« Si l’on n’avait pas rêvé d’être heureux, la vie serait sans cruauté. » (Marcel Proust) Avec trois chroniques sous la plume de Hervé Bel, l’une sur Histoires incertaines, l’autre sur son entourage, le Club des longues moustaches, la dernière enfin, sur son fils, Pierre de Régnier qui écrivit Chroniques d’un patachon, Henri de Régnier est l’auteur dont l’univers est le plus relancé parmi les Ensablés, et il en est devenu au fil du temps à la fois le champion et l’emblème. Par Antoine Cardinale
Le 06/10/2019 à 09:00 par Les ensablés
1 Réactions | 2 Partages
Publié le :
06/10/2019 à 09:00
1
Commentaires
2
Partages
Il faut commencer par la part sombre. C’est avec le triomphe de sa Messe des morts qu’Hector Berlioz enterra sa vocation de médecin ; c’est par son prestigieux mariage avec Marie de Heredia, en 1895, qu’Henri de Régnier débuta une longue vie de célibat. Ce fut une union marquée de l’encre de l’orgueil littéraire : il triomphait de Pierre Louys, rival amoureux et espoir naissant de la littérature, et il entrait dans la famille du prince des Lettres françaises, Jose Maria de Heredia. Henri de Régnier paya bien cher ce mariage, et pas seulement parce qu’une grande partie de sa fortune servit à écoper le naufrage d’un Heredia qui se ruina au baccarat.
Marie était belle, et Edmond de Goncourt nous la décrit d’ailleurs au jour de son mariage : des yeux diablement noirs, une mignonesse de traits rares chez une brune, et cette forêt de cheveux qui lui fait comme la visière d’un casque d’ébène. Et elle est aussi affranchie des conventions qu’elle est belle : sa famille avait préféré Henri de Régnier, c’est donc à Pierre Louys qu’elle donnerait sa nuit de noces, au cours d’une nuit mystérieuse, dont elle donna le récit impudique dans son premier roman, L’inconstante.
Le poète des Chansons de Bilitis aima à photographier Marie, et ces photos, qui sont aujourd’hui dans le public, laissent peu de place à l’imagination. Les liaisons qui se multipliaient, que Marie s’ingéniait à trouver dans le cercle le plus proche, sans en excepter les femmes, mirent rapidement l’amour propre de Henri de Régnier en lambeaux. S’il ne renonça pas de facto à ses droits conjugaux, comme André Gide en fit courir la méchante rumeur, la distance entre eux se marqua rapidement et il dut alors craindre les caresses de Marie comme on craint des arrières pensées et être plus épouvanté encore de ses aveux que de ses mensonges.
En 1898, il lui naît un fils qui sera Pierre de Régnier pour l’état-civil mais pour l’état civil seulement : l’enfant est le portrait craché de Pierre Louys. Le chagrin mettra son âme en croix, mais tout dans son œuvre fait silence sur cette douleur. Il roula sur elle le rocher du travail et de la dignité : Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse. Mais comme pour le monde il était moral que dans le mariage on épousât aussi les fureurs de la jalousie, il était fatal qu’on fît de sa passivité un reproche de faiblesse qui glissa, le temps aidant, vers des griefs d’immoralité qui touchaient à son œuvre.
Albert de Mun qui fit à l’entrée de Henri de Régnier à l’Académie française ce qu’on n’ose nommer un éloge, asséna que chaque vers de lui était un assassinat de la prosodie et chacun de ses romans un attentat aux mœurs. Il est vrai que Marie - Gérard d’Houville à la librairie, car elle fut écrivain - alla, en se donnant la publicité qu’il fallait, aussi loin qu’il est possible dans l’extravagance et la noirceur.
A l’imitation de ces peintres qui sont capables d’inventer six différents sortes de noir, elle donna à son infidélité des formes ténébreuses toujours nouvelles et plus perfectionnées. Marie était mondaine en diable, et elle fut pour le Goncourt de Marcel Proust un soutien très efficace : en lisant les aventures d’Albertine, un signal rouge s’alluma-t-il dans l’esprit dépravé de Marie, en découvrant des dissimulations, des demi-vérités, des mensonges à double-fond dont elle connaissait tout et dont elle jouait sans remords, elle dont une des exclamations la plus fréquente, et au fond le dernier mot de sa philosophie, était « Mon Dieu, que les hommes sont bêtes » ?
Ce signal s’alluma-t-il ? Je n’en suis pas certain : tendez un miroir à un assassin, il y verra une victime de l’Injustice. Dans quelle catégorie Honoré de Balzac, qui classa en romantiques ou classiques les névroses conjugales, eût-il placé le dossier de celle qu’on préfère nommer Marie de Heredia tant elle fut amante de tous et si peu épouse de Régnier ?
Si Henri de Régnier sut extraire à Venise la substance la plus précieuse de son œuvre, il le dut probablement au répit que daignait lui offrir Marie pendant ces séjours (3), non sans que la morsure disparusse tout à fait : Venise offrait au poète un exact dosage de mémoire et d’oubli (4) dont il prit la pleine mesure dans L’altana.
Observez ce Nous qui raconte ses séjours, c’est un Nous auquel on ne prête guère attention au début ; puis comme son insistance intrigue sans qu’aucune substance lui soit donné, on déduit alors paresseusement qu’il est un Nous de majesté. On finit pas comprendre qu’il est en réalité un Nous de convenance, puisque Marie y est incluse, mais sans que jamais, dans ce Nous de vengeance grammaticale, elle apparaisse, aussi invisible dans ce récit qu’elle le fut dans la vraie vie de l’auteur.
Je ne débattrai point sur la place à donner à Henri de Régnier parmi les historiens d’art. Disons-le, c’est un club dont il a dédaigné de faire partie. Imaginons plutôt qu’il est le vieil ami qui nous attend au café tandis que nous sortons d’un cours d’esthétique : celui qui, lorsque nous aborderons Albrecht Dürer, en récitant une leçon mal apprise, nous interrompt doucement en posant sa main sur notre bras et d’un regard, nous désigne à une table proche un beau profil de femme qui se dessine sur les frondaisons du printemps, de ces femmes aux chevelures dorées mordues par le velouté des verts posés en touches lourdes sur le fond du tableau et que Dürer sut peindre après qu’il eut compris les façons des peintres de Venise. Il dirait la chose avec simplicité, sans en faire une pesante leçon, en soulignant juste ce qu’il importe de retenir de ce qui ne serait qu’une illustration au naturel d’un fait d’art.
Car l’art, qui nous emmène si loin au-dessus de la vie, prend cependant son appui sur elle, et sur elle seulement. Cette transformation que l’esprit fait subir aux choses et aux impressions et qui, dans certaines natures, devient littérature, ou peinture, ou architecture, c’est cela qui nous importe. Le chemin des sentiments, la contemplation, aussi connaissante, aussi pénétrante soient-elles, ne peuvent réaliser à elles seules cette transmutation : ce privilège si chèrement payé par Henri de Régnier, n’est arraché qu’au prix de ce ressouvenir, de cet accouchement de douleur : l’œuvre littéraire.
La critique d’art n’ajoute rien à notre savoir et à notre connaissance de la vie mais ce qu’elle dit explique, documente et justifie quelque chose de supérieur qui est dans l’esprit de l’homme.
Pourtant, comme l’envoi de ce livre, qui nous raconte sa première nuit de Venise, est tendre comme une confidence, doux comme une caresse promise !
Je n’ai pas envie de dormir. Où peut bien conduire le petit escalier dont j’ai aperçu sur le palier, en entrant dans ma chambre, les premières marches ? Il s’arrête à une porte qui n’est fermé que par un loquet. Je l’ouvre et je me trouve en plein air sur une plate-forme en bois entourée d’une rampe à hauteur d’appui. Cette terrasse, ce belvédère est posé sur le toit du palais. De là je domine ses vieilles tuiles en pente et je voisine avec ses hautes cheminées. Que vois-je encore ? un coin luisant du Grand Canal, le dôme arrondi d’une église, puis d’autres toits, d’autres cheminées, tout cela baigné dans la clarté d’une lune éblouissante enveloppé d’un silence profond…Ce soir, je ne sais qu’une chose, en cette belle nuit de septembre 1899, c’est que ce silence, ce clair de lune, ce palais, cette terrasse aérienne que je n’appelle pas encore une altana, tout cela c’est Venise et que je suis heureux.
Henri de Régnier a trente-cinq ans : c’est à cinquante ans qu’il dira à Venise un adieu tendre et aimant. Le dernier chapitre de l’Altana date de 1924 et s’intitule Venise retrouvée. Ces deux dates, 1899 et 1924, qui marquent son parcours vénitien, il a voulu qu’elles figurassent en sous-titre de son ouvrage.
Qu’était la Venise de 1899 ? Avec un plan de 1792, on pouvait s’y guider encore. Quelques jardins, à la Giudecca, ont disparu et la vieille église San Geminiano a été rasée pour faire place à une aile des Procuraties qui ferment maintenant la place Saint Marc. La gare a mis au bout de la ville comme une vilaine escarbille.
Mais enfin elle est presqu’intacte, à l’image de cette cité idéale qui selon Aristote doit pouvoir être embrassée d’un seul regard : ses sestiere mordus comme dans une eau-forte par l’acide des canaux et des rios, ses places aux vieux puits gothiques, et sur ses murs se trouvent encore de merveilleux hasards de couleur : la fraîcheur d’un réséda jaune juché on ne sait comment sur un mur, dont le ciment gris devient comme le fonds guilloché d’une nature morte.
Dans la douceur balsamique de Venise, ses souffrances sont non pas envolées mais suspendues, telles ces blessures qu’on ne ressent plus, qui ont laissé leurs marques sur notre chair mais qu’on ne comprend pas davantage qu’on ne comprend la souffrance d’autrui. Cette paix profonde qu’à peine nos rêves peuvent former et que notre raison énervée ne peut concevoir, il l’atteignit sans doute. Il lui fallut combattre seulement une grande activité de rêverie et une grande paresse d’esprit. Car il arrive qu’on emporte ses démons avec soi : cette humeur de flânerie, cette façon amusée d’assister au manège pittoresque et aux spectacles intéressants qu’offrent une ville et des milieux étrangers, cette conviction tranquille et vraie qu’il n’est rien au-dessus du plaisir de voir une belle chose avec une personne que l’on aime.
Il évita toujours la saison, celle du Lido et de ses baigneurs. Il aime à venir aux derniers feux de l’été, quand la lagune remue mélancoliquement des orages de l’automne : Venise chatoyante d’or vrai, telle qu’enfin son coeur la demande : la tendre et molle atmosphère qui monterait d’un jardin clos de hauts murs derrière lesquels s’entend le brassage des flots. Henri de Régnier veut nous donner le mode d’emploi de Venise : être soi-même et dans cette ville des masques, retrouver de soi le véritable visage.
Car celui qui à Venise veut autre chose que la beauté, ne sait pas ce qu’il veut ; celui qui à Venise veut autre chose que la beauté, ne sait pas même pas ce qu’il demande à la vie. Qu’est-ce qui est ancien ici ? Les humiliations du mariage lui semblent plus reculées dans le passé, quoiqu’aussi désolées, que les murs ruinés de Torcello.
Chose de beauté ? certainement, mais Henri de Régnier sait aussi que Venise fut cette île au Trésor que léguèrent aux dilapidations des dogaresses et de leurs sigisbées, à ce XVIII éme siècle qu’il adora, les Vénitiens des siècles de fer ; la race la plus conquérante de l’Italie, qui mit en tutelle l’empereur byzantin, bastionna l’Orient de Zante à Famagouste, en fit le boulevard militaire de la chrétienté, et qui n’oublia pas au passage d’enrôler Dieu, ne doutant pas que l’observance catholique pût jamais contredire à la vigilance la plus serrée de l’intérêt du commerce, « quoique dans cette ville où tout respire l’opulence, un tas d’infortunés, près d’expirer de froid et de misère, couchent à demi-nus sous les portiques ».
En 1899 la Tempête de Giorgione n’est pas encore entrée au musée de l’Accademia mais ses propriétaires ouvrent volontiers les portes de leur palais aux connaisseurs de passage. Au café Florian, là-même où Théophile Gautier pensa tomber à la lecture du Journal des Débats lui apprenant la mort de Balzac, on se rencontre avec les Parisiens de Venise. Paul Morand, dans Venises a mieux que personne évoqué ce cosmopolitisme savant, cet automne 1913, le dernier automne avant que la guerre soit déclarée, avant la catastrophe qui allait sonner la fin de l’enchantement.
Mais il faut retenir que loin d’y rechercher seulement les agréments de la société et son remuement de vanité, loin de vouloir tremper sa plume dans l’encre tiède des théories, Henri de Régnier chercha à Venise, plus que tout, à surprendre le secret d’une vie heureuse.
Suivons-le lorsqu’il décrit une fresque de Tiepolo. On cherchera en vain une leçon d’histoire de la peinture : on trouvera en revanche une posture pleine de simplicité, confiant au hasard de la flânerie les impressions les plus personnelles et recevant de cette peinture vénitienne une leçon profonde que les manuels d’histoire de l’art sont bien impuissants à donner : leçon de lumière et d’une sensualité pleine d’intelligence.
C’est une des plus belles décorations de Tiepolo que le plafond qu’il peignit pour cette scuola et je vais souvent l’admirer. En flânant par les calli, je gagne le campo San Barnaba et le campo di Santa Margherita. La Scuola dei Carmini est tout à côté, non loin de l’église Santa maria dei Carminati. Après un regard donné à la façade, j’entre. Je monte un grand escalier décoré de stucs baroques et me voici dans une vaste salle. La composition principale nous montre la Vierge dans sa gloire. Elle monte dans un ciel délicieux, tenant entre ses bras l’Enfant, entourée d’anges. Elle monte d’un vol bienheureux, miraculeux et facile. Elle monte lumineuse dans la lumière tandis qu’aux quatre angles du plafond d’exquises figures féminines personnifient les Vertus : la Foi, l’Espérance, mais c’est vous que j’aime entre toutes, vous l’Humilité et vous la Mansuétude si mollement étendue et serrant contre vous un agneau innocent. Comme j’aime votre doux visage, votre corps paresseux et cette jambe un peu grasse qui sort nue des lâches draperies qui vous couvrent et où vous vous allongez si vivante et si tiède.
Foi, Espérance, Humilité et Mansuétude : ces Vertus, comme elles font écho à son calvaire sentimental ! Les séjours à Venise furent ainsi : comme la rémission d’une maladie dont il a renoncé à la guérir ; ne refusant à Marie aucune tendresse, et lui partageant bien plus que sa part d’amour conjugal. Il enterra si profondément sa fierté que Dieu lui-même, je crois, ne la retrouverait pas au Jugement dernier.
De retour à Paris, privé de tout bonheur domestique, il s’isole dans sa bibliothèque qu’il décrivit dans Venise chez soi. C’est pour lui comme l’amorce du voyage de l’automne suivant : faïences de Bassano, miroirs anciens aux dorures fanées, meubles peints et décorés en manières de laques où s’étagent des personnages à longues nattes et à chapeaux pointus entre pagodes, kiosques et ponts courbes. Là, il écrit par bribes, ces Mémoires des choses, reflets de ce passé dont les images vivantes survivent à la cendre des années mortes et il fait la recension des heures immobiles, celles qui ne nous demandaient rien, et dans lesquelles il reconnaissait, avec la confiance du pèlerin, le signe du bonheur.
Son œuvre fut un hymne permanent au rêve du bonheur et la matérialité de cet enchantement, ce furent les automnes à Venise, dans la surprise incrédule d’un Ainsi cela existe réellement ! (5)
Il existe une association des Amis d’Henri de Régnier : celui qui - premier président des Amis de Marcel Proust- avait demandé sur son lit de mort qu’on ne formât jamais une Société de ses amis ne fut pas écouté : mais heureusement il est encore lu.
Henri de Régnier s’éteignit le 23 mai 1936. Il portait depuis longtemps le deuil mélancolique du bonheur et, au jour de vérité, dans le ciel blanchi qui s’ouvrait à lui, les étoiles une à une s’étaient éteintes : le bonheur conjugal, la confiance, la fausse brillance de la gloire… Je veux imaginer que, fermant les yeux, âme languissante, sur un jour dont il ne connaitraît jamais le terme, il répéta la belle et triste plainte qu’il signa dans ses Esquisses vénitiennes : Le ciel seul ce soir va s’habiller en Scaramouche .
1 Michel Bulteau, Le Club des Longues moustaches , Paris, Quai Voltaire, 1988
2 La liste de ses œuvres commence par L’inconstante, suivi de L’esclave, pour se terminer par Les rêves de Rikiki et Proprette et Cochonnet qui est, rassurons les lecteurs, un livre illustré pour enfants.
3 Lors du voyage de 1913, alors que Marie sort à peine de la plus tapageuse, de la plus tumultueuse de ses liaisons avec Henri Bernstein, dont l’emprise la conduisit à demander le divorce à un Henri de Régnier qui ne daigna pas donner de réponse, les Régnier retrouve à Venise Jean-Louis Vaudoyer, Edmond Jaloux et Emile Henriot qui ont tous eu une brève, tendre mais concrète liaison pour Marie ! Et le séjour ne se passa pas sans que Marie fasse la connaissance et prisse date avec Gabriele d’Annunzio qui sera un de ses prochains amants…On trouvera dans la biographie de M.Robert Fleury, Marie de Régnier (Texto, 1990) une biographie complète et bien documentée.
4 Marcel Proust, La fugitive.
5 Sigmund Freud, dans une lettre à Romain Rolland, décrit par ces mots son émerveillement de voir, pour la première fois de sa vie, l’Acropole d’Athènes
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
1 Commentaire
Bertrand Vibert
08/10/2019 à 22:30
Qu’Antoine Cardinale se rassure : Il n’existe pas de Société des amis d’Henri de Régnier, mais bien une Société des lecteurs d’Henri de Régnier. Or la lecture critique est d’abord une affaire d’exactitude. C’est en tout cas ce à quoi s’essaie Tel qu’en Songe, la revue annuelle de la Société (https://slhdr.hypotheses.org/).
Bertrand Vibert, président de la SLHDR