De son vrai nom Pauline Benda, elle est née en 1877 dans un milieu favorisé, d'un père juif, Eugène Benda, agent de change, et d'une mère, catholique et ancienne danseuse à l'opéra. L'éducation de Pauline fut celle, sans doute, de Gilberte Swann: des bonnes anglaises en uniforme et des promenades aux Champs-Elysées, des études dans des écoles privées. Son cousin est Julien Benda, intellectuel de l'entre-deux-guerres, connu pour son célèbre essai "La trahison des clercs" paru en 1926. La vie de Madame Simone est si longue qu'il est difficile de tout en dire ici (1).
Le 20/08/2017 à 09:00 par Les ensablés
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20/08/2017 à 09:00
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Par Hervé Bel
L'événement marquant de sa vie est assurément la mort de son père, alors qu'elle n'a encore qu'une dizaine d'années. Influencée par son frère, elle perd la foi. Mais pourquoi le désastre de cette révélation monstrueusement précoce? Elle bouleversait mon équilibre mental, alors que la pitié ordonnait non de m'éveiller mais de m'engourdir. Sans répondre à cet enseignement ni le suspendre par un gémissement, une larme, le temps que le rosier rose installé par Dora sur le balcon de ma chambre eût perdu ses fleurs, mon innocent bourreau avait réussi à m'arracher une seconde fois mon père en ne m'accordant après la vie qu'une immortalité spirituelle sans mémoire, ou le néant: en somme, me dépouillant de ma dernière richesse, et me laissant véritablement seul avec mon désespoir (2).
Cette blessure est aggravée par sa mère qui, dès la mort de son mari, affiche sa liaison avec un homme d'affaires. Plus tard, elle reviendra sur cette partie douloureuse de sa vie pour essayer de comprendre, excuser peut-être, sa mère qui, jeune au moment de son veuvage, avait tout simplement encore envie de vivre. Mais à l'époque, ne le comprenant pas, Pauline s'isole, étudie, lit, se rend à la Salpêtrière écouter Pierre Janet (1859-1931) et au Collège de France les cours de psychologie expérimentale de Ribot (1859-1931). A la demande de sa mère un peu effrayée par ces intérêts jugés peu féminins, elle accepte de suivre des cours de diction et rencontre ainsi le grand comédien Le Bargy (1858-1936) qu'elle épouse très vite, peut-être pour échapper à sa mère, avant de se rendre compte que l'homme ne l'aime pas mais croit en son talent.
Elle va devenir une comédienne célèbre. Repérée par la grande Sarah Bernhardt, elle joue dans Chantecler de Rostand et dans de nombreuses pièces de Porto-Riche (dont on peut voir la tombe dans le cimetière marin de Varengeville, près de Dieppe où Pauline, enfant, allait passer ses vacances). André Gide la rencontre le 5 janvier 1907, chez Léon Blum qui s'apprête à publier son livre sur le mariage. Gide n'est pas tendre dans son journal: Celle-ci (Simone), sitôt introduite, saisit ma main que je ne savais si je devais lui tendre et manifeste un vif plaisir de me voir, bien qu'elle ne sache sans doute pas qui je suis. Le visage très plâtré sous un voile, des yeux sournois et plus moqueurs qu'intelligents ; le corps absorbé par la robe, jupe et boléro de fourrure, manchon. Elle fait la frileuse et se blottit. Sa voix est souple et cajoleuse. Gide était mauvaise langue parfois.
Elle divorce du volage Le Bargy pour épouser le non moins volage Claude Casimir-Périer, fils du président de la République. Très vite, le couple n'est plus qu'une fiction. Madame Simone est vive, intelligente, et ne tarde pas à devenir l'amie de tout ce que Paris compte alors d'important dans le domaine des lettres. La liste est étourdissante: Léon Blum, Cocteau, Anne de Noailles, Daudet, Péguy, Rostand, et bien d'autres dont les noms évoquent tant de souvenirs. Elle dit avoir très bien connu Proust (mais je n'ai trouvé aucune référence précise dans les biographies sur Proust). Dans un entretien de 1971 qu'on peut voir sur le site de l'INA, elle dit l'avoir rencontré en 1904, dans des circonstances surprenantes. Une nuit, très tard, son attention est éveillée par des petits cailloux frappant sa fenêtre. Elle se penche et voit deux hommes, Proust et René Blum (frère de Léon, 1878-1942, mort en déportation), très excités, qui veulent lui parler. Elle les fait monter. Ils lui apprennent qu'une actrice qui avait pris sa place dans une pièce de Berstein l'a très mal jouée. C'est donc un four qui ne peut que la réjouir. Elle fait entrer Proust et son ami dans la cuisine et leur sert des restes de veau froid. Madame Simone dit qu'en ce temps-là (Proust n'entreprend la Recherche qu'en 1907), on ne pouvait imaginer que cet homme à moustache noire deviendrait un des plus grands écrivains de sa génération.
En 1913, elle rencontre Alain-Fournier de dix ans son cadet, secrétaire de son mari Claude Casimir-Perier, et c'est une passion partagée, vive, dont Madame Simone, à la télévision en 1971, a encore du mal à parler. Elle est enceinte et avorte, ne s'imaginant pas être mère. Leur passion n'en souffre pas. Ils se voient autant que possible, en gardant les apparences vis-à-vis du mari. Mais le manque les torture, surtout Alain-Fournier, esprit hypersensible, qui vient d'achever "Le grand Maulnes", et que la jalousie dévore, car Simone est actrice et voit beaucoup de monde. Puis la guerre éclate. Pauline lui promet d'être sa femme.
Début septembre 1914, elle apprend la mort de son ami Péguy. Quelques jours plus tard, c'est celle d'Alain-Fournier tué à la tête de sa compagnie. Une fois de plus, le destin l'a privée de son amour le plus cher. Cela la confirme dans l'idée que le monde des hommes est dénué de sens. Ariane Charton, dans sa belle biographie sur Alain-Fournier (Folio biographies, 2014) revient longuement sur cette liaison célèbre, en rappelant qu'elle souleva la colère d'Isabelle Rivière, sœur d'Alain-Fournier et épouse de Jacques Rivière; celle-ci décrivant Madame Simone comme une maîtresse exigeante, capricieuse, qui le détourne de sa voie littéraire en le poussant à écrire pour le théâtre et de la voie de son cœur, qui aspire à la pureté (p.38). Madame Simone, dans ses souvenirs Sous de nouveaux soleil (1957), a une toute autre vision des choses, et je suis tenté de la croire, allez savoir pourquoi! Il y a dans la réaction d'Isabelle Rivière, à propos de l'amour de son frère, quelque chose qui me déplaît.
La mort d'Alain-Fournier l'atteint au plus profond d'elle-même. Mais un peu plus tard, elle retrouve son grand ami, le poète François Porché (1877-1944), revenu du front très malade. Elle va le soigner, le guérir, et finir par retrouver la force de vivre. Son deuxième mari étant tué sur le front en 1915, elle épouse François Porché en 1923, et ils ne se quitteront plus (Porché meurt en 1944).
Elle avait toujours aimé raconter des histoires. Porché la pousse à les écrire. Et c'est ainsi que, délaissant peu à peu le théâtre, elle aborde la littérature et publie son premier roman "Le désordre" en 1930. Je l'ai trouvé par hasard au marché de Brancion, jauni et abîmé. Le 22 février 1931, Gide lit lui aussi "Le désordre", et ce n'est pas pour complimenter l'auteur: Je fais effort pour lire le livre de Simone (Le désordre). Ne sais si je pourrais continuer. J'ai le plus grand mal à comprendre ce qui est mal écrit. Chaque phrase m'arrête, et ce continuel changement de temps, au début: ce passage du présent au passé, puis à l'imparfait." Et il cite les fautes, impitoyablement. Sévérité méritée ou influencée? Gide avait accueilli Alain-Fournier en Normandie, en 1911, juste avant que celui-ci ne rencontre Madame Simone, et il était proche de Jacques Rivière mal disposé à l'égard de Simone.
Mais, de fait, la lecture de "Le désordre" laisse une impression dubitative. L'histoire ne manque pas de sel, mais celui-ci est trop dilué, l'action étant assez pauvre, au bout du compte. Emma Collinet, l'héroïne, est une jeune fille enseignante en mathématiques dans une école de sœurs. Elle vit à Paris, loin de sa mère, une ancienne danseuse, établie à Arcachon (où la petite Pauline allait également passer ses vacances). Ayant perdu son père de nombreuses années auparavant, Emma est hantée par sa mort, persuadée qu'elle a perdu là ce qui lui permettait de vivre. Elle s'est réfugiée en elle-même, dans une vie très ordonnée et sage, contrairement à sa mère qui, dès la mort de son mari, s'est amourachée d'un homme d'affaires. Emma est appelée à Arcachon, s'y rend aussitôt et retrouve sa mère toujours aussi indifférente et cruelle et qui, ne voulant plus son vieil amant, fréquente un gigolo danseur de tango.
Sa fille supporte la situation sans rien dire, étonnamment d'ailleurs. On ne comprend pas bien. Puis Emma entreprend un long voyage vers l'Algérie pour vendre un terrain dont elle est l'héritière. Sur le bateau, elle rencontre un certain Guérin, un vieux beau distingué qui lui plaît, une espèce d'escroc, un comédien (songe-t-elle, un peu, à son premier mari, Le Bargy?). A la suite d'un malentendu, Guérin, dans l'obscurité, croyant être avec une autre femme, embrasse Emma. Il ne faut pas plus que ce baiser pour qu'Emma tombe amoureuse de lui, et se sente prête à tout donner, elle et son argent. Le désordre gagne son esprit.
Mais sa passion n'aboutira à rien, Guérin révélant trop tôt sa vraie nature. Elle rentrera à Paris, cherchera par voie de petites annonces à trouver un homme puis renoncera. L'aventure est finie, le désordre aussi. S'annonce pour elle une vie triste à l'ombre d'une école de bonnes sœurs et du cimetière où repose son père. Ici régnait l'ordre, un ordre profond, véridique; et aussi une grande paix. Quelle épouvante, pour certains (...) Quel refuge pour les autres, dont une âme pure habite le corps; car pour cette âme, dans le désordre du monde, il n'y a point de place, sinon dans une autre âme. (...) Elle s'éloignait, se retournait, pour regarder la tombe. Elle souriait, à travers ses larmes, de voir dans quel ordre, symétrique et sévère, elle avait disposé les fleurs.
Dans ce roman, Madame Simone met beaucoup d'elle-même: l'amour du père perdu trop tôt (elle fait mourir le père de son héroïne en mai, comme le sien), sa relation difficile avec sa mère vite consolée (dans le roman, l'amant s'appelle Fitz-Gérard), sa tentation du désordre à laquelle elle céda, réservant la sagesse à son héroïne. J'ai voulu écrire un roman de la pureté, dira t-elle à la parution de son roman. Il y a dans "Le désordre" de belles pages, quoi qu'en dise André Gide, notamment la façon de décrire physiquement ses personnages, ce qui n'est jamais aisé. De la bonne, Carmen, elle écrit: Elle souriait, heureuse et comme à elle-même, tels ces faux pauvres à qui l'on fait dédaigneusement l'aumône et qui savent l'endroit où se cache leur trésor. Elle avait une tête trop forte pour sa petite taille, des yeux noirs, gros et doux, le nez court, une grand bouche rouge aux dents écartés. Mais une peau admirable, comme un satin nuptial, enrichissait ce visage ordinaire d'un voluptueux éclat (page 28).
Je me suis toujours demandé si les descriptions physiques des personnages ne sont pas dans les romans des à-côtés un peu inutiles, car lorsqu'on lit, il est rare d'imaginer les personnages tels qu'on nous les décrits. Mais là, dans ce texte, ces descriptions attirent, intriguent, et finalement, ce sont elles que l'on retient. Robert de Saint-Jean, dans la Revue hebdomadaire de février 1931, déclare, peut-être abusivement: livre impitoyable, d'une vigueur parfois cruelle presque intolérable, "Le désordre" ne sert aucune dogmatique et nous offre seulement le témoignage photographique sans réticences et sans retouches (...) Par ce seul roman, Madame Simone se classe dans le peloton de tête.
Dans les années qui suivent, elle publie encore deux romans. En 1935, elle entre au jury du Prix Femina dont elle assumera la présidence. Madeleine Chapsal l'a interviouvée en 1961 (ici). La déjà vieille dame (elle a 85 ans) déclare avoir feuilleté les 207 livres de la sélection 61 et lu entièrement 35 livres, notamment celui de Loys Masson "Le notaire des noirs" dont Henri-Jean Coudy a récemment parlé sur ce blogue. Quand on lui demande si elle est heureuse, elle répond que non: Comment pourrais-je être une personne heureuse, ayant perdu il y a seize ans l'homme qui était toute ma vie? (François Porché).
Ailleurs, à propos des romans écrits par les femmes, elle affirme: Une chose me gêne avec elles: on a toujours l'impression que leurs romans ont été suggérés par un événement ou par un épisode de leur vie. Les femmes ont besoin de se confesser. Pense-t-elle à son roman "Le désordre"? Ne lui en déplaise, me semble-t-il, l'écriture, qu'elle soit masculine ou féminine naît toujours d'un événement de sa propre vie que l'imagination et la pensée transcendent, ou non, en œuvre d'art. Pour le coup cette féministe célèbre est un peu sévère avec les femmes. D'ailleurs, si madame Simone est un peu restée dans la mémoire des hommes, c'est avant tout en raison de ses souvenirs que j'ai dévorés.
"L'autre roman" publié en 1954 est un grand livre, aussi bien par le style que par le propos. Un monde perdu, celui du Paris de Proust dans les années 1880, vu cette fois-ci par une femme, renaît sous sa plume. Mais pas seulement: on y suit le cheminement d'une pensée fouettée par une incessante angoisse: la mort de son père qui lui fait prendre conscience de la mort dont elle aura toute sa vie horreur. A Madeleine Chapsal, elle dira même avoir refusé d'avoir des enfants pour ne pas leur faire connaître les affres de l'agonie.
Une autre chose la poursuivra toute sa vie: cette découverte qu'elle fait, toute jeune encore, du passé de sa mère, dont elle voit la photo dans le portefeuille de son père: La hardiesse du vêtement excluait, même dans l'esprit d'une petite fille, l'hypothèse d'un bal costumé. (...) Ce que je ressentis à cette minute fut non pas du chagrin ou de la gêne, mais une frayeur (...) Etait-ce la crainte de me voir précipitée au cœur d'un secret que j'aurais dû longtemps encore ignorer et que je me trouvais partager maintenant (...)? Etait-ce pressentiment des peines dont un passé frivole menaçait mon avenir, ou encore la frayeur inconsciente du châtiment que le destin réserve à celui qui tire vers la lumière une vérité enfouie dans l'ombre? Mais peut-être, lointainement, le frisson d'une autre triste découverte, celle des amours mal assortis, des mariages non faits dans le ciel?
Les belles œuvres naissent-elles des traumatismes jamais guéris, toujours revus, imaginés, retravaillés, pour que le non-dit se fasse œuvre d'art? C'est en songeant à son angoisse précisément, oubliant l'artifice du roman pour lequel elle n'avait au fond aucun talent particulier, que Madame Simone, morte en 1985, nous touche encore. Je voulais absolument vous faire partager ma découverte, en espérant que vous y trouverez, cher lecteur, le même plaisir que moi.
Notes
(1). L'unique biographie est celle de Michel Forrier: Madame Simone, Editions Le Croît vif, 2008.
(2) L'autre roman, page 185. Plon, 1954.
Par Les ensablés
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2 Commentaires
Rouky
30/01/2020 à 14:24
Bonjour
J'ai tout lu , ce qui a été écrit sur Henri Fournier .
J'ai lu toutes ses correspondances . Ses petits carnets aussi .
J'ai fait toutes les recherches généalogiques , dont les actes de mariage de Pauline Benda , son acte de divorce .....
allez savoir pourquoi, mais c'est avec la vision d' Isabelle Riviere-Fournier que je suis tout à fait d'accord ....
Catherine
29/12/2022 à 17:20
J'ai moi aussi tout lu des deux protagonistes, ainsi que leur correspondance. Je ne suis sans doute pas complètement objective... quoi que...car "madame Simone" était pour moi "tante Simone" et que j'entendais sa voix enregistrée sur magnéto à bande lorsque ma mère tapait ses manuscrits. Elle avait en effet un caractère enjoué, un très bon sens de l'humour et de la compréhension pour les enfants que nous étions, ma soeur et moi, lorsque nous lui rendions visite rue du Bac.
Je pense que Henri Alain-Fournier était très loin de la pureté dont aimerait l'affliger sa soeur qui a fait preuve d'une jalousie énorme vis-à-vis de la femme qui a complètement conquis son frère.
La vérité se situe donc sans doute au milieu.