Poète et homme de théâtre, sculpteur et peintre, Pierre Albert-Birot publie, en 1934 (chez Denoël et Steele), mais écrit quatre ans plus tôt, un roman inattendu mais bien de son temps, Rémy Floche, employé. Aujourd’hui introuvable, ce roman mérite un meilleur sort.
Par François Ouellet.
Le 15/07/2018 à 09:00 par Les ensablés
Publié le :
15/07/2018 à 09:00
Venu à Paris après avoir vécu à Angoulême, où il est né, et à Bordeaux, Albert-Birot entre à l’École des beaux-arts en 1892. Il se marie, suit des cours à la Sorbonne, expose au Salon des artistes français. À la suite du départ de sa femme du domicile conjugal, il abandonne ses quatre enfants à l’orphelinat, puis se remarie à la veille de la Première Guerre mondiale. Proche des avant-gardes, il fonde la revue de création SIC en 1916 ; SIC pour « Sons Idées Couleurs », palette moderniste où vont se côtoyer simultanéïsme, futurisme, dadaïsme et cubisme et à laquelle apportent leur soutien notamment Philippe Soupault, Pierre Réverdy et surtout Apollinaire, dont Albert-Birot soutient la représentation des Mamelles de Tirésias, qui fait scandale en 1917. En 1921, il fait paraître le premier livre de Grabinoulor, épopée rabelaisienne traversée par le surréalisme, sans ponctuation ni paragraphe. Albert-Birot a pris au mot le propos d’Henri Bergson dans L’Énergie spirituelle : « Or je crois bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points. » Sa vie durant, l’écrivain va enrichir son épopée qu’il termine en 1963 (les éditions Jean-Michel Place ont publié l’intégral composé de six livres et près de mille pages en 1991). Le poète Jean Follain aura l’idée, en janvier 1936, de créer les « Dîners Garbinoulor », rencontres bimensuelles réunissant les amis d’Albert-Birot au « Mont Saint-Michel », resto sis tout près de la Place Saint-Sulpice.
Avec Rémy Floche, employé, il s’agit pourtant d’autre chose. Albert-Birot, qui approche la soixantaine, s’essaie au roman, une expérience nouvelle pour lui, sans véritable rapport avec l’expérimentation grabinoulesque ; d’autant plus que Rémy Floche n’est qu’un employé de bureau enfermé non seulement entre quatre murs, mais aussi dans une fiction qui l’apparente au roman réaliste ou néo-naturaliste du personnage velléitaire surgit après la guerre à la suite du Salavin de Georges Duhamel et qui triomphe chez Emmanuel Bove. Une écriture dépouillée, simple mais bavarde, des phrases au présent. Avec cette touche d’humour légèrement décalée héritée des pratiques avant-gardistes de l’auteur. Rémy Floche prend place parmi les ronds-de-cuir misérables qui traversent le ciel romanesque du vingtième siècle, comme le Jean Dézert de Jean de la Ville de Mirmont (Les Dimanches de Jean Dézert, 1914), le Paul Duméry de Tristan Bernard (Aux abois, 1933) ou l’Augustin Marcadet de Jean Meckert (L’Homme au marteau, 1943). Dézert vit sans passion ni volonté, c’est un impuissant au carré ; Duméry a tué un homme, mais il est sans courage, il préfère fuir et se fuir lui-même, car il ne maîtrise rien de ce qui lui arrive ; Marcadet ne trouve la force de quitter un emploi humiliant que pour mieux y revenir : retour à la case départ. Marcadet pourrait se consoler avec cette phrase de Dézert : « Au moins, quand il tournait en rond, il savait ce qui l’attendait ! » Rien de très jojo, comme on le voit. Et pourtant, de la grande littérature, allez-y voir ! Quant à Albert-Birot, il gagnait sa vie en restaurant des objets d’art pour l’antiquaire parisien Edouard Larcade. C’est de cet emploi routinier que serait né Rémy Floche.
Mais cet anti-héros n’en est pas tout à fait un. Certes, c’est un jeune homme passif, léger, un peu borné, sans relief, que rien ne distingue. « Rémy Floche flou », écrit joliment Albert-Birot. Pour échapper à la routine de travail qui menace de le transformer lui-même en bureau, Floche décide de profiter des moments où il se trouve seul pour écrire un livre. C’est sur ce livre que s’ouvre le roman, lequel devient le livre écrit par Floche. Mais on ne sort pas un tel homme de sa condition. Homme ordinaire, Floche fait ainsi le projet d’écrire un livre ordinaire, en principe très terre-à-terre, car il veut « [s]’appliquer à voir à la loupe le grain de chaque jour », malgré sa perception idéalisée de l’écrivain romantique. Cependant, Rémy Floche est un peu plus que cela, parce que ce roman, que nous lisons, il est amusant et astucieux, excellent à sa manière. Chez Albert-Birot s’installe assez rapidement une forme de contraste entre la naïveté du regard de Floche sur les choses et le résultat littéraire qu’il obtient, contraste qui tient à la finesse de l’humour du romancier et qui agit à l’insu du personnage lui-même, ce qui rend la situation à la fois ridicule, absurde et familière. Rémy Floche grand auteur ? Pourquoi pas, somme toute.
Dans cette veine, Albert-Birot ne cherche pas à déjouer les poncifs ; tout le défi est au contraire d’y faire se mesurer son personnage. Inévitablement, Floche souhaite épouser la fille de son patron, sachant pourtant que leur écart de fortune est un obstacle de taille à son projet. Mais c’est aussi précisément pour cet écart de fortune qu’il se dit amoureux. À partir de petits riens, il s’imagine des choses, construit un scénario qui pourrait déboucher sur leur union, alors que la vérité est qu’il n’intéresse nullement Ida. Mais c’est plus fort que lui, il croit pouvoir en venir à lui plaire, car il a espoir qu’elle aime les écrivains. Et il raisonne délicieusement : « Pourtant cette patronne [Ida] est-elle mieux que moi ? Oui, évidemment, puisqu’elle est riche. Oui, mais à part sa richesse, elle n’est pas une très jolie femme, et je suis un assez bel homme, en tout cas mieux qu’elle, et surtout plus jeune qu’elle, cela me donne bien quand même un petit capital ; elle n’est pas non plus très intelligente, et moi, si je ne suis pas très intelligent, je ne suis pas non plus très bête, j’ai certainement bien des idées qu’elle n’a pas ; de plus elle n’est pas très instruite, et moi, si je ne suis pas un grand savant, je sais quand même bien des choses qu’elle ne sait pas ; je suis même capable d’écrire un livre et je suis bien certain qu’elle ne pourrait pas en écrire un, alors, tout régulièrement calculé, je gagnerais à devenir pareil à elle, c’est-à-dire riche, mais elle gagnerait à devenir pareille à moi, c’est-à-dire, sinon plus belle, ni plus jeune, mais du moins peut-être plus intelligente et plus instruite, sans compter la gloire que j’aurai peut-être un jour, et qu’elle se mettrait dessus avec autant de plaisir que ses belles robes de soie mélangées d’argent ou d’or. »
Au milieu du roman, Floche fait la connaissance d’une jeune comédienne, Simone. Elle lui a été présentée par son ami Henri Dubois, lui-même acteur et qui signe Du Boy. Pendant quelque temps, Floche sort chaque soir prendre un verre avec la troupe. Floche aime Simone, mais elle est pauvre. Mais il aime aussi la richesse, et la richesse, c’est Ida. « Simone ou la richesse », tel est le dilemme qui l’agite. Puis il médite : « Mais pourquoi ce “où” ? Préférer, est-ce donc vraiment choisir entre deux choses ? » Après tout, raisonne Floche, puisque le mariage ce n’est pas l’amour, et même que le mariage tue l’amour, il lui suffirait d’aimer librement Simone et d’épouser légalement Ida pour l’argent. Comme il a des prétentions de dramaturge, il pense transposer cette idée dans l’écriture d’une pièce et de la soumettre à Simone, qui d’ailleurs ne demanderait pas mieux qu’il écrive un rôle pour elle, et au père de la jeune fille. On devine assez bien la suite : Floche n’aura ni l’une ni l’autre. Mais tant pis, ce que voulait Floche, c’était écrire un livre, se rendre immortel par la littérature (car sa fatuité ne s’arrête pas en si bon chemin), et ses tribulations amoureuses lui auront au moins été utiles. À la fin, l’écrivain qu’il devient peut dire : « pari gagné ». Ne lui restera plus qu’à aller au bordel.
Rémy Floche, employé constitue la première partie d’un diptyque dont le second volet, Rémy Floche, surhomme, devenu ensuite Splendeurs, n’a jamais paru. Le manuscrit existe pourtant, comme le signale Arlette Albert-Birot (troisième épouse de l’écrivain décédée en 2010 et éternelle présidente du Marché de la poésie) dans la courte postface de la réédition de Rémy Floche, employé par les éditons de l’Allée en 1986. J’ignore pour quelle raison Splendeurs n’a jamais été édité, ni ce que vaut ce roman. Mais s’il est de la qualité du premier volume, mince ! qu’est-ce qu’on attend ? Rêvons à une édition qui réunirait enfin les deux romans.
Deux références pour finir :
- Le site consacré à l’actualité de Pierre Albert-Birot : https://pierrealbertbirot.wordpress.com
- La récente thèse de doctorat de Cyril Piroux : Le roman de l’employé de bureau ou l’art de faire un livre sur (presque) rien,publiée aux Éditions Universitaires de Dijon en 2015.
François Ouellet
Juillet 2018
Par Les ensablés
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