Chers amis des Ensablés, notre site accueille aujourd'hui une nouvelle contributrice, Isabelle Luciat, à qui nous souhaitons la bienvenue au sein de notre équipe. Pour son premier article, elle a choisi "Petit Louis" deuxième roman d'Eugène Dabit, qui avait rencontré le succès avec L'Hôtel du Nord, paru en 1929. Hervé BEL.
Le 16/07/2023 à 09:00 par Les ensablés
1 Réactions | 312 Partages
Publié le :
16/07/2023 à 09:00
1
Commentaires
312
Partages
Issu d’un milieu modeste, Eugène Dabit termina sa scolarité en 1911 par un certificat d’études primaires. Il fut ensuite apprenti serrurier. La guerre de 1914 marqua une rupture dans sa jeune vie. Son père dut partir, puis vint son tour. Destiné à être incorporé dans la classe de 1918, il devança l’appel dès décembre 1916 et fut incorporé dans le service de l’artillerie. Démobilisé en 1919, il poursuivit des études artistiques et fréquenta diverses académies de dessin à Montmartre et Montparnasse. Il épousa en 1924 l’artiste peintre Béatrice Appia.
Aidé par ses parents, il se lança avec succès dans l’industrie de la soie peinte et s’enrichit considérablement, devenant un transfuge de classe, selon le terme consacré par notre époque. Admirateur de Charles-Louis Philippe qui l’a influencé dans ses évocations des milieux populaires, il entama à partir de 1925, une carrière littéraire avec la première rédaction de Petit-Louis et de son roman le plus célèbre L’Hôtel du Nord. Il écrivit à André Gide qui le confia à son ami Roger Martin du Gard. Sur les conseils de ce dernier à qui le roman est dédié, « Petit-Louis » connut trois versions successives avant d’être publié.
Largement autobiographique, Petit-Louis est un roman d’apprentissage, qui couvre la période de 1912 à 1919. Écrit à la première personne, il relate la vie d’un adolescent montmartrois (15 ans et demi au début du récit) qui n’est pas encore sorti de l’enfance, choyé par des parents dont il est le fils unique. Alors qu’il est constamment l’objet de moqueries et se fraye difficilement un chemin dans le monde âpre des ouvriers, Petit-Louis est confronté à la guerre qui le conduira vers l’âge adulte. Le roman est composé de deux parties et d’un épilogue. La première partie couvre la période précédant le départ de Petit-Louis pour l’armée et donne à voir la vie du petit peuple parisien pendant les premières années de guerre, l’exaltation et le patriotisme cédant peu à peu le pas au découragement et à la débrouille.
La deuxième partie couvre la période d’instruction militaire, jalonnée de multiples anecdotes (ce n’est pas encore la guerre, mais c’est déjà la tentation d’y échapper et la condamnation du poids de l’ordre social dans la hiérarchie militaire, thème très présent dans les grands romans sur la guerre de 14) et les combats sur le front. Plus qu’un cataclysme mondial qui fera basculer l’ordre établi, la guerre est traitée à hauteur d’homme, à travers des rencontres qui donnent à voir une belle galerie de personnages. C’est aussi un évènement décisif pour le narrateur dans la conquête d’une virilité conforme aux codes de son milieu, mais qui s’établira aux dépens du cocon familial qui constituait un monde en soi au début du roman. La nostalgie d’une enfance perdue se conjugue avec la fierté de ne plus être moqué et d’être perçu enfin comme un homme.
Naïf et contemplatif, le personnage de Petit-Louis est en tension permanente, tiraillée entre le désir d’afficher une virilité incarnée par le modèle paternel et le dégoût que lui inspire la grossièreté du milieu ouvrier, tiraillé également entre la loyauté vis-à-vis de son milieu social et le désir d’émancipation et d’évasion vers un ailleurs plus doré, plus raffiné. La mère est un personnage central : « grave », « sérieuse », « fragile », mais également « courageuse, passionnée, animée d’une volonté secrète ». Sous une apparence de victime (de l’ordre social, du patriarcat), elle est sans doute le personnage le plus fort, le plus courageux, le plus lucide du roman. À l’admiration pour le père répond un amour absolu pour la mère.
Tout au long du roman, Petit-Louis évolue entre ces deux pôles : le père, représentant d’une masculinité idéalisée et la mère, vouant (sacrifiant ?) sa vie à son mari et à son fils. On le comprend, dans ce milieu social et à cette époque précise, un jeune garçon se doit d’être très vite assimilé au groupe des hommes et ne pas trop s’attarder dans les jupes de sa mère. Une même caractéristique rassemble d’ailleurs les personnages féminins du roman, présentés uniformément en posture de victimes, comme Lily, la prostituée dont Petit-Louis tombe éperdument amoureux et Madame Harbulot, patronne de la mère, qui sous des dehors de bourgeoise bien installée, s’avère être une femme entretenue et, de fait, en situation précaire.
Les hommes du milieu ouvrier et familial sont, comme il se doit, virils, forts, mais aussi grossiers, buveurs et volontiers moqueurs et sans pitié pour les plus faibles. Trois belles exceptions jalonnent le roman, mais il s’agit de personnages issus d’un milieu social plus élevé ou, du moins, non-apparenté au milieu ouvrier. Ces personnages masculins symbolisent cet ailleurs plus doré dont rêve le jeune narrateur. C’est tout d’abord la rencontre avec deux jeunes hommes pendant la période d’instruction militaire. Au moment précis où Petit-Louis se sent plus isolé et plus moqué que jamais, au milieu de camarades vulgaires et ignorants, surgit le personnage de Pierre Lentaigne, « garçon distingué » qui offre un contraste frappant avec les autres recrues.
Avec cet ami, Petit-Louis parcourt la campagne et visite des églises. L’amitié exaltée du narrateur se confond avec la découverte émerveillée de la nature et la perception du divin. Lorsqu’il partira pour le front, Pierre dira à Petit-Louis : « On peut nous séparer. Mais LUI, il ne t’abandonnera jamais. » Une deuxième rencontre survient avec Jacques Collin, à la faveur d’une corvée partagée. Bien que soldat du rang, Jacques est issu d’une famille de la grande bourgeoisie parisienne. Il vit luxueusement en ville. Une véritable sensualité se dégage du portait de Jacques, laissant filtrer le regard d’artiste peintre d’Eugène Dabit. Le départ de Petit-Louis pour le front coupera court à cette amitié improbable, marquée par le fossé social qui sépare les personnages, la servilité de Petit-Louis et l’absence manifeste de réciprocité.
Plus tard, sur le front, alors qu’il a déjà été confronté aux bombardements et à la mort de camarades, Petit-Louis part en mission avec une jeune recrue, Masse, dessinateur dans le civil, alter ego vis-à-vis duquel le narrateur se sent investi d’une mission sacrée : « Il me suit comme un gosse, il faut que je le sauve ! ». Ce personnage falot est d’emblée désigné comme une victime expiatoire destinée à une mort précoce : « Un corps maigrelet d’enfant, un visage simple et doux. » Sa mort interviendra de manière stupide alors que les combats ont cessé. Vite oublié, ce personnage tragique semble endosser la condition de victime qui était celle de Petit-Louis et l’en libérer définitivement, le rangeant enfin du côté des hommes.
Dans l’épilogue, Petit-Louis, de retour dans son quartier de Montmartre, est regardé avec respect, comme un Homme, un valeureux soldat rescapé du front. Il exprime ainsi sa fierté : « Le monde est tous neuf, je le possède. » Mais, par un subtil renversement, le roman s’achève sur l’évocation du père diminué, vieilli, malade. Le tragique n’est pas porté, cette fois, par le personnage de la mère ; c’est sur la figure virile du père que glisse l’ombre de la mort. À peine atteint son idéal, Petit-Louis est immédiatement confronté à la vulnérabilité et à la déchéance de son modèle paternel, démenti cruel de toutes ses illusions.
Outre les comparaisons qui s’imposent avec les œuvres de Céline, Henri Barbusse et autres grands témoins de la guerre de 1914, Petit-Louis est aussi un roman qui porte le thème, très fréquent en littérature, du désir d’ascension sociale. Toutefois, à la différence des Rastignac, Martin Eden et autres transfuges de classe, Petit-Louis n’a pas encore terminé son parcours lorsque s’achève le roman. Il s’est enrichi de belles rencontres, s’est affranchi du modèle paternel et a réussi à assumer sa propre fragilité, mais il n’a pas encore fait de choix décisif. Une question se pose alors pour le lecteur : qu’enfantera Petit-Louis devenu grand ?
Isabelle Luciat - juillet 2023.
Le site des Ensablés a déjà consacré deux chroniques sur les oeuvres d'Eugène Dabit.
Villa Oasis ou les faux bourgeois
L'aventure de Pierre Sermondade
Paru le 14/01/1994
184 pages
Centre d'études du roman des années 1920 aux années 1950
6,86 €
1 Commentaire
NAUWELAERS
16/07/2023 à 18:54
Bravo à cette nouvelle chroniqueuse pour cette si intéressante et instructive critique !
CHRISTIAN NAUWELAERS