En janvier 1947, les éditions du Portulan publièrent un épais volume au titre biblique, « Heureux les pacifiques », que la critique accueillit avec force éloges, n’hésitant pas à parler de «roman fracassant et excitant » (Pierre de Boisdeffre), de « roman d’une génération » (Maurice Nadeau), tous se montrant impressionnés par la justesse d’un tableau riche et complexe d’une époque charnière (1934-1945): ainsi Pierre Descaves, selon lequel ce roman est « sans aucun doute, le document le plus important, le plus impressionnant qui nous ait été donné depuis quinze ans, sur l’état d’une jeunesse que guettait le conflit de 1939-1940 et les années, noires et rouges, des refus ou des abandons ». Par Marie Coat
Le 30/04/2023 à 16:45 par Les ensablés
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30/04/2023 à 16:45
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Couronné par le prix Sainte-Beuve, « Heureux les pacifiques » fut écrit en 1945 et 1946 dans la clandestinité par Georges Soulès -alors exilé en Suisse- sous le nom de plume de Raymond Abellio. Largement inspiré par le parcours personnel de son auteur, le roman est, au-delà de son contexte historique et des références politiques qui ont tant frappé les lecteurs de l’époque, un témoignage original de démarche mystique et spirituelle guidée par un espoir de syncrétisme salvateur. Le choix des titres du roman et de ses cinq parties est d’ailleurs révélateur de l’importance de cette démarche dialectique entre sacré et profane ésotérique -voire occulte-: »Heureux les pacifiques » se déroule sous l’égide des évènements majeurs de la chronologie christique (baptême, communion, crucifixion, Pentecôte) enserrant une troisième partie centrale intitulée « Quadrature du cercle ».
La première partie (1934 Baptême) s’ouvre sur une séquence d’une grande tension dramatique: un assassinat dont son auteur nous relate sur un rythme haletant l’action, mais aussi ses pensées et sensations. Dès cette introduction dense, le romancier circule entre plusieurs plans narratifs, entre action et réflexion, description minutieuse et flou déroutant, le narrateur (Robert Saveilhan) ne dévoilant en définitive pas qui est la victime. Après ce début agité, Abellio nous plonge dans l’atmosphère de camaraderie de l’Ecole Polytechnique où Saveilhan rejoint ses camarades communistes militants (Michel, Raoul); il introduit divers personnages-clé du roman (les jumeaux Ricarda, dont l’un était un ami -militant trotskyste qui s’est suicidé lors des manifestations du 6 février 1934- et l’autre qu’il soupçonne d’être l’amant de Gina, jusqu’ici sa maîtresse).
Dans la deuxième partie (1935 Communion), qui prend souvent la forme d’un journal, l’ Ecole Polytechnique demeure le creuset de Saveilhan et de ses amis, malgré leurs divergences. Évènements et personnages y dessinent des pistes nouvelles de recherche de sens. Alors qu’il prépare ses examens, Saveilhan doit se rendre à Toulouse à l’occasion de la mort d’une parente; il y retrouve un oncle (Pujholac) et le petit groupe de réflexion spirituelle qu’anime celui-ci dans l’Ariège à Péchéous. Ce cénacle est proche de Ricarda, dont l’oncle veut faire son successeur. Sous l’influence de Ricarda -de plus en plus imprégné des idées de Pujholac- le narrateur, de retour à Paris, fait d’importantes rencontres (Vincent, un banquier, et sa femme Catherine; les activistes d’Estrème et Bichat). A l’ X, les péripéties s’enchaînent autour d’un projet de rapprochement entre catholiques et communistes (il est alors question d’une potentielle alliance militaire franco-russe) et au plan personnel, Saveilhan continue à soupçonner Gina d’infidélité. Pacifiste, il démissionne du Parti après l’accord Staline-Laval. Il est renvoyé de l’ X et quitte Gina.
A la croisée des cinq parties, la troisième (1936-1939 Quadrature du Cercle) est la plus développée. De la politique, elle bascule à la philosophie, sous des formes variées: journal de juillet 36 à mars 37, récits, dialogues, méditations… Savailhan séjourne trois mois à Péchéous, entre étude du droit et entretiens spirituels avec Pujholac; il y est rejoint par Ricarda, Gina et d’autres camarades. Puis revenu à Paris, il s’inscrit au PC indépendant, fréquente des groupes de réflexion d’ingénieurs, retrouve son camarade Michel et est mêlé de près à des activistes (assassinat de Vincent, mort de Catherine tuée par une balle perdue lors d’une manifestation contre les Croix-de-Feu). Fin 37, il fonde l’Ordre révolutionnaire avec Ricarda et Michel qui, consterné par le pacte germano-soviétique, démissionne du PC, alors que Ricarda, gagné par l’ascétisme et voyant venir la guerre, se réfugie à Péchéous. Mobilisé, Saveilhan part en Lorraine; en campagne à compter de mai 1940 dans le Nord, il est blessé par un obus et passe sa convalescence à Mayence. Pujholac perd la vue; Ricarda devient exalté, obsédé par la théorie de l’effondrement des continents. Les disciples organisent des passages clandestins vers l‘Espagne.
La quatrième partie (1940-1945 Crucifixion) s’ouvre sur la mort de Pujholac, qui a clairement écrit que Ricarda n’est pas le prophète attendu. Saveilhan monte une petite entreprise, retourne à Paris avec Ricarda. En juin 41, les chemins des camarades divergent: Michel et Raoul se tournent vers la collaboration, alors que d’autres veulent partir à Londres. Le narrateur revient à Péchéous où il vit avec Gina, qu’il épouse. De plus en plus illuminé, Ricarda est impliqué dans un scandale de manipulations thaumaturgiques. Saveilhan remonte à Paris en janvier 44. Alors que Michel et Raoul rompent avec les collaborationnistes comme d’Estrème et lancent un nouveau mouvement visant à dépasser communisme et gaullisme, Ricarda est exécuté par des miliciens.
Le livre s’achève, dans une certaine confusion, sur un épilogue très ramassé, (1945 Pentecôte) où se règlent les comptes (d’Estrème est éliminé par les SS, Bichat tué par les résistants). Raoul s’engage dans l’armée Leclerc. Lors de cérémonies commémoratives à Péchéous, Ricarda est fêté comme un héros.
Roman d’apprentissage ambitieux mêlant des thèmes majeurs -politique et spiritualité, amour et amitié, trahison et fidélité, fuite et engagement…- ainsi que des figures de styles variées au plus près des fluctuations du narrateur, « Heureux les pacifiques » baigne dans le climat intellectualisé de l’entre-deux guerres, puis dans les eaux agitées de l’Occupation et de la Libération. Fondé sur une dynamique forte de rétroaction entre groupes et individus, il oscille entre action et méditation, scène publique et réflexion intime, relations mondaines et fréquentation de marginaux, dans une conquête de la maîtrise de soi d’autant plus malaisée que les évènements historiques y pèsent de tout leur poids (6 février 34, accord Staline-Laval, Pacte germano-russe; genèse et activité de diverses formations politiques telles que la Cagoule, la Gauche Révolutionnaire de Pivert, le Mouvement Social Révolutionnaire de Deloncle, le Front National Révolutionnaire de Déat; Résistance; scandales financiers,…): difficile de se soustraire à leur influence déstabilisante, aussi lucide et volontaire soit-on.
D’une lecture parfois ardue -par exemple dans les épisodes méditatifs consacrés à la recherche métaphysique et ésotérique-, « Heureux les pacifiques » séduit par ses ruptures de ton, son mélange de genres et de styles, sa variété de plans narratifs, qui lui donnent un rythme original, une pulsion vitale, comme dans une œuvre musicale où alternent temps forts et temps faibles, thème et variations.
Roman choral aussi, qui tresse les destinées de personnages exemplaires d’une période troublée propice aux tragédies, où choisir une voie juste relève encore plus d’une démarche volontariste et complexe reposant à la fois sur un engagement politique et une recherche spirituelle. L’auteur développe pour chaque protagoniste un thème -qu’il reprend avec ses variations, ses va-et-vient, son rythme- qui modèle son identité (à l’exception d’individus mineurs ballottés par les évènements et qui ne cherchent pas à prendre leur destin en main).
Mais, plus schématiques que les personnages masculins et en petit nombre, les trois personnages féminins sont, d’une certaine façon, des archétypes: Catherine, séductrice mondaine et sensuelle; Lucie, intellectuelle journaliste et romancière, femme d’action qui s’engage dans la Résistance, qui multiplie les aventures amoureuses sans lendemain; et surtout Gina, femme du monde séduisante, décoratrice de mode et peintre, avec laquelle le narrateur vit une relation chaotique, mais qui n’est «pas une voleuse d’énergie comme les autres, les trop donneuses, les trop preneuses, les cérébrales, les masculines»...
Des nombreux hommes gravitant dans le roman, émergent Michel, «second» du narrateur, militant sincère et actif mais «casuiste»; Ricarda, fascinant quoique pétri d’extrêmes contradictions, qui se transforme en un gourou maléfique; Pujholac, l’oncle féru de théosophie, d’astrologie, de chirologie,... maître à penser qui «transformait tout en pensées froides». Robert Saveilhan enfin, le jeune narrateur, dont les aventures s’inspirent étroitement de celles vécues par Georges Soulès: d’origine modeste, il a toutefois accédé à l’ Ecole Polytechnique où il prend la tête des militants communistes, tout en poursuivant une quête spirituelle qu’il approfondit auprès de son oncle et de son ami Ricarda «mon cher double… qui est au courant de tout». Mais là où Ricarda cherche à conquérir des pouvoirs, il veut acquérir maîtrise de soi et connaissance pure, tout en restant impliqué dans l’activisme politique: personnage complexe, écartelé entre des inclinations parfois incompatibles, tournant sur «ce cercle quadraturé par les triomphes et les défaites», mais sincère dans sa démarche.
A travers Saveihan, Abellio / Soulès se raconte. Bien qu’issu d’un milieu provincial pauvre, il intègre l’ X mais, confronté alors à l’inégalité et aux injustices sociales (que la solidarité de son milieu avait jusque là rendues moins criantes) il se révolte contre le système social, cesse de pratiquer sa religion. Ses penchants mystiques le tournent vers les doctrines communiste et socialiste: il adhère aux Etudiants socialistes et aux Jeunesses socialistes, devient premier secrétaire du Centre Polytechnicien d’ Etudes Collectivistes aux côtés de Jules Moch, Louis Vallon,… Nommé ingénieur des Ponts et Chaussées, il part pour quatre ans dans la Drôme, où il milite intensément au Parti socialiste tout en s’immergeant dans le surréalisme (recourant à l’écriture automatique) et dans les lectures d’ouvrages philosophiques et politiques. Après la scission du Parti qui suivit la déclaration Staline-Laval en 35, il se rallie à la Gauche Révolutionnaire (anti-stalinienne) qui déclenche en juin 36 grandes grèves et occupations d’usine et combat les Croix de Feu. A la scission du parti en 38, il se retire du champ politique dont l’impuissance le déçoit. La guerre de 40 de Saveilhan est celle de Soulès: au front, blessé puis presque un an de captivité. A l’été 41, il rencontre Deloncle et participe à l’action du Mouvement Social Révolutionnaire créé par ce chef charismatique entouré de son équipe de durs, ex-cagoulards; mais il est consterné par l’infantilisme idéologique du mouvement, qui d’ailleurs se scinde et exclut Deloncle. Bien qu’actif dans la création du Front Révolutionnaire National de Déat (qui sera dissous en avril 43), il fournit des renseignements à la Résistance (Bénouville,…). Sa vie connaît alors un revirement: en 43, année charnière pour un Soulès définitivement déçu par le militantisme politique, il se tourne définitivement vers la conquête du Sens (rencontre majeure avec Pierre de Combas -dont Pujolhac est le double- qui l’initie aux traditions ésotériques). Mis en difficulté à la Libération, il s’exile en Suisse, mais continue à publier romans et essais en France (notamment chez Gallimard); il est condamné par contumace à dix ans de travaux forcés sur la foi de données concernant un homonyme, collaborateur notoire. Le jugement est révisé grâce aux témoignages de Résistants en sa faveur et il est acquitté en octobre 52, ce qui lui permet de revenir à Paris en 53. Il mène ensuite, en parallèle de sa vie professionnelle d’ingénieur-conseil, une intense activité d’études métaphysiques, multipliant les recherches, les conférences, les essais, les interventions dans la presse et à la télévision sur l’ésotérisme et le spiritualisme («Vers un nouveau prophétisme», «La Bible, document chiffré»,..).
Roman des cheminements, livre à clés qui navigue entre action -voire activisme-, traditions ésotériques et livres sacrés, avec de nombreuses références aux courants culturels (surréalisme) et politiques, «Heureux les pacifiques» nous plonge, avec ses acteurs passionnés, au coeur d’un drame de l’Histoire et d’une crise de l’Occident. Au fil des romans qu’il publiera ultérieurement («La fosse de Babel», «Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts»), Raymond Abellio approfondira les types romanesques, s’attachera à faire ressortir les noeuds narratifs porteurs de sens et et creusera les pistes tracées par «Heureux les pacifiques», dans une recherche permanente de la «conscience absolue».
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
1 Commentaire
Patrick wagner
21/03/2024 à 14:40
Bonjour,
Comptant réaliser un portrait d'Abellio pour la revue littéraire Livr'Arbitres, serait-il possible de publier votre article ? Ou accepteriez-vous d'évoquer Abellio sous une autre forme ?
Bien cordialement,
Patrick Wagner