Chers lecteurs des Ensablés, avec cet article d'Isabelle Luciat, se terminent nos chroniques de l'année 2023, l'occasion pour nous de vous souhaiter une très bonne année 2024 et de vous remercier pour votre fidélité (15 ans déjà). Hervé BEL
Récit enlevé d'une éducation sentimentale, La jeune fille verte se déroule dans la station thermale imaginaire de Ribamourt, inspirée de la ville de Salies-de-Béarn. Ce court roman livre également (et ce n'est pas son moindre attrait) une amusante chronique de la vie de province à la Belle Époque qui n'est pas sans rappeler « L'orme du mail » d'Anatole France, quoique sur un mode résolument léger et qui peut parfois tomber dans la facilité. Par Isabelle Luciat.
Le 31/12/2023 à 09:00 par Les ensablés
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Publié le :
31/12/2023 à 09:00
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Son auteur Paul-Jean Toulet puise son inspiration dans ses propres souvenirs de jeunesse béarnaise et sa vie tumultueuse marquée par les fêtes parisiennes et les voyages lointains. À Paris où il vécut de 1898 à 1912, Toulet a fréquenté Giraudoux, Léon Daudet, Debussy, Francis Carco et Willy dont il fut l’un des nègres. Amateur d’alcool et d’opium, Toulet a écrit huit romans (dont Mon amie Nane, objet d’une précédente chronique) et La jeune fille verte, rédigé dans sa première version en 1901, mais qui ne fut publié qu’en 1920, année de son décès.
Ce dernier croque tous les personnages emblématiques du moment : l’aristocrate parisien en goguette, les notables de province, leurs querelles dérisoires et leurs problèmes domestiques, les clercs complotistes composant (ou pas) avec le contexte politique agité de la Troisième république. Bref, toute une société aujourd’hui disparue, qui inscrit le récit dans une période très précise et lui confère la patine du temps.
La trame du récit reprend les ressorts classiques du vaudeville : Vitalis, jeune homme de la petite aristocratie provinciale, quitte sa maîtresse Basilida (qui est aussi sa cousine et, accessoirement, l’épouse du notaire) pour, à la fin du récit et après divers rebondissements, convoler en justes noces avec Sabine de Charite, dite « Guiche », la jeune fille verte du titre. Cette dernière n’est pas, comme on le devine, un modèle de bonne éducation et de conformisme – l’auteur laisse entendre que sa mère est issue du demi-monde. Plutôt une sorte de garçon manqué qui rappelle les héroïnes de Colette, telles Claudine et Gigi.
De retour dans la petite ville après trois ans passés dans un pensionnat parisien, Guiche est désormais une jeune fille à marier, mais son comportement suscite les moqueries des notables. Elle semble préférer à toute autre compagnie celle de ses cinq chiens avec lesquels elle aime courir la campagne. Elle dérange et bouscule par ses répliques impertinentes et sa fausse ingénuité.
Si le personnage de Guiche est un faire-valoir assez caricatural, celui de Basilida, maîtresse passionnée vouée à l’effacement, suscite les passages les plus inspirés du récit, laissant toute sa place au style poétique de Toulet (auteur des délicieuses Contrerimes). Dès le début du roman, la maison de Basilida est décrite comme l’antre d’une déesse, emplie de couleurs, de parfums et de sensualité. Dans le salon, après que les volets ont été fermés par l’amant, « l’on ne voit plus que le rubis d’une assiette sur la muraille qu’allume un rayon de soleil ».
À ce rubis répond la bouche de Basilida « pareille à la pourpre entr’ouverte d’une fleur ». Des confitures « sous un tulle, tout fraîchement faites » dispensent « un arôme qui ne voile pas tout à fait celui des placards de chêne où, depuis plus d’un siècle, tant d’épices ont dormi ». À l’évocation de Basilida surgissent des couleurs chaleureuses (la pourpre, l’or du soleil), des parfums gourmands et une nature luxuriante.
Au contraire, Guiche est évoquée au travers de couleurs froides : le bistre de son visage, les bleus vert de sa courte jupe. Elle est comparée au « duvet des chardons », sa voix est « aussi acide qu’une oseille mâchée ». Comme le soleil et l’ombre, tout oppose ces deux personnages qui jamais ne seront mis en confrontation grâce à la belle générosité de Basilida. Vitalis, le papillon, sortira des bras maternels de sa maîtresse pour continuer sa route avec la compagne des jeux de son enfance, à la faveur d’un héritage qui arrivera à point nommé. Tout est bien qui finit bien.
On ne croit pas vraiment à cette belle histoire d’amour ! Tout l’intérêt du récit amoureux réside dans le style poétique de l’auteur et dans ses descriptions de la nature. Reconnu surtout pour sa poésie, Toulet donne un aperçu de son talent dans ce joli roman sans grande ambition. Il livre aussi un peu de lui-même à travers le personnage du jeune Vitalis. Ainsi, dans les Lettres à soi-même publiées à titre posthume en 1921 (entre autres fantaisies, Toulet avait l’habitude de s’adresser des lettres et cartes postales), trouve-t-on cette émouvante confession :
« C’est dans le passé qu’est tout notre bonheur ; et le mien me torture de sa grâce évanouie. Parfois au moment que le sommeil vient enfin, on s’imagine être encore l’enfant d’autrefois, avec un cœur d’enfant parmi les fleurs. C’est si exquis et si cruel qu’on se réveille soudain. Et quel réveil ! Mais les fleurs de jadis étaient belles et pliantes et parfumées ; il en est qu’on revoit avec une netteté surprenante ».
Et dans deux autres cartes : « C’est si agréable de comparer les femmes aux fleurs. » Et ce résumé de l’auteur par lui-même : « Ce que j’ai aimé le plus au monde ne pensez-vous pas que ce soit les femmes, l’alcool et les paysages ? » Le lecteur ne peut qu’être saisi par la mélancolie de Toulet qui, dans le roman transparaît à travers le personnage de Basilida, fleur qui enchanta une enfance passée et dont Vitalis gardera, c’est certain, une éternelle nostalgie.
À cette trame amoureuse, s’ajoutent des intrigues portées par de savoureux personnages secondaires. Le plus irrésistible est le « séducteur à titre d’office » de la petite ville : Monsieur Lubriquet-Pilou. Victime d’une réputation infondée de grand séducteur (« Tout Ribamourt attribuait mille nuits d’aventures à ce nabot écrasé par sa renommée dont on n’apercevait d’abord que le ventre et deux oreilles en pointe. »), ce malheureux veuf, fermier d’octroi à la retraite, se fait un point d’honneur de ne point contredire ses admirateurs et d’entretenir sa légende.
Or, rien n’est plus éloigné des aspirations de ce petit père tranquille que le désir de plaire aux femmes. Pourtant ses jugements sur la gent féminine — attendus et qu’il se doit d’assener — font autorité. La buraliste, Mademoiselle de Lahourque (pendant comique de Lubriquet-Pilou), anoblie à la suite d’une erreur de l’État civil, mais persuadée d’être bien née, lui voue une « tendresse très connue », obligeant le bonhomme à traverser quotidiennement la place de Ribamourt pour lui acheter son tabac, sous les regards de ses amis attablés au café.
Ces tête-à-tête, emplis d’embarras pour Lubriquet-Pilou et d’émois pour Mademoiselle de Lahourque, sont immanquablement écourtés par l’entrée d’un client, au grand soulagement du séducteur qui prend la porte en sifflotant une romance. Monsieur Beaudésyme est un autre personnage digne d’intérêt. Mauvais mari, notaire véreux, joueur impénitent, ce personnage ambigu, à la moralité plus que douteuse, devient, sous la plume de Toulet, une créature mythologique d’une grande sensualité, ancrée dans la nature et profondément mystérieuse.
Ce « géant roux » fait son apparition au deuxième chapitre au milieu d’une harmonie municipale dans laquelle il joue du hautbois : « On voyait, au fond de sa barbe, étinceler son sourire, comme une salamandre dans le feu. » Il est tantôt comparé à un « loup rouge », mais « un bon loup qui rit au fond des bois », tantôt à « l’un de ces dieux nus (…) qui se cachent sous l’écorce des chênes », tantôt à un « faune ». On songe alors à L’après-midi d’un faune de Mallarmé et à l’amitié qui unissait Toulet au compositeur Claude Debussy qui composa l’œuvre symphonique éponyme.
On laisse ce petit roman avec un sentiment d’inachevé. La beauté du style, la fêlure mélancolique à peine esquissée, laissent entrevoir le talent de l’auteur des Contrerimes et les grands romans qu’il aurait pu laisser à la postérité s’il n’avait préféré, peut-être, à l’ascèse de l’écriture, « les femmes, l’alcool et les paysages ». Toulet lui-même n’adresse-t-il pas cette mise en garde au lecteur des Contrerimes : « Quand l’ombre est rouge sous les roses, / Et clair le temps, / Prends garde à la douceur des choses » ?
Isabelle Luciat décembre 2023
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 20/10/2023
132 pages
Les prairies numériques
14,00 €
Paru le 05/10/1979
240 pages
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11,20 €
Paru le 08/06/2023
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Paru le 25/04/2019
1533 pages
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32,50 €
1 Commentaire
Castaigna
08/01/2024 à 08:44
Très bel article sur ce pays, qui a toujours eu la nostalgie de ses origines, employant çà et là les mots et expressions du patois (dans la "Jeune fille verte" notamment)
Et vous terminez par "les Alyscamps", à mon sens le poème le plus achevé de toute la poésie française, de Villon à Pierre Louýs. Verlaine étant peut-être le seul à déclencher autant d'émotion et de frissons.