qu’après que j’ai aperçu, crevant la brume, à quelques mètres à ma gauche, la ruée noire d’une puissante étrave. Le coup de barre de Beugard avait devancé mes yeux et évité l’abordage. Si j’avais été seul sur cette passerelle, comme il m’est arrivé parfois de le souhaiter, avec une présomption de gamin ! J’en ai frissonné ! Je me suis retourné vers le capitaine, qui ne bougeait plus et ne semblait même pas s’apercevoir qu’il venait de sauver le bateau.
Je lui ai crié : – Il était temps ! Il n’a fait qu’un imperceptible signe de tête, et il a repris sa veille. S’il pouvait rester jusqu’au bout tel que je l’ai vu pendant ces minutes, je serais heureux, en partant, de lui serrer la main.
Par ces quelques lignes, le narrateur redonne toute sa dignité au maître du bord qui de « Beugard » devient « le capitaine » lorsqu’il est désigné pour la seconde fois. Un mea culpa semble même se glisser dans l’aveu de « présomption de gamin » et enfin, une émotion « J’en ai frissonné ! » Mais quand il s’agit de parler au capitaine, le jeune lieutenant, incapable de traduire ses sentiments, ne peut qu’émettre un constat impersonnel « Il était temps ! »
Cet épisode, qui aurait pu rapprocher les deux hommes, aboutit à une piètre conclusion, comme si l’ultime geste de reconnaissance du jeune homme ne se traduisait que par le vœu d’une simple poignée de main, donnée « en partant » qui plus est. Le jeune lieutenant reste dans le strict registre professionnel des officiers, registre qui n’est plus du tout celui du capitaine Beugard, homme détruit qui aurait pu trouver une forme de rédemption, ou du moins de réconfort, dans un élan du cœur.
Le second épisode se situe à proximité des côtes anglaises, le retour est tout proche et les hommes sont en liesse, à l’exception de deux d’entre eux :
... je me sens retranché de la joie de tous ; car tous sont attendus, et moi je ne serai que supporté... D’instinct, je suis allé retrouver sur la passerelle le seul homme qui me ressemble ce soir, le seul que la solitude enveloppe, mais ce n’est pas la même solitude. La sienne est celle d’une vie manquée, déchue, méprisée ; c’est son passé qui écarte de lui les autres. Moi, c’est l’avenir qui m’isole déjà, un avenir qui commence, dès ce moment (…) Quand je suis entré, Beugard m’a regardé, un regard si pénétrant qu’il m’a cloué sur place. J’ai senti qu’il comprenait tout, qu’il devinait tout, mes craintes, mes rancunes, mes chagrins qui affluent ce soir. Ses yeux étaient devenus humains ! (…) J’ai tremblé qu’il ne parlât, et mes yeux ont dû le supplier de n’en rien faire, car il a détourné la tête, scrutée un instant la nuit, puis il est parti pesamment vers sa cabine, bien que son quart ne fût pas achevé. Mais en passant, il m’a appuyé la main sur l’épaule (…) Je ne l’ai plus jamais revu.
La nouvelle se conclut six mois plus tard : le jeune lieutenant vient de débarquer d’un cargo qui l’a conduit le long des côtes africaines. Il rencontre l’un des officiers du Noroît et apprend le décès en mer du capitaine Beugard (présenté comme un possible suicide) en même temps que le lourd malheur dont il était affecté cause de sa déchéance. La dernière phrase de la nouvelle est un jugement sans appel du narrateur après qu’il ait appris le secret de Beugard et la confirmation de l’affection singulière que le capitaine lui portait (...) cela n’aurait rien changé. « Cela n’aurait ajouté qu’un regret à celui de n’avoir pas de père : d’en avoir trouvé un, et que ce fût celui-là ! »
Cruelle chute qui laisse le lecteur sous le choc et semble confirmer la solitude définitive à laquelle le jeune homme se condamne, lui qui a su reconnaître une figure de père dans la personne du capitaine Beugard, mais reste incapable de surmonter le dégoût que sa déchéance lui inspire ! Ainsi Beugard n’aura-t-il pas droit à une réhabilitation, même dans l’au-delà.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 15/04/2010
1350 pages
Presses de la Cité
28,00 €
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