Comme chaque année, les experts de l'ACBD, Association des Critiques et Journalistes de Bande Dessinée, présentent un rapport portant sur les publications « sur le territoire francophone européen ». Gilles Ratier, le secrétaire de l'ACBD, s'est de nouveau astreint à ce bilan annuel du 9e art.
Le 26/12/2012 à 10:46 par Clément Solym
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26/12/2012 à 10:46
Et cette année, c'est un marché taciturne qui se présente, comme en atteste probablement l'augmentation de la production - 5565 titres publiés, avec 4109 nouveautés, soit une augmentation de 4,28 % en regard de 2011, avec 3841 nouveautés. Signalons également que 281 titres n'ont connu qu'une diffusion locale, ou par internet.
En 2012, c'est également le lectorat jeunesse qui a été le plus ciblé, « alors que 90% des 11-14 ans ont déclaré lire des bandes dessinées lors de l'enquête nationale lancée par la BPI et le DEPS ; étude qui met aussi l'accent sur le délaissement progressif du médium : 1 Français sur 3 (32%) en est actuellement consommateur, mais 44% de cette population se considère comme anciens lecteurs, 24% déclarant n'avoir jamais lu de BD ».
C'est aussi un plus grand nombre d'éditeurs qui ont publié, 326 contre 316, mais un marché qui est largement détenu par quatre groupes, qui disposent de 44,87 % de la production. Guy Delcourt prend le haut du panier, avec 906 titres parus, Média-Participations publie 783 titres, suivi de Glénat avec 478 BD annuellement et Gallimard qui devient le 4e après le rachat de Flammarion, donc Casterman, avec 330 titres cette année.
Outre ces deux premiers points, l'ACBD présente huit autres points importants.
* Évaluation – Alors que le secteur résiste plutôt bien dans un contexte économique difficile, le tirage des 89 titres ayant bénéficié des plus fortes mises en place est en baisse.
* Traduction – Le marché francophone est toujours l'un des plus ouverts au monde extérieur puisque 2 234 nouvelles bandes dessinées ont été traduites en 2012 - dont 1 586 proviennent d'Asie et 448 des États-Unis -, soit 191 de plus que l'année passée...
* Réédition – 1 051 nouvelles éditions ou intégrales, de plus en plus qualitatives, permettent d'alimenter un secteur patrimonial qui se porte plutôt bien ; il y en avait eu 1 058 l'an passé.
* Prépublication – En 2012, on trouve en kiosque, au niveau de la bande dessinée, 77 revues spécialisées et 10 séries de fascicules.
* Création – Sur le territoire francophone européen, 1 951 auteurs ont publié au moins un album en 2012. Selon les critères retenus depuis 10 ans (cf. infra), on peut estimer que 1 510 auteurs réussissent encore à vivre, souvent difficilement, de la création de bande dessinée.
* Information – On recense, en 2012, 11revues papier et 34 sites spécialisés dans l'information et la critique de bande dessinée.
* Mutation – L'apparition des revues de bandes dessinées numériques offre de nouvelles pistes, mais le développement du 9e art sur les supports digitaux est encore très faible !
* Adaptation – Les œuvres du 9e art sont, cette année encore, un réservoir conséquent pour les autres médias ; et inversement…
* Manifestation – Avec 489 festivals, salons ou bourses organisés sur le territoire francophone européen en 2012, les événements autour de la BD continuent de se développer, particulièrement en France.
Ceci dit, comme dans toutes les autres industries culturelles, le marché tourne essentiellement autour de quelques noms : 89 séries ou œuvres indépendantes d'auteurs bien installés ont été tirées à plus de 50 000 ex. en 2011 (moins que l'an passé où l'on en avait comptabilisé 10 de plus) et réalisent l'essentiel du chiffre sur ce secteur. En 2012, 78 d'entre elles appartiennent au domaine franco-belge et leur fonds représente, environ, 60% du chiffre d'affaires des principaux éditeurs qui nous ont communiqué les chiffres de tirage suivants :
- 1 000 000 d'exemplaires pour le tome 13 de Titeuf par Zep (éditions Glénat).
- 450 000 ex. pour le 5eLucky Luke par Daniel Pennac, Tonino Benacquista et Achdé (Lucky Comics).
- 440 000 ex. pour le tome 18 de Largo Winch par Jean Van Hamme et Philippe Francq (Dupuis).
- 440 000 ex. pour le tome 21 de Blake et Mortimer par Yves Sente et André Juillard (Blake et Mortimer).
- 350 000 ex. pour le tome 21 de XIII par Yves Sente et Iouri Jigounov (Dargaud Benelux).
- 250 000 ex. pour le tome 17 du Chat par Philippe Geluck (Casterman).
- 250 000 ex. pour le tome 13 de Kid Paddle par Midam (Mad Fabrik).
- 250 000 ex. pour le tome 6 de Lou ! par Julien Neel (Glénat).
- 240 000 ex. pour le tome 16 du Petit Spirou par Tome et Janry (Dupuis).
- 200 000 ex. pour le tome 9 des Blagues de Toto par Thierry Coppée (Delcourt).
Côté manga, Naruto, One Piece, Fairy Tail, Black Butler, Bleach, Bakuman, Hunter X Hunter, Judge et Pokémon noir et blanc et 3 Soul Eater, mobilisent 50 % des ventes annuelles - publiées chez 5 éditeurs, respectivement.
Côté catastrophe, cette donnée, particulièrement importante : « Sur le territoire francophone européen, 1951 auteurs ont publié au moins un album en 2012. Selon les critères retenus depuis 10 ans (cf. infra), on peut estimer que 1510 auteurs réussissent encore à vivre, souvent difficilement, de la création de bande dessinée. À noter que 188 de ces 1 510 auteurs sont des femmes, soit 12,45% (183 et 12,3% en 2011), et que 280 sont scénaristes sans être également dessinateurs, soit 18,54% (273 et 18,36% en 2011). À ce nombre, il faut ajouter 191 coloristes ayant travaillé sur au moins 2 albums dans l'année (169 en 2011), dont 93 sont des femmes. »
Coté numérique, les enjeux sont particulièrement nombreux, et les questionnements plus importants encore que l'an passé. L'émergence des bandes dessinées numériques offre de nouvelles pistes, mais leurs développements sont encore très hésitants !
Par analogie avec le livre numérique, la BD numérique pourrait se définir comme une bande dessinée éditée et diffusée sous forme numérique et destinée à être lue sur un écran. Dès lors, il faut distinguer la diffusion de la BD numérisée ou dématérialisée et la création de BD digitale. En 2012, la diffusion du 9e art sous forme digitale reste encore marginale. Selon une étude du MOTif (observatoire du livre et de l'écrit en Ile-de-France), 90% des lecteurs de bandes dessinées préféreraient le papier au numérique. Mais le piratage concerne 10 000 titres facilement accessibles, selon leur EbookZ 3 de mars.
L'offre légale progresse moins vite que l'offre pirate avec à peine 6 000 albums disponibles.
Elle résulte des plateformes d'achat mondiales Amazon, Google Play et l'Apple Store, de la grande distribution (Fnac, Virgin, Cultura…), de quelques librairies généralistes (Gibert Jeunes, Dialogues, Chapitre, Furet du Nord…) et des magasins en ligne comme leslibraires.fr, librairie.immateriel.fr ou epagine.fr, mais surtout de quelques diffuseurs spécialisés. Du côté de l'offre payante, Izneo regroupe désormais 19 maisons d'édition de bandes dessinées : les Humanoïdes Associés, Denoël Graphic, Futuropolis, Gallimard, Huginn & Muninn et Ici Même ayant rejoint ce leader en 2012. Izneo propose désormais un catalogue de 3 300 titres en entier, en direct ou via d'autres intervenants.
Hachette Livre, diffuseur de Pika, Hachette et Mad Fabrik, a été rejoint par les groupes Glénat et Delcourt en début d'année et s'attaque aux défis de la transposition de ce catalogue BD en numérique et de sa distribution aux libraires indépendants et aux plateformes validées par les éditeurs, par l'intermédiaire de son ex-filiale Numilog (200 titres disponibles seulement). Le challenger Ave!comics a vu sa maison mère Aquafadas rachetée, en octobre, par le Canadien Kobo dont la liseuse est commercialisée par la Fnac. Par ailleurs, digiBiDi continue de grossir son catalogue avec près de 4 000 titres proposés à la location et en preview. Enfin, l'application bdBuzz (plus de 100 000 chargements) prend de l'ampleur avec 3 200 titres à télécharger.
Lancée par le site d'hébergement de BD en ligne Webcomics (1 500 albums), lequel cherche des mécènes, l'offre de lecture gratuite, rémunérée par la publicité, se développe à l'instar de la plate-forme communautaire Youboox (50 titres) et surtout le portail spécialisé Delitoon (115 titres), conçu sur le modèle du Webtoon coréen.
Après plusieurs tentatives individuelles et collectives comme le feuilleton Les Autres Gensou 8comix.frqui se sont arrêtés en 2012 et la faillite de l'éditeur numérique Manolosanctis, la création spécifique de bandes dessinées pour le support numérique – hors blogs personnels - cherche de nouvelles voies comme l'application interactive Plumzi (utilisée pour le dernier Lucky Luke), le bonus de réalité augmenté avec Dassault Systems pour La Douce de François Schuiten, la fresque interactive et sonore pour L'Ouverture du Louvre à Lens de Will Argunas ou encore le site webellipses.com proposant une bande dessinée accessible uniquement par géolocalisation, à Metz.
L'édition participative (crowfunding) se confirme avec Sandawe (28 projets, 500 000 € collectés), My Major Company (17 – 172 000 €) et Ulule (14 – 26 000 €) qui associent les internautes au lancement d'albums papier. Avec le démarrage, en janvier, du magazine jeunesse de BD Numériques Amusantes et Gratuites (BD NAG), sous l'impulsion de Pierre-Yves Gabrion, et d'un hebdomadaire numérique de BD humoristiques, Mauvais Esprit, animé par Boris Mirroir et James, en octobre, l'une des tendances 2012 est la création de magazines numériques cherchant à dupliquer, sur le digital, l'essor des bandes dessinées de l'après-guerre par les périodiques. Franck Bourgeron, Olivier Jouvray, Kris, Virginie Ollagnier et Sylvain Ricard élaborent La Revue dessinée, un trimestriel numérique d'actualités en bande dessinée. Brüno, Gwen de Bonneval, Cyril Pedrosa, Hervé Tanquerelle et Fabien Vehlmann préparent Professeur Cyclope, un magazine numérique de fictions en bandes dessinées... Les modèles économiques se construisent grâce à un contenu partiellement payant, par des abonnements ou, encore, par des financements publicitaires.
Cependant, de nombreux obstacles et questions n'ont pas été résolus. Le marché attendait des liseuses couleurs plus abordables de meilleure définition ou dimension, une offre élargie, une clarification des normes avec transportabilité des formats numériques et un prix attractif, que les opérateurs souhaitent unique.
Cherchant à lutter contre le piratage, notamment des mangas, et confrontés à leur autoconcurrence avec le livre papier, les éditeurs veulent conserver leur place et les auteurs défendre leurs droits pour une rémunération plus équilibrée. Les négociations s'enlisent entre le SNE (syndicat des éditeurs) et le SNAC (syndicat des auteurs), plusieurs écueils polluant le débat, comme la numérisation d'office des œuvres indisponibles et la signature d'un contrat séparé d'édition numérique.
Au final, 2012 aura permis de poursuivre de nouvelles pistes et d'entamer un dialogue entre les acteurs, sans pour autant dégager une vraie tendance, ni aboutir à des accords. On s'attend, dans un futur immédiat, à une réflexion du droit d'auteur européen adapté à l'évolution numérique, à des décisions du Ministère de la Culture ou au lancement de deux nouveaux supports de BD numériques et de l'espace E.Leclerc.
Toute la filière du livre se transforme donc, afin de réagir au mieux à la prépondérance imminente des nouvelles technologies et des soubresauts de l'économie. Cela génère, quelquefois,confusion et incompréhension entre les différents acteurs du secteur de la bande dessinée francophone ; d'où un contexte encore nébuleux qui permet, aux esprits réducteurs, d'agiter les habituels démons de l'édition : crise, surproduction, concentration et inflation.
L'intégralité du rapport est à consulter ci-dessous
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