Exclusif ActuaLitté : Voici l'ultime étape de notre saga Actualeaks, un dernier périple qui trouve son point de départ dans le dossier « La bibliothèque en concurrence », publié en mai dans le vénérable Bulletin des Bibliothèques de France. Face à ce bel exercice de périphrases, un document exclusif que s'est procuré ActuaLitté, qui révèle les conditions d'exploitation commerciale envisagées par BnF Partenariats. Cette société, dont on ne sait toujours rien, fut créée le 30 avril 2012 : elle a pour objectif de fixer un modèle économique non seulement stable, mais également générateur de bénéfices. Que les cœurs les moins solides se cramponnent au bastingage, ça va swinguer.
Le 13/07/2012 à 09:00 par Clément Solym
Publié le :
13/07/2012 à 09:00
Le partenariat public-privé, une mesure particulièrement prisée en temps de crise, permet d'économiser des frais par un appel d'offres. Le prestataire engage des capitaux et du matériel, et reçoit des contreparties. Par ailleurs, l'établissement public entend générer des bénéfices par l'exploitation commerciale des fichiers numérisés, dont les conditions sont précisées dans ce document siglé BnF, même s'il faut comprendre BnF Partenariats.
Le document que nous présentons est un extrait du programme de commercialisation prévu par BnF Partenariats autour des différents documents numérisés. Il va sans dire, mais n'hésitons pas, que si le document ne fait état d'aucun nom parmi les partenaires, tous sont d'ores et déjà choisis, bien que la BnF n'ait rien communiqué sur le sujet. Ces derniers sont répartis en quatre catégories :
Pour chaque catégorie d'œuvres numérisées, trois axes principaux de traitement sont présentés :
Pour ce qui est du modèle économique, on croirait le projet rédigé par un Robinson Crusoé ignorant tout du marché des produits culturels dématérialisés. Ainsi, pour le fonds sonore comme pour la presse, la BnF avance une « vente de titres sur les principales plateformes internationales de distribution digitale » ainsi qu'une « vente directe sur une plateforme et vente de licences de contenus ». Difficile de dire ce qu'il en sera pour la presse, mais pour le marché de la musique numérique, on nage en plein rêve.
Et quand bien même l'établissement annoncerait que le partenaire dispose d'une commercialisation chez les plus grands : iTunes, Fnac, YouTube (sic !), ou encore Spotify. Ça sent le name dropping, pour convaincre le contribuable. Sauf que le contribuable n'a pas accès à ce document.
Mais la suite est croquignolette, et avec le projet littérature, on caresse les rivages du sublime. « Diffusion gratuite de livres électroniques via sponsoring et vente de services à valeur ajoutée. »
Par sponsoring, la BnF envisage le projet « en ciblant mécènes et fondations désirant communiquer sur la culture et en limitant la communication publicitaire à des messages non intrusifs ». Ceux que la publicité dans les livres numériques horrifiait d'avance seront comblés : non seulement on va leur proposer des ouvrages du domaine public, mais ils seront donc bardés des logos de tel ou tel acteur, profitant du fonds patrimonial pour se faire un peu de com'.
Les tarifs ne sont évidemment pas connus, mais différents emplacements sont clairement établis dans les fichiers : « Les sponsors communiquent directement dans l'ouvrage numérique (prépayé…) en échange d'une très large visibilité par la diffusion gratuite sur un grand nombre de sites partenaires (Feedbooks, Youscribe) et grâce au partage de listes de lecture par les internautes. »
Attention, le meilleur reste à venir : « L'achat à l'unité d'un livre électronique sans marquage publicitaire restera toujours possible. » Si quelqu'un du Projet Gutenberg prenait connaissance de ce document, il ferait une attaque. Alors qu'il n'est jamais fait état de la contribution du partenaire aux coûts de numérisation, pour la littérature, il est question de « 77 % du financement », que ledit partenaire prend en charge.
La gestion du patrimoine, un service public fin négociateur
À la lecture des conditions d'accès aux œuvres sur Gallica, impossible de ne pas sourire doucement, en pensant que la numérisation avec Google, pour contraignante qu'elle soit, permet aux utilisateurs de profiter gracieusement des documents numérisés. Car c'est bien en étudiant ce point que les lecteurs pourront se faire une idée claire de ce qui les attend à l'escale Gallica.
En effet, alors que dans les recommandations du Comité des Sages, il était clair que les partenariats devaient « permettre un accès transnational au matériel numérisé pour tous », celles qui seront pratiquées par BnF Partenariats frisent l'indécence. Nous les rapportons telles que présentées. Âmes sensibles...
Nous sommes donc, par l'ajout de périodes d'exclusivité et les nombreuses contraintes d'accessibilité, à cent lieues des recommandations du Comité des sages. Ce qui n'empêche pas Denis Bruckmann et Nathalie Thouny de préciser, dans leur dossier du Bulletin, que la BnF « a évidemmenttenu compte des expériences d'autres bibliothèques en la matière et de diverses recommandations politiques, notamment celles du comité des Sages mis en place en 2010 par la Commission européenne sur proposition de la France. » Tout lecteur informé ne se laissera pas duper par cette dernière note de bas de page - décidément la place dévolue au Comité des sages selon la BnF. (lire notre dossier 5 : BnF cherche partenaire et argent désespérément)
Gallica : les Européens trouvent portail clos
Le Paquebot, dans sa folle traversée, se retrouve même loin... des conditions proposées par Google dans ses marchés de numérisation, qui s'avèrent finalement bien moins contraignantes, comme le remarquait le blog S.I.Lex fin 2010. Interrogé par l'Autorité de la Concurrence sur les 25 années d'exclusivité qui lui étaient accordées sur les fichiers numérisés de la Bibliothèque de Lyon, Google répondait dans une lettre : « Si l'accord de partenariat conclu entre Google et la bibliothèque de Lyon comporte bien certaines clauses d'exclusivité, ces clauses n'ont cependant pas été introduites à la demande de Google. En tout état de cause, Google a clairement indiqué dans le courrier mentionné ci-dessus, son intention de ne pas mettre en œuvre ces clauses d'exclusivité. » (lire l'intégralité du rapport)
Google / Gallica : Je t'aime, moi non plus
Comme il y a deux ans, certains partenaires de la numérisation du fonds de la BnF n'étaient pas nécessairement d'accord avec ces conditions d'accessibilité : il n'aurait tenu qu'à l'établissement d'ouvrir plus largement les écluses, mais il n'a visiblement pas souhaité le faire. Le détail éclaire alors d'une autre lumière les tenants et aboutissants des contrats, et notamment cette phrase du cahier des charges pour la numérisation du fonds de la Bibliothèque de Lyon : « Le titulaire est propriétaire, sans limitation dans le temps, des fichiers numériques qu'il a produits. » Auprès des prestataires, le prêt se transforme en don, quand les usagers en sont réduits à l'achat ou aux publicités.
Pour les considérations techniques, il faudra d'ailleurs repasser : le dossier « La bibliothèque en concurrence » (sic) reste très discret sur la question des formats proposés par Gallica. Dans le document interne, « Le projet sur la littérature » promet un fichier « e-pub », qui serait vraisemblablement dénué de verrous numériques, puisqu' « adaptable à tout support de lecture ». Pour les livres anciens, il est probable qu'ils ne seront disponibles que par le biais d'une visionneuse type Gallica, avec tout ce que cela impose comme contraintes d'affichage, mais certain qu'ils seront vendus « aux grandes bibliothèques internationales ».
Bouge vers là (variante sur MC Solaar)
La BnF, en tentant de contraindre les chercheurs à se rendre dans l'établissement pour consulter en illimité les documents numérisés, développe là une étrange vision de la culture européenne, souscrite au cours des billets d'avion. Où est le projet de mettre en relation les bibliothèques numériques existantes au travers de l'Union européenne ? Le portail Europeana, qui se débat tant et plus, sera-t-il lui aussi limité à « 5 % des œuvres » et condamné aux publicités françaises ? À quoi bon « faire de Gallica une des premières bibliothèques numériques au monde avec bientôt deux millions de documents », comme le rappelle Bruckmann, si, pour accéder à son fonds, il faut impérativement être en France ?
Logique commerciale, ou revendre le domaine public
La logique commerciale prévaut donc amplement sur l'accès à l'information et la connaissance. Maintenant que la messe est dite, il revient à chacun de prendre ses responsabilités dans ce qui sera non seulement un échec commercial cuisant, mais surtout une restriction sans comparaison dans l'accès du public au patrimoine relevant du domaine public. Le directeur du département des collections de la BnF avait amorcé dans son discours de présentation : « Peu ou prou, le web devient bien la bibliothèque universelle de l'avenir. » De la part de bibliothécaires, une telle affirmation ne va pas de soi. Mais clairement, de la part de la BnF, on se demande bien quel sens peut avoir une telle déclaration.
Quant à cette phrase de conclusion : « En cette période difficile, où les établissements culturels sont regardés ici et là avec des préoccupations qu'on peut estimer trop froidement gestionnaires, il est très utile que les bibliothèques se réaffirment parties prenantes de la société, y compris dans les dimensions les plus économiques de celle-ci », il faut désormais l'interpréter différemment : elle exprime plutôt la difficulté dans laquelle se trouvent aujourd'hui les établissements publics administratifs, auxquels on impose de plus en plus de dégager des ressources propres ou de nouer des partenariats public-privé en raison des restrictions budgétaires dues à la crise.
Il semble que cette contrainte explique l'insistance que les établissements culturels mettent à rappeler leur rôle économique dans un message qui paraît implicitement destiné aux politiques et aux pouvoirs publics. Et c'est ainsi que l'on peut lire : « Il est très utile que les bibliothèques se réaffirment parties prenantes de la société, y compris dans les dimensions les plus économiques de celle-ci. » Comme si le fait de ne pas avoir de rôle économique les condamnait à une forme d'inutilité sociale.
Or l'utilité économique et sociale des établissements culturels et patrimoniaux doit aussi s'apprécier sur le long terme. Mais, et sans qu'il soit possible d'en douter, la logique de BnF Partenariats relève d'une volonté mercantile poussée par d'autres exigences, qui font des œuvres du domaine public le carburant d'une course folle.
Retrouver l'intégralité du dossier ActuaLeaks
DOSSIER - La Bibliothèque nationale de France (BnF)
Par Clément Solym
Contact : cs@actualitte.com
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