Qui se souvient aujourd’hui de Kikou Yamata, une écrivaine née à Lyon en 1897 d’un père japonais et d’une mère française et décédée en 1975 à Genève ? Étonnante et attachante figure, auteure d’une œuvre importante. Par François Ouellet
Le père de Kikou Yamata arrive en France au début de la vingtaine, où il travaille comme chimiste avec Louis Lumière avant d’être nommé Consul du Japon à Lyon en 1885. Il se marie sept ans plus tard, en 1897. Mais en 1908, alors que Kikou est âgée de onze ans, le père revient au Japon, la famille s’installe à Tokyo.
Très tôt, Kikou commence à écrire. Un premier livre, Balades et promenades, paraît en 1919, alors qu’elle est attachée de presse à l’Associated Press de Tokyo. Mais la découverte des Nourritures terrestres d’André Gide lui donne envie de partir.
La voici donc, en 1923, de retour en France, où elle fait des études en histoire de l’art à la Sorbonne. Portant le kimono, elle fréquente des salons littéraires, fait la rencontre de plusieurs écrivains, dont Paul Valéry, qui acceptera de faire une brève préface aux contes et légendes du Japon que Yamata a traduit du japonais pour l’éditeur Le Divan (Sur les lèvres japonaises, 1924). C’est une époque où elle fait des conférences sur le Japon.
En 1932, elle épouse Conrad Meili, un peintre zurichois. En 1939, alors qu’ils sont en route pour le Japon à l’invitation de la Société japonaise pour les relations internationales, Hitler envahit la Pologne, la guerre éclate : bloqués à Tokyo, et préférant ne pas revenir dans un Paris occupé par les Allemands, ils choisissent de rester au Japon. Alors que leur séjour devait durer deux mois, ils reviendront en France seulement dix ans plus tard.
En novembre 1943, Yamata est emprisonnée pendant trois mois à la suite de la publication d’un essai sur la civilisation japonaise et les femmes (Au pays de la reine), les autorités, particulièrement susceptibles en temps de guerre, n’appréciant pas ses idées libérales. Pendant ces années japonaises, Yamata continue d’écrire, publie dans les journaux francophones du Japon, travaille pour l’agence France Presse, tandis que Meili enseigne et poursuit son œuvre picturale, influencée par le ukiyo-e.
En 1949, lorsqu’ils reviennent en Europe, Yamata et Meili sont sans ressources financières. Ils vivent désormais entre Meudon, où Yamata profite de la maison d’une amie, et Anières, une commune du canton de Genève. En avril 1969, Meili décède ; Yamata va sombrer graduellement dans une profonde dépression : elle meurt à son tour en mars 1975 dans une clinique psychiatrique où elle avait été internée.
Yamata ne cessera jamais d’écrire, comme en témoigne sa bibliographie, qui compte des essais, des récits, des nouvelles, une biographie du général Nogi parue chez Gallimard, de nombreux articles, des traductions et quelques romans : Masako (1925), La Trame au Milan d’or (1930), La Dame de beauté (1953), qui manque de peu le prix Femina, Le Mois sans dieux (1956), Mille cœurs en Chine (1957).
En 1960, elle fait paraître un essai, L’Art du bouquet, un livre sur l’ikebana. Yamata pratique depuis longtemps cet art traditionnel japonais sur l’agencement des fleurs : dans les années 1930, elle exposait parmi les arts décoratifs au Salon d’Automne du Grand Palais. À l’occasion de la parution de La Trame au Milan d’or, les vitrines du célèbre fleuriste André Baumann, boulevard du Montparnasse, auront été décorées d’arrangements inspirés de l’art floral japonais, nous apprend le journal l’Excelsior du 4 février 1931.
Masako, son premier roman, parrainé par Jacques Chardonne chez Stock, lui apporte un succès immédiat. Le bandeau du livre, où l’on voit Yamata en kimono noué par un obi, annonce : « Roman écrit en langue française par une Japonaise. Un mariage sentimental au Japon. Document unique. Délice littéraire. » Réclame aguichante, un peu réductrice (« une Japonaise »), sans compter que ce roman est plutôt un récit, dont l’écriture dépouillée et elliptique le rapproche de la prose poétique. Les premières phrases donnent le ton que Yamata conserve jusqu’à la fin : « La fleur à six pétales tombe des nuages mûrs. Elle se pose sur la terre et disparaît. Elle touche les dalles de granit et sa nouvelle métamorphose les mouchettes de gouttes noires. »
Masako est une jeune fille en âge de se marier depuis deux ans. Mais comme elle vient d’une ancienne famille, il faut choisir avec soin celui qui l’épousera. Deux vieilles tantes maternelles (la mère de Masako étant décédée), gardiennes morales de la tradition, veillent à ce que tout se passe selon la coutume. Mais Yamata se rebelle contre les conventions qui font obstacle à son amour pour un homme qu’elle a le malheur d’aimer, car l’amour, préviennent les tantes, fait oublier à la femme ses devoirs.
En marge de cette anecdote qui constitue la mince intrigue du livre, Masako lit, rêve, observe la nature : semblables à des croquis, à des aquarelles, les descriptions du paysage, de la lumière et des reflets, des fleurs, sont centrales, elles en occupent certainement plus de la moitié du livre. « Je préfère mes fleurs, mes livres, puis rêver », résume Masako. Cette écriture est délicate, légère, fine, vaporeuse, comme si les choses étaient dites du bout des lèvres. Les images sont parfois trop sentimentales, un peu mièvres, mais sans doute en accord avec les sentiments d’une jeune fille qui est encore sans grande expérience de la vie.
Sans vouloir diminuer l’intérêt poétique du récit, il est clair que Yamata visait un public français ignorant les traditions japonaises. On découvre ici la raideur des mœurs, la fermeté de la structure traditionnelle patriarcale, le respect des traditions, la préparation au mariage, le cérémonial du mariage et même un peu plus, qui culmine dans cette ultime phrase du roman : « Et quand ses mains glissèrent sur ma robe, déjà je n’étais plus moi-même, mais son désir vivant ».
Cinq ans plus tard, Yamata publie un roman plus consistant, qui fait preuve de la maturité d’écriture qu’elle a acquise. On retrouve, dans La trame au Milan d’or, l’écriture poétique, imagée, suggestive de Yamata, avec ses jolies métaphores : « Puis la conversation tourna comme une ombrelle sur l’épaule, comme un éventail dans la main par jour chaud. » (p. 127), Mais cette écriture est plus enveloppée, nourrie par une intrigue et des personnages plus approfondis. Le point de départ est ici le même que dans Masako, car il confronte les valeurs traditionnelles du Japon avec celles de la modernité occidentale.
Suivant le parcours de son propre père, Yamata met en scène un jeune Japonais, Tazoumi, qui quitte à regret son pays pour séjourner en France : d’abord il laisse derrière lui un amour, Chiyeko, ensuite il ne comprend pas le motif pour lequel son père lui impose ce voyage à l’étranger. Son père se contente de faire allusion au bénéfice qu’il y trouvera.
L’essentiel du roman se déroule donc en France, principalement à Paris, où Tazoumi fréquente la Sorbonne et se fait des amis, mais aussi Marseille, où il débarque et d’où il repart quelques années plus tard pour rentrer dans son pays, et les Pyrénées, où il passe deux semaines, vers la fin du roman, pour faire le point sur sa vie : car la découverte des mœurs, de la culture, des valeurs françaises ne pouvaient pas ne pas agir sur lui, ne pas le mettre en question avec lui-même. Partir à la découverte du monde, on le sait, c’est inévitablement partir à la découverte de soi. Telle est l’expérience que fait Tazoumi, qui à la fin sera devenu un homme.
Roman initiatique, axé sur l’intimité de la relation au monde étranger, sur la notion d’identité et les rapports d’altérité, La trame au Milan d’or a la particularité, dans la France littéraire de l’entre-deux-guerres, de traiter de thèmes plutôt inhabituels, du moins sous un angle radicalement différent de ce que proposent le roman cosmopolite d’un Paul Morand ou le roman d’aventures d’un Pierre Benoit.
« La langue française portait toute ma vie intellectuelle », mais « une jouissance esthétique très subtile m’inclinait à la sensibilité nipponne », dira Kikou Yamata. Cela a donné une œuvre aussi élégante que singulière.
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