« Elles sont les premières. Cinq filles. Jeunes, timides, heureuses, excités, cœurs battants et prêtes à mourir pour la France. » Nous sommes en 1940. La France vient de perdre la guerre. À Londres, la France libre sous l’impulsion du général de Gaulle fait ses premiers pas. Pour la première fois, les femmes prennent part au conflit sous l’uniforme français. Un Corps féminin de Volontaires de la France libre est créé, dans lequel s’enrôlent les héroïnes de ce roman, ainsi que son autrice, Tereska Torrès. Par Carl Aderhold.
Le 26/03/2023 à 17:17 par Les ensablés
1 Réactions | 289 Partages
Publié le :
26/03/2023 à 17:17
1
Commentaires
289
Partages
Qu’est-ce qui pousse une jeune fille à peine sortie de son institution religieuse, qui vient tout juste de passer son bac à traverser la France, l’Espagne et le Portugal pour rejoindre l’Angleterre et s’engager dans l’armée ?
Fille d’un sculpteur polonais juif converti au catholicisme, Tereska Torrès a reçu la meilleure éducation possible. Depuis son plus jeune âge elle tient son journal, où elle s’interroge sur sa foi, ses premiers tourments amoureux, la sincérité de ses amitiés. Une véritable jeune fille en fleurs et soudain au milieu de ces pages à la douceur surannée, la guerre apparaît en même temps que l’évidence de devoir y prendre part.
Pendant cinq ans, elle va noter consciencieusement son apprentissage brutal de la vie, sous les bombardements allemands qui s’abattent sur Londres. La découverte de l’existence en commun, au sein de la caserne avec des filles de tous âges et de milieux différents, les rencontres amoureuses avec des hommes en permission avant de retourner au front, l’accélération de la vie, sans certitude du lendemain, autant d’expérience qui vont transformer à jamais la jeune femme qui se rêve un destin d’écrivain.
De ce journal, publié en 2000 chez Phébus, elle fait un roman qu’elle garde quelques années sous le coude, jusqu’à ce que son mari, l’Américain Meyer Levin, la pousse à le publier en anglais, en 1951. Le livre est un carton aux États-Unis. Plus de quatre millions d’exemplaires vendus. Mais dès 1952, une commission de sénateurs attaque ce best-seller, considéré comme une œuvre pornographique prouvant le relâchement des mœurs. La raison ? C’est le premier livre qui raconte ouvertement des relations lesbiennes. Dans les décennies qui suivent, la presse féministe s’en empare, y voit la naissance d’une nouvelle forme d’écriture, une écriture de femme, sans tabou.
Ce parfum de scandale est la raison pour laquelle Tereska Torrès a refusé de publier ce texte en français. Elle craint que son roman ne jette le discrédit sur les volontaires féminines des Forces françaises libres et n’apporte de l’eau au moulin des officiers qui, hostiles à la présence féminine dans les rangs de l’armée française, voient dans ces soldates, un ramassis de femmes dépravées. Il faudra soixante ans pour qu’elle accepte d’en publier une version française, en 2011.
Et à la lecture, on ne peut que s’étonner de l’énorme malentendu autour de ce livre. Loin d’être le cœur du récit, les passages « sulfureux » sur les amours lesbiennes ne sont que des moments en marge et prêtent aujourd’hui à sourire. Pas seulement parce que les mœurs ont évolué. C’est passer à côté de ce très beau roman que de s’en tenir à cette lecture. De fait, la comparaison avec son journal permet de saisir l’importance du travail d’écriture opéré par Tereska Torrès pour faire de cette matière de la littérature. De ses notations au jour le jour, tantôt désabusées, tantôt d’une naïveté réjouissante, Torrès fait un roman d’apprentissage à la force saisissante.
On suit donc l’histoire de ces jeunes femmes qui s’engagent dans la Seconde Guerre mondiale, des héroïnes qu’a priori tout sépare. Son héroïne dont l’autrice fait son double, Ursula ne connaît rien de la vie quand elle débarque à la caserne située en plein Londres. Elle vit et dort dans le « dortoir des vierges » comme les autres l’ont baptisé. Peu à peu, elle entre dans le monde des adultes, bousculé par le conflit, où la complexité des sentiments, des sensations est désormais la règle.
C’est la guerre qui donne le tempo au roman, les bombardements incessants provoquant la mort de l’une d’entre elles. Au-delà de la violence ambiante, Torrès qui ne manque jamais de décrire la force de l’engagement de ces jeunes filles, leur patriotisme chevillé au corps, n’a pas voulu faire un récit de guerre. Elle s’est bien plutôt attachée à montrer comment ces jeunes filles parviennent à concilier, à la manière des hommes, leur identité de combattantes et leur jeunesse débordante à un moment où elles découvrent tout à la fois la dureté des temps et la vie sans faux-semblants.
Pour Ursula, cela commence par tomber amoureuse de Bella, une femme d’une trentaine d’années. Un amour dont Torrès va s’attacher à nous faire saisir par petites touches, toute en finesse, l’évolution, de l’embrasement au dégrisement. Les quelques notations de son béguin pour une autre soldate, dans son journal, deviennent dans Jeunes femmes en uniforme, l’analyse d’une passion. D’abord physique. « Bela, plus belle, plus “vamp” que jamais », note-t-elle dans son Journal.
Ce désir devient réalité dans le roman, une brève scène d’amour où la narratrice mêle les réflexions des deux femmes. « J’aime éveiller ce corps juvénile, j’aime voir trembler ses paupières, j’aime sa petite bouche inexpérimentée. Je lui apprendrai tout. Je lui apprendrai l’amour » s’écrie l’expérimentée Bela tandis que la naïve Ursula s’abandonne : « Elle va changer ma vie. Depuis que je la connais, tout est devenu passionnant. Bela a dû inventer ce qu’elle me fait. Personne d’autre n’a jamais agi ainsi. »
De son trouble perceptible dans son journal, Torrès en fait un véritable récit d’éducation sentimentale dans son roman, transformant son béguin en un ressort romanesque. On l’a compris, la jeune fille n’est qu’un jouet entre les mains de son amante et elle l’apprendra à ses dépens, nous suivons le long chemin d’Ursula pour se déprendre de son amour.
À travers la vie de ces cinq femmes qui compose ce roman, c’est le récit d’une émancipation qui se dévoile, souvent amère, parfois joyeuse. Avec la guerre, une génération de femmes rompt avec leurs mères, la tradition, non sans mélancolie.
« Ce passé de jeune fille, autrefois dans une autre vie, semblait avoir été un rêve. […] Elles parlaient parfois entre elles dans les chambrées, se souvenant de ce temps où l’on pouvait ouvrir les fenêtres lorsque la lumière était allumée, où l’on mangeait des œufs frais, des oranges. Elles en parlaient comme des naufragées attendant l’arrivée, au large, d’un navire. »
Mais la formidable énergie de ces jeunes femmes qui découvrent soudain qu’elles peuvent agir et se comporter comme elles l’entendent parcourt le roman. « Je me prépare à ma nuit de noces, s’écrit Nellie une des camarades d’Ursula. C’est drôle d’y aller en uniforme kaki. J’ai tant rêvé devant les vitrines des magasins, devant les mannequins en longues robes blanches à traîne. […] La vie est différente maintenant. J’en ai assez de la vie conventionnelle de mes parents. Faire l’amour, c’est comme faire du sport. »
Au fond, bien plus que les scènes d’amours homosexuelles, c’est sans doute la description de cette émancipation féminine grâce à leur engagement dans la guerre, qui a choqué si fort les sénateurs de la commission et les lecteurs. Une libération dont Tereska Torrès a su faire un objet littéraire, sans revendication, ni justification, mais au contraire en utilisant les ressorts narratifs du roman pour composer une histoire si terriblement humaine, qui à près de quatre-vingts ans d’écart n’a rien perdu de son ardeur communicative.
Paru le 10/02/2011
187 pages
Editions Phébus
17,25 €
1 Commentaire
Irène Didier
28/03/2023 à 15:54
A lire