Mariève a vingt-trois ans lorsqu’elle épouse Gilles, de dix ans son aîné. Ce mariage la conduit à s’installer chez lui, dans un domaine forestier des Hautes Fagnes, à l’est de la Belgique. Le manoir du Rondbuisson, situé à l’orée du bois, est la résidence de quelques personnages rustiques et gentiment intrigants. Tout semble en place pour assurer le confort de Mariève, dans un cocon où l’on ressent plus qu’ailleurs le rythme envoûtant des saisons. Mais pourquoi n’y semble-t-elle pas heureuse ? C’est l’histoire de la lente dégradation d’un amour s’abîmant au grattage de l’écorce. Par Louis Morès.
Le 10/04/2023 à 09:47 par Les ensablés
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Publié le :
10/04/2023 à 09:47
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Il faut imaginer le cadre à la fois idyllique et rude d’un roman de campagne, ou plutôt roman de fagne (marais tourbeux en Haute Ardenne), dans lequel la maison, les bois, les landes et les animaux qui y habitent forment avec les personnages un environnement dont la littérature va se charger d’exposer la complexité des liens et dépendances. Les premiers mots du roman sont empreints de la tonalité du souvenir, le souvenir teinté de nostalgie et aussi, peut-être déjà, d’une forme de regret : « Je savais que le vent était maître, aux Planeresses, car Gilles me l’avait appris, ce jour où nous errions dans les petites rues qui avoisinent la cathédrale de Huy. ».
Le vent, élément instable et criant, celui qui frappe aux portes, aux fenêtres et qui fait hurler la maison, Mariève va apprendre à le connaître dès son emménagement dans la propriété ; il initiera immédiatement son ouïe aux bruits du nouvel endroit, colportant des rumeurs du lointain : cris d’animaux et trompes de chasse, pour un comité d’accueil !
À l’horizon, quelques collines parcourues de bois qui font vivre la famille depuis des générations et, au-delà, le début des fagnes. En contrebas, une route passe par le village des Planeresses et vient desservir le Rondbuisson, où l’on vit presque en huis clos. D’emblée, l’on perçoit la volonté chez Mariève de comprendre et d’explorer, tout en devinant que cet environnement fermé sera le théâtre d’une intense trame psychologique. Elle s’attache, sur le ton de la confidence, à nous faire part de ses premières observations :
« Qu’on ne me reproche pas, au début de mon histoire, d’accorder trop de pages à nos domestiques (…). Frieda, Julien, dont les nerfs, la chair, et le cœur se sont nourris de la même substance que nous, de ceux-là qui ont poussé les racines dans la terre du Rondbuisson et participent à sa vie secrète, souterraine. (…) Vivre à la campagne, dans une maison isolée, est d’ailleurs une chose très différente de l’existence à la ville. Une familiarité charmante y mêle les saints, les bêtes et les gens. »
Frieda, la servante fidèle et indispensable, dame patronnesse du lieu, et Julien, le vénérable homme à tout faire, constituent un binôme secondaire de l’histoire, mais qui en cultive la toile de fond. Jusque-là, Gilles, le maître de maison, vivait seul avec son personnel et aussi sa sœur, Marcie. Cette jeune fille, à sa charge depuis la disparition de leurs parents lorsqu’elle était encore enfant, présente de nombreuses carences d’éducation et d’instruction, ce qui interpelle Mariève. Comment une telle différence a-t-elle pu se développer entre son mari, homme bien élevé et distingué, et sa belle-sœur, presque une enfant sauvage, passant ses journées dans la nature ?
Marcie ne sait pas lire, est pétrie de superstitions inculquées par Frieda et son univers se cantonne à la maison et aux environs. Un isolement justifié par les conseils du médecin de famille, qui a diagnostiqué des troubles chez l’enfant et préconisé de l’élever avec « calme et grand air. Pas de contraintes ». « Marcie est ignorante comme la dernière des paysannes, soit, mais elle n’est pas malheureuse. Elle adore les bêtes et les fleurs, elle vit parmi elles dans un monde enchanté (…) », justifie Gilles, pour poursuivre : « Marcie n’est pas mariable (…), j’ai l’intime conviction d’avoir agi comme il le fallait, étant donné les circonstances. » Derrière une approbation de façade, Mariève n’est pas convaincue et quelques doutes s’éveillent en elle.
Gilles se révèle progressivement comme un maître de maison très absorbé par la gestion de ses affaires et rongé par une inquiétude permanente liée aux risques pris dans l’exploitation. La naissance de son premier fils, Hubert, provoque chez lui une étrange réaction, mêlée d’angoisse et de joie, comme le confie sa femme :
« Lorsque Gilles tint notre petit dans ses bras et qu’il le vit fort beau, il se mit à trembler comme l’arbre au moment où le bûcheron s’éloigne pour le voir tomber (…) “Nous” avons été heureux, ensemble, à cette époque-là, mais parce que l’on s’habitue à cela aussi — tu as un jour rendossé ton habit de soucis et de préoccupations médiocres… »
La comparaison que l’on voit dans cet extrait entre un homme et un arbre est un exemple du style qui parcourt l’ensemble du roman, dans le sens où les protagonistes sont intimement, charnellement liés à leur environnement au point de pouvoir leur attribuer des caractères inspirés de la flore, ou même de la géologie, et ce sur le ton de l’enchantement. La première fois que Mariève rencontre Frieda, celle-ci lui donne l’image d’une « vieille fille, esprit fumeux des volcans de l’Eifel » ! Quand un enfant naît, comme l’aîné Hubert, on lui attribue une fleur de saison, avec laquelle sont censées s’établir des « correspondances mystérieuses » de personnalité et d’allure… Il n’est pas étonnant que les deux personnages qui viennent rapidement s’ajouter à l’histoire soient concernés au premier plan par la connaissance de cet écosystème.
Un jour, François Dethier, le garde-forestier local, arrive au Rondbuisson accompagné du Professeur Berthelot, un entomologiste qui s’inquiète des conséquences désastreuses qu’engendrent les nouvelles plantations d’épicéas de Gilles sur la faune et la flore de la fagne : « Il faut arracher, plant par plant, afin de rendre les étendues aux linaigrettes et aux sphaignes… » Mariève, abasourdie, mais touchée par cette visite, promet d’en parler à son mari, qui refuse catégoriquement toute ingérence dans son domaine.
C’est un peu plus tard que « le malheur enfonça sa griffe dans la chair vive du Rondbuisson ». En plein été, un départ de feu est constaté dans la fagne sèche, qui se transforme très vite en un puissant feu de forêt. Tout le village se mobilise pour entraver la marche des flammes, poussées et attisées par un vent pernicieux. Les deux éléments se liguent pour emporter une bonne partie des bois :
« Nous approchions de la ligne de feu. Les sapineaux s’embrasaient soudainement, l’un après l’autre, en crépitant et, l’espace d’un éclair, ils fulguraient comme des arbres de Noël. Des silhouettes traversaient la zone éclairée, des hommes rouant le feu à coups de branches ou de gourdins. Ils s’acharnaient sur lui, piétinant les sournoises étincelles, et ne cédant le terrain que pas à pas, luttant comme des sauvages, pour lui arracher sa gueulée. (…) Mais la flamme se riait de ces hommes. Elle faisait semblant de se soumettre, elle rampait à leurs pieds, servile, et puis elle jaillissait cinq pas plus loin, en avant, toujours en avant, et, folle d’elle-même, étreignait une autre victime. Le spectacle était barbare et beau et la lumière du soleil en paraissait pâlie. »
Gilles en devient encore plus âpre, irascible et même menaçant. Il pense être la victime d’un acte volontaire, peut-être déclenché par ce Professeur ami des insectes, ou par des villageois jaloux, afin de le ruiner. Avec lui, l’atmosphère du roman s’assombrit. Mariève tente comme elle le peut d’apporter des solutions, mais l’élan du début se brise au fur et à mesure qu’elle découvre le bois si dur et sec dont est fait son mari. Elle se prend même parfois à rêver à d’autres vies. À ce moment, Marcie, progresse en lecture et s’épanouit, et ses enfants qui l’émerveillent et lui apportent du réconfort.
Un matin, le petit Hubert réclame impatiemment après « le renard de tante Marcie », un animal qui semble être devenu une créature fondamentale de son imaginaire d’enfant :
« Marcie lui avait conté l’histoire du renardeau capturé par Julien, qu’elle avait élevé et choyé dans un chenil désaffecté, jusqu’au jour où le petit fauve lui planta les crocs dans le bras. Frieda dut bander la blessure et elle gronda beaucoup, dans sa cuisine, en menaçant de tout dire au maître, tant et si bien que la jeune fille se résigna à rendre la liberté à son protégé. Mais avant de lui ouvrir la porte sur les fagnes et les bois, elle attacha à sa fine oreille frémissante l’une des boucles en forme d’anneau qu’elle avait héritées de sa mère. C’était une belle histoire dont on attendait encore la fin. (…) Gilles n’avait jamais rien su de cette fantaisie. »
Animal sauvage, mais un peu apprivoisé, le renard est inscrit dans les habitudes du Rondbuisson et porte avec lui le talisman d’une voie d’espérance. Lorsque Gilles l’abat froidement, un matin, près de la ferme, tout un petit monde qui semblait tenir si fort à cette figure anodine se retrouve comme orphelin. La scène est brutale, et le maître de maison, qui apprend toute l’histoire, se montre insensible et sévère. Marcie est inconsolable, Frieda et Julien, embarrassés, Mariève, accablée… c’est la désillusion. Les enfants, qui dorment encore, n’en sauront jamais rien.
Dans la foulée, Mariève devine par quelques indices que Marcie cache quelque chose de grave et de grandiose. Elle est enceinte ! Mais comment est-ce possible, et qui est le père ? La jeune fille reste mystérieuse. La réaction froide de Gilles effraie sa femme : « Le bâtard paiera sa dette ! » et deviendra un domestique, c’est tout ce qu’il mérite… Un soir de dispute, elle comprend finalement que Gilles a tout fait pour conserver entre ses mains l’ensemble de la propriété afin de la léguer entière à son aîné, selon une prétendue promesse faite à son grand-père il y a longtemps, cela expliquant entre autres la situation de Marcie…
En pénétrant jusqu’aux racines des intentions de celui qu’elle a épousé sans vraiment le connaître, Mariève s’est abîmée. Les secrets et les non-dits restent encore nombreux, comme celui de cette maladie qui le rongeait depuis quelque temps, dont il n’avait jamais rien révélé et qui l’emporte brutalement, cela constituant l’un des dénouements de cette trame.
Pour savoir ce qu’il advient de Mariève, du domaine ainsi que de la paternité de l’enfant non désiré, il faudra découvrir les dernières pages de l’histoire… Une histoire qui n’a aucune autre ambition que de montrer le masque et la réalité de personnages ordinaires, dans la complexité qui peut les caractériser et dans un lieu particulièrement saisissant, à travers leurs réactions, leurs espoirs et leurs contradictions. Et c’est dans cette fausse simplicité que ce texte constitue un roman fort, au style d’ailleurs impeccable, qui montre des hommes à nu, dans leur nature et dans la nature. Celle-ci, parfois, envoie des signes. Le renard reviendra-t-il nous saluer lors d’une autre saison ?
Par Louis Morès – avril 2023
En 1948, Nelly Kristink (1911-1995) reçoit pour ce roman le prix Victor Rossel. Toute sa vie, elle n’a cessé de rendre hommage à sa région, la campagne liégeoise, au travers de romans du terroir dont « La Rose et le Rosier », qui reçut en 1960 le prix George Garnir de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.
La romancière primée à de multiples reprises s’est également fait connaître pour ses ouvrages à destination de la jeunesse, elle qui, comme enseignante, donna toute sa vie l’instruction aux plus petits.
Une série télévisuelle, Le Renard à l’anneau d’or, inspirée du roman, fut produite et diffusée en 1974 en Belgique puis en 1975 en France et connut un grand succès.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
1 Commentaire
Ade
11/04/2023 à 14:41
Dommage, il est épuisé :-(