Dumas ? c’est Gaston Pescou, signant Peskow ou Peskov, mais aussi G. de Morlon, baron de Cherville, qui est en réalité –pour les trois-quarts- l’auteur caché de ce roman. Il est dans sa spécialité : le roman de chasse. Qu’on en juge par quelques titres tirés de sa bibliographie : Les Aventures d'un chien de chasse, Histoire d'un trop bon chien, Contes de chasse et de pêche, Contes d'un coureur des bois, Montcharmont le braconnier, Le Gibier plume et la même année Le Gibier poil, sa science s’étendant même aux sauvages horizons de l’Afrique et de l’Asie avec Les Éléphants, état sauvage, domestication.
Par Antoine Cardinale
De sa collaboration avec Dumas naîtront Madame de Chamblay, Les louves de Machecoul, Black, Le chasseur de sauvagines et bien sûr Le meneur de loups (1857). Pour la chasse, Alexandre est à son affaire, et il est dans ce domaine sur le même pied que son collaborateur. Chez Dumas, seule la passion des femmes a égalé celle de la chasse. Et s’il connut avec les femmes quelques déconvenues, il ne tira de la chasse que d’immenses joies et d’inoubliables souvenirs.
Pour cette jeunesse née en 1802 qui grandissait en attendant de prendre son grade dans les armées de l’Ogre, la chasse était l’école du courage, l’apprentissage des armes et l’initiation à la mort : en un mot une préparation à la guerre. Et par ailleurs que peut faire un enfant de la province élevé entre sa tante et sa mère, veuve, sinon s’aller aguerrir en jouant au coureur des bois. On piège au collet ou à la glu, on courre les bêtes rousses, on tire à balle, on aime à voir le débûcher du cerf. Marcher en silence, canon en l’air ; apprendre à obéir, apprendre à commander, les deux faces de la seule monnaie qui ait cours à la guerre. Et d’avoir bien observé la passée d’un loup servira pour d’autres traques.
Dumas, qui n’était pas bien fort à l’école, trouva là ses plus joyeuses récréations. Il excellait dans ce sport dont il nous dit dans ses Mémoires qu’il en devint enragé, et dans lequel il retrouvait le souvenir de son père.
On connaît d’ailleurs un beau Portrait d’un chasseur avec ses chiens dans un paysage de Louis Gauffier qui est au musée Bonnat Helleu à Bayonne, portrait qui passe pour celui du général Dumas, père de notre auteur. Le paysage pourrait être celui de la campagne autour de Villers-Cotterêts : le gibier est jeté au pied d’un grand arbre, et les chiens turbulents, excités par la chasse, tournent autour de leur maître qui tient glorieusement la pose.
Le roman s’ouvre d’ailleurs avec l’évocation de son père et de Moquet, son « imbécile de garde-chasse », entêté de mauvais sorts et de remèdes chamaniques pour s’en déprendre, fabriquant ses balles et son propre vocabulaire, disant bête fausse pour bête fausse pour bête fauve et pièrge pour piège. C’est Moquet qui contera au jeune Alexandre la fabuleuse histoire de Thibaut, le meneur de loups.
A vingt ans, c’est enfin à la chasse qu’il devra sa première virée à Paris, en compagnie d’un écervelé de son âge. Avec rien d’argent en poche, ils partent de Villers-Cotterêts, et chassant le jour pour payer le gîte et le couvert du soir à Ermenonville d’abord, à Dammartin ensuite. Ils arrivent à Paris à l’hôtel des Vieux-Augustins avec quatre lièvres, douze perdrix et deux cailles qu’ils monnayent, se souvient Dumas dans ses Mémoires, contre une chambre pour deux nuits, un pâté et une bouteille de vin.
Le meneur de loups, l’idée d’un homme se mettant par pure mauvaiseté, par vengeance ou par damnation, à la tête d’une meute de loups est dans le fonds légendaire de toutes les régions françaises, des Ardennes à la Provence, en passant par le Morvan. Serviteur du Diable ou diable lui-même, il vit avec ses bêtes fauves, dort dans la même tanière et ils terrorisent ensemble campagnes, landes et bois dans une orgie de meurtres et de sang, dévorant bétail, bergères, ramasseurs de bois, et le chasseur isolé aussi bien que l’enfançon perdu. On raconte de ces histoires aux veillées des chaumières, dans les longues attentes de la chasse, et même dans les causeries de salon : revenants, sorcières, fadettes et autres loups garous imprègnent la culture populaire et dans les milieux plus lettrés ces histoires se colorent d’un fantastique que les romans gothiques anglais ou les Märchen allemands ont remis à la mode.
Cherville-Dumas reprend le thème mais l’accommode sur un registre tragi-comique. Thibaut le sabotier, bon garçon mais pensant et rêvant au-dessus de sa condition, gorgé des humiliations petites et grandes qu’on réserve vers 1780 aux gueux fixés sur les terres du duc d’Orléans, Thibaut le sabotier accepte un pacte satanique. Doté par le Malin d’immenses et invincibles pouvoirs, il trouve néanmoins en parfait nigaud le moyen de rater toutes ses entreprises. Il faut croire que les femmes et l’argent –Thibaut est un ambitieux peu original...- savent se jouer des ruses du Malin et de ses serviteurs !
Comment ce bon bougre se tirera-t-il de l’infernal mauvais pas ? Le roman est touffu comme les sous-bois de la forêt de Retz : roman de l’amour et de la campagne, chronique de la petite histoire de France, conte fantastique et souvenirs d’enfance, parabole sur la vie si l’on veut, tout s’y trouve. Dumas y aura mis beaucoup de lui-même, et pour commencer dépaysant dans les forêts du Valois de son enfance une intrigue que Cherville avait mise dans les plaines de la Beauce. Tout s’y trouve en effet: c’est Greuze peignant les sorcières de Füessli, c’est l'accordée de village au bras de Barry Lindon. Et c’est là tout le prix de ce joli roman.
Alexandre Dumas a 55 ans. 1857 est une année de voyages : au début de l’année une longue croisière le mène de Venise à Tripoli en passant par l’Illyrie, la Grèce et ses îles, l’Egypte et la Cyrénaïque. Londres, en janvier et, en passant, Guernesey où il retrouve après cinq ans de séparation son vieux camarade Hugo ; Londres encore en mai, Bruxelles et Mayence à l’automne. L’été, de retour sur les terres de son enfance, la vieillesse lui a envoyé un premier signe : son genou droit est atteint de paralysie et c’est la mort dans l’âme qu’il doit renoncer à chasser avec ses amis. Cette année-là, autre signe, la mort fait autour de lui bonne moisson : Alfred de Musset, Béranger, Eugène Sue et Achille Deveria disparaissent.
1857 est aussi une année d’intense activité littéraire. Du théâtre d’abord avec Le verrou de la Reine, L’invitation à la valse et L’honneur est satisfait. De l’histoire avec Charles le Téméraire. Et le roman bien sûr avec Le Comte de Monte-Cristo, qui paraît en feuilleton à partir du mois d’avril, dans un hebdomadaire nouveau qui en porte le nom, Le Monte-Cristo, « journal hebdomadaire de romans, d’histoire, de voyages et de poésie » ; mais aussi Les compagnons de Jehu et Le meneur de loups.
En six mois d’aller-retour, Le meneur de loups est fait. La collaboration se fait aux conditions, et sur le tempo que choisit Dumas. « S’il y a quelque chose à changer, je le changerai » écrit-il à Cherville. Et Dumas change beaucoup. Dans les mains de Dumas, les deux cents pages de Cherville deviennent plus de trois cents. Le collaborateur le prévient qu’il y là davantage « une flânerie qu’un labeur digne de ce nom », mais rien n’y fait, Dumas, éternel optimiste, veut pressentir avec ce livre un succès égal à celui des Mousquetaires.
J’avais de longue date préparé cette chronique : au moment de livrer, vint la catastrophe que tout chroniqueur redoute. Appelant mon fichier une fois, deux fois, dix fois, j’obtiens une fois, deux fois, dix fois la même réponse : Désolé mais //-p2.prc.ulipt2023/Les_Ensablés_Dumas_ Le Meneur de loups.docx est introuvable. Peut-être a-t-il été déplacé, renommé ou supprimé ?
Il fallut me rendre à l’évidence : brouillons, notes, parties à l’ébauche ou achevées, tout avait disparu dans les profondeurs de la mémoire informatique, aussi inatteignables que les ruines de l’Atlantide au fond de l’océan. Ce qu’il en coûte probablement de taquiner le diable...
J’ai eu alors la tentation de demander un résumé du roman à un robot « intelligent », tentative, on le verra, qui ne m’a pas mené bien loin. Dans ce résumé, tout — ou presque — est faux, mais un robot ne peut pas dire « je ne sais pas », il est condamné au faux dans l’ignorance qui est la sienne. Sa programmation lui interdisant cet aveu, il est condamné au larcin littéraire, au mensonge et à l’affabulation.
Au stade actuel de l’intelligence artificielle — mais on ne perd rien pour attendre ! – le mensonge est cousu de fil blanc et un élève de cinquième affabulerait avec davantage d’habileté. Le robot commence à l’attribuer à Alexandre Dumas et par dater l’œuvre de 1857 : deux bons points ! Mais les bons comptes en resteront là : le robot est paresseux et il semble qu’il ne se soit pas donné la peine de lire le roman. Pour preuve, il ignore même le nom du héros ! Le héros n’est pas notre pauvre Thibault, mais Gaston de Chanlay que le robot a été chercher dans La fille du Régent.
Poursuivant dans l’affabulation, il imagine Gaston tombant sous le charme de Diane de Meridor, qu’il ressuscite à notre grande consternation de l’inoubliable Dame de Montsoreau. Par facilité, et poursuivant sa pente fatale, il situe l’intrigue sous le règne de Louis XIII, ayant probablement repéré que Dumas a tiré de ce règne son roman le plus célèbre. Et comme il faut bien raccrocher tout cela au titre lui-même, le robot imagine « une série de mystérieux assassinats perpétrés par une bande de loups-garous et un complot visant à destituer le roi Louis XIII ».
Satisfait de son effrayant travail de cancre, le robot conclut platement que Le meneur de loups est un roman captivant qui offre un mélange d’aventures, de mystères et d’amour, mettant en valeur le talent narratif et l’imagination fertile d’Alexandre Dumas ». Merci robot, tu ne m’as guère aidé, mais cette conclusion en valant une autre, je la prends !
Paru le 09/06/2023
332 pages
Editions de la Grange Batelière
16,00 €
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