Hé oui, j’ai quitté mes classiques pour plonger dans l’actualité littéraire, dans un roman de circonstance, dans Soumission de Michel Houellebecq (abrégé ici en MicHou). Un copain m’avait envoyé le texte en ligne. Une stagiaire qui lit beaucoup m’a proposé son exemplaire. Une vieille amie à qui je rendais visite venait d’en finir la lecture et m’a prêté son volume. La pression était trop forte, buzz, BAO [1], rumeur, curiosité. Pas un journal, pas un site littéraire, pas un magazine ou une revue (et des plus sérieuses) qui n’en parle. Bref, je me suis soumis à Soumission. Diktat des médias.
Le 27/06/2015 à 15:57 par Les ensablés
Publié le :
27/06/2015 à 15:57
Par Laurent Jouannaud
C’est un roman sulfureux, je vous le confirme, mais ce n’est pas le brûlot auquel on m’a fait croire. En 2022, la France devient par les urnes une république islamique. Pour éviter l’élection de Marine Le Pen au second tour, les partis classiques appellent à voter pour le candidat modéré de la Fédération musulmane, Mohammed Ben Abbes, arrivé en seconde position au premier tour de la présidentielle, devant le candidat du PS et celui de l’UMP [2]. Une fois élu, ce Français issu de la diversité, « un des plus jeunes polytechniciens de France avant d’intégrer l’ENA », applique son programme économique, social et moral, basé sur la religion musulmane.
Voici l’analyse finale de cet événement politique : « Parvenue à un degré de décomposition répugnant, l’Europe occidentale n’était plus en état de se sauver elle-même -pas davantage que ne l’avait été la Rome antique au Ve siècle de notre ère. L’arrivée massive de populations immigrées empreintes d’une culture traditionnelle encore marquée par les hiérarchies naturelles, la soumission de la femme et le respect dû aux anciens constituait une chance historique pour le réarmement moral et familial de l’Europe, ouvrait la perspective d’un nouvel âge d’or pour le vieux continent. » (p. 276)
Mon cher Hervé, je vous laisse décortiquer cette longue citation : décomposition répugnante, chute de l’empire européen, populations immigrées en masse, hiérarchies naturelles, soumission de la femme, respect aux anciens, réarmement moral, nouvel âge d’or…, et l’Islam comme remède ! Autant de sujets où se brûler les doigts. MicHou a la finesse de ne pas prendre parti et de ne pas trop approfondir. En fait, le roman repose sur François, un personnage décadent, exemple même de décomposition répugnante, spectateur et narrateur des événements. C’est lui qui raconte et nous dit je. Il a quarante-quatre ans (p. 97). Il est arrivé socialement : il est maître de conférences, puis professeur des universités, à Paris III, après avoir rédigé une brillante thèse sur le romancier naturaliste Joris-Karl Huysmans (1848-1907). C’est un personnage politiquement, socialement et sexuellement incorrect.
C’est lui qui scandalise. Il ne vote pas et ne s’engage pas. « Je ne suis pour rien du tout », dit-il (p. 41). En tout cas, il n’a pas voté lors de ces élections capitales. Il suit l’actualité politique comme un spectacle, mais lui-même est « aussi politisé qu’une serviette de toilette » (p. 50) et ne fait pas partie « des guignols de l’engagement ». La politique, c’est « le partage du pouvoir entre deux gangs rivaux ». Voilà un absentéiste sans conscience citoyenne ! Il est célibataire, n’a plus de contacts avec ses parents, ne s’intéresse qu’à lui : « L’expression ”Après moi le déluge” est tantôt attribuée à Louis XV, tantôt à sa maîtresse madame de Pompadour. Elle résumait assez bien mon état d’esprit. » (p. 73) Et le vivre ensemble ? Et les éléphants braconnés ? Et les demandeurs d’asile ? Et le réchauffement climatique ? D’un couple qui élève ses deux enfants, de cette mère qui se lève tôt pour les conduire à la crèche avant le travail et de ce père qui va les chercher le soir, il pense : « Il devait nécessairement avoir la sensation de s’être fait baiser quelque part, et elle–même avait la sensation de s’être fait baiser quelque part » (p. 94) C’est un individualiste égoïste et profiteur. Et sexuellement incorrect.
C’est cet aspect du personnage qui a soulevé le plus de polémique contre le roman. Les femmes ne pouvaient laisser passer ce macho : « En réalité je n’ai jamais été persuadé que ce soit une si bonne idée que les femmes puissent voter, suivre les mêmes études que les hommes, accéder aux mêmes professions, etc. » Pire que de penser en macho, il bande en macho : « Mes érections plus rares et plus hasardeuses demandaient des corps fermes, souples et sans défaut ». (p. 23) Il a à sa disposition ses étudiantes (une nouvelle chaque année), ou des prostituées (et plutôt par-derrière), ou le site Youporn. Bien entendu, dans les trois ou quatre scènes érotiques que MicHou décrit, jamais de préliminaires, ni de caresses, aucun souci du plaisir féminin !
Quant à son métier d’enseignant, il assure, mais le minimum. Ses obligations universitaires sont rassemblées en une journée, le mercredi : « Je n’avais jamais eu la moindre vocation pour l’enseignement- et, quinze ans plus tard, ma carrière n’avait fait que confirmer cette absence de vocation initiale. » (p. 18) On est loin du professeur enthousiaste qui marque des générations d’étudiants subjugués.
Ce personnage ignore le moralement-politiquement-sexuellement correct : il vit sans langue ni pensée de bois. Cette incorrection – j’emploie à dessein ce mot ambigu – est à la fois légale et condamnable, répandue et cachée, connue et déniée. Ce personnage caricatural, il nous tente et nous lui ressemblons dans une certaine mesure : MicHou ne l’a pas inventé. Ce fonctionnaire à l’abri du besoin est un héros triste et malheureux : après une « triste jeunesse » (p. 11), il mène « une vie sans joie » (p. 73). Il est seul. Sans amis. Télévision, bouffe, sexe. C’est une réplique anémiée du des Esseintes, riche noble décadent, mis en scène par Huysmans dans A rebours. Quel impact aura sur lui le bouleversement du printemps 2022 ?
A vrai dire, le scénario politique que MicHou raconte de la page 78 à la page 170 est bien improbable. D’abord, entre Le Pen et Ben Abbes, il n’est pas sûr que le second l’emporterait. Ensuite, le choix des urnes, si l’abstention était largement majoritaire, serait peut-être remis en question. Enfin, la réaction « Je suis Charlie » du 7 janvier 2015 infirme plutôt le scénario mou de MicHou : notre société décadente tient à sa survie et les Français ne sont pas aussi « résignés et apathiques » (p. 116) que les décrit François. Quant à nos compagnes, je doute qu’elles redeviennent « putes ou soumises » sans faire du tapage, et nous les soutiendrions. MicHou aurait pu écrire cinq cents pages bourrées d’explosifs sur cette prise de pouvoir. Il passe vite, c’est une facilité et la faiblesse du livre. Mais il suit son personnage et raconte, de la page 173 à la fin du roman, comment ce décadent [3] vit ce changement de société : « Le déluge, en fin de compte, pourrait bien se produire avant mon propre trépas. »
Pendant les événements, il a filé en province. Au retour, il apprend qu’il est mis à la retraite d’office : « Les nouveaux statuts de l’université islamique de Paris-Sorbonne m’interdisaient d’y poursuivre mes activités d’enseignement » (p. 178). Mais sa retraite lui est versée, 3472 euros mensuels. Seul changement visible à Paris : plus de femmes en jupe dans les rues. Sa dernière conquête étudiante, Myriam, qu’il aime autant qu’il puisse aimer, le quitte : elle est juive et part en Israël avec sa famille. Encore plus perdu qu’avant, oisif, rongé par l’eczéma, pensant au suicide, toujours misanthrope (« L’humanité ne m’intéressait pas, elle me dégoûtait même », p. 207), il passe quelques jours à l’abbaye de Ligugé, là où Huysmans lui-même a fait retraite. Mais non, il n’y reste pas, il est sourd à la divinité et c’est très mal chauffé. C’est alors qu’on vient le chercher. La nouvelle Sorbonne doit se refaire une réputation. On propose bientôt à François d’y revenir. D’autres l’ont déjà fait. Le nouveau président de l’Université est un homme affable, convaincant, raffiné, cultivé, musulman modéré. Seule formalité : se convertir. L’islamisme ne reprend t-il pas le même combat que la religion chrétienne ? « Le véritable ennemi des musulmans, ce n’est pas le catholicisme : c’est le sécularisme, la laïcité, le matérialisme athée. » (p. 156). François est-il athée, chrétien ? Non, pas vraiment.
Après une crise racontée sur 30 pages, François accepte de se convertir : il se soumet à l’islamisme. Sans conviction. Il dira le jour venu : « Je témoigne qu’il n’y a d’autre divinité que Dieu, et que Mahomet est l’envoyé de Dieu. » Qu’il le dise suffit, personne ne lui demande d’y croire pour l’instant. Il redevient professeur à la Sorbonne, salaire « vraiment intéressant ». Il pourra de nouveau coucher avec des étudiantes, avec la bénédiction des autorités qui recommandent la polygamie. Il lui faudra bien sûr soulever leur voile avant de choisir, parce que les femmes seraient les grandes perdantes dans cette société néo-archaïque. Bref, François collabore. Le mot collaboration est employé, page 287. Ce mot renvoie à une autre période sombre de l’histoire de France. Cette démission des clercs, de l’élite, c’est sans doute là où MicHou voulait en venir puisque c’est la fin de son roman, le dernier mot même : « Je n’aurais rien à regretter. » A réfléchir. Dans une chronique précédente, voici ce que j’écrivais sur MicHou après relecture de Particules élémentaires : son roman combine la théorie et les faits, l’abstrait et le concret ; il parle de sexe de façon désespérante ; c’est un homme qui a beaucoup lu [4] et sait parfaitement ce qu’il fait ; le lecteur doit faire le grand écart entre plusieurs styles, entre plusieurs niveaux. Et je donnais cette citation : « Combien de temps la société occidentale pourrait-elle subsister sans une religion quelconque ? » MicHou n’a pas changé.
Cette permanence des thèmes et cette régularité du style sont sa marque. François, le narrateur, expliquait à propos de Huysmans: "Lorsqu'il est question de littérature, la beauté du style, la musicalité des phrases ont leur importance ; la profondeur de la réflexion de l’auteur, l’originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner ; mais un auteur, c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal en définitive importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres. » (p. 13) De ces trois critères, Soumission ne satisfait qu’à un seul : réflexion et originalité de pensée. La beauté du style, MicHou s’en fiche. A Rocamadour, arrivé au belvédère surplombant le fleuve, son héros déclare : « La Dordogne coulait en contrebas, encaissée entre des falaises calcaires d’une cinquantaine de mètres, poursuivant obscurément son destin géologique. » (p. 134) C’est tout, c’est peu [5]. Quant à la présence d’un auteur dans le livre, MicHou se veut observateur impavide et fait l’anguille [6]. Il souligne habilement qu’il n’est pas le personnage qu’il met en scène [7] : il n’a pas écrit de thèse, il n’enseigne pas à l’université, il a plus de quarante-quatre ans. Pense-t-il seulement, comme son personnage, que « l’Occident sous nos yeux se termine » ? (p. 13) Mais cela fait cent ans qu’on le dit. Huysmans faisait de son converti Durtal le personnage de quatre romans dont MicHou rappelle les titres à la page 49. Je ne serais pas surpris qu’en suivant son modèle, il nous concocte une suite à Soumission. Il n’est pas impossible qu’il nous raconte bientôt la vie sous la bannière franco-islamique, les déceptions de François et son entrée en résistance… Un nouveau best-seller, quoi.
[1] Bouche à oreille. J’ai rencontré il y a peu cette abréviation amusante.
[2] L’UMP n’existe déjà plus. Et Coppé est sorti lui aussi de l’actualité.
[3] Il y a décadence, selon une définition classique, quand les parties n’agissent plus dans l’intérêt du tout. De même que, dans le cancer, des cellules prolifèrent, échappant à l’organisme centralisateur. [4] Dans Soumission sont convoqués Zola, Maupassant, Léon Bloy, Jean Lorrain, Clausewitz, Drumont, Napoléon, Platon, Moréas, Corbière, Laforgue, Géronimo et Cochise, Bakounine et Dostoïevski, Mallarmé, Breton, Homère, Hitler, Barbey d’Aurevilly, Rimbaud, Sartre, Flaubert, Albert Camus et Renaud Camus, Scarron, Péguy (longuement cité), Nietzsche (surnommé la vieille pétasse), Voltaire, les derniers quatuors de Beethoven, Kant, Michel Onfray et Brad Pitt, Abélard et Héloïse, Boris Cyrulnik, Konrad Lorenz, Freud et son cancer de la mâchoire, Newton et Einstein, Thomas Mann, et même Cro-Magnon, et d’autres encore ! N’en jetez plus !
[5] Je ne pardonnerai pas à MicHou d’avoir employé à la page 54 l’infâme expression botter en touche.
[6] Ou le sphinx, ai-je lu dans un magazine.
[7] « Je n’ai pas fait d’études universitaires », écrit-il en fin de volume, dans les Remerciements.
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