Le jeune romancier Kevin Lambert fait l’actualité de cette rentrée littéraire : d’abord en s’inscrivant avec son troisième roman publié au Nouvel Attila, Que notre joie demeure, dans plusieurs listes de prix, dont celle du Goncourt. Le lauréat 2018 de la plus prestigieuse récompense française, Nicolas Mathieu, a remis une pièce dans la machine en s’étonnant de l’ « orgueil surprenant » avec laquelle l’éditeur du Québécois affirme que son auteur a eu recours à une « Sensitivity reader », « comme s’il s’agissait tout à la fois d’un gage de qualité littéraire, de modernité (rire) et de vertu ».
Le 19/09/2023 à 17:36 par Hocine Bouhadjera
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19/09/2023 à 17:36
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C’est connu (pas de tous vérifie-t-on chaque année), on ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments et une bonne moralité, et si cette polémique gonflée à l’hélium ferait penser que le roman de Kevin Lambert s’inscrit dans ce travers, ce serait une erreur : Que notre joie demeure est porté par une jeune plume de 30 ans ouvertement engagée, mais du côté de Fassbinder ou Jean Genet, en artiste. À l’inverse des deux maîtres précédents cependant, son roman ne contient aucune des outrances du réel que mettent en lumière les deux autres, et de ce côté-là pourrait être jugé comme trop lisse.
Lorsqu’ActuaLitté lui demandait, en juillet dernier, quelle était son approche de l’art romanesque, il nous répondait : « C’est traiter de la multitude, de la multiplicité. Comment rendre justice à toutes ces énergies, ces subjectivités, ces contradictions internes qui nous habitent, et qui reflètent celles du monde. Le “un” est un leurre. » Notre rencontre avec lui, comme ses réactions à la polémique, révèlent un tempérament nuancé, et non modéré ni tiède. (Fun fact : Nicolas Mathieu a préfacé Que Ma (et non notre) joie demeure, de Jean Giono, pour Le Livre de Poche).
Kevin Lambert vient d’une région au nord du Québec, le Saguenay–Lac-Saint-Jean : « Je suis issu de la classe moyenne, pas d’une famille littéraire du tout, ni engagée politiquement. C’était la vie nord-américaine de la banlieue typique. Un milieu assez homophobe, des années 80-90, et même encore aujourd’hui. Un territoire qui s’est construit sur l’industrie forestière, la production d’aluminium… Toute une culture des pionniers, qui a marqué les imaginaires. J’ai eu besoin de quitter ce monde pour exister, parce que j’étouffais complètement, et je suis parti à Montréal à 20 ans poursuivre des études de création littéraire et scénarisation. »
Dans les classiques de la littérature française, on part de l’anonymat de son bled, on grimpe jusqu’à un pic, et on redescend tout en bas, qui est souvent la mort. Dans le 3e roman de Kevin Lambert, on est au sommet in medias res : une première grande scène d’anniversaire qui se déploie comme la phrase de Kevin Lambert ou l’ouverture du premier Parrain. Est réunie l’élite québécoise, et plus si affinités - classe dirigeante, milliardaires, peoples... -, avec tous une espérance : que leur joie demeure… « Je trouve le titre à la fois très beau, et intéressant à démolir au fil des pages », confie Kévin Lambert.
« C’est une classe qui est prête à tout pour que son privilège reste intact et inentamé », ajoute-t-il. Dans son deuxième roman, Querelle, le jeune auteur s’était concentré sur les catégories les plus populaires de la société, « à ceux qui subissent le plus les conséquences du pouvoir », par l’entremise d’une grève dans une scierie de la province virile et macho du Nord-Québec qu’il connaît bien. « Après ce roman », dont il ne faut pas oublier la dimension queer, « j’ai voulu voir le fonctionnement du haut de la pyramide. Comment ces gens pensent ».
La porte d’entrée de cet univers de l’hyperclasse passera par Céline Wachowski (et non Dion) qui, comme les meilleurs héros de la littérature d’initiation, va chuter… « Dans cette première grande scène, je souhaitais qu’on pressente déjà qu’un déraillement est à venir pour elle. » La Québécoise, une soixantaine d’années, est l’une des architectes les plus célèbres du monde, dans un milieu historiquement très masculin et même misogyne, « heureusement de moins en moins ».
Délicieuse ambiguïté : cette Céline Wachowski, qui va devenir le symbole de tous les excès du capitalisme débridé, n’est pas une héritière. Un père absent et une mère notaire : « Cette dimension de self-made-woman fait partie de son storytelling », décrit l'auteur, et d'ajouter : « Celui d’une femme qui a dû travailler, qui mérite son succès. » Il y a sa créativité, sa discipline, son ambition, ses sacrifices, sa force de caractère, mais c’est Netflix qui la rend célèbre auprès du grand public, à base de petites phrases virales et toute une mise en scène de son personnage : « Elle baigne dans un milieu à Los Angeles où elle est installée, avec des amis haut placés, renommés. Elle devient une image », résume Kevin Lambert.
Sa construction et sa réussite capitaliste et sociale sont beaucoup fondées sur la manière dont elle est devenue elle-même un produit. Dans le monde de l’architecture, les gens font appel à son nom. Ils veulent un bâtiment signé. Cet art, malheureusement, fonctionne beaucoup comme ça : avec des vedettes, alors que c’est un art au processus fondamentalement collectif. Jamais un individu ne peut penser à l’entièreté d’un édifice à lui ou à elle seule.
Le Québécois nous fait pénétrer dans cet univers, peu connu des non-initiés, « à la fois d’artistes, mais forcés à entretenir des liens avec les pouvoirs gouvernementaux ou le grand capital privé ». Un monde qui se rapproche finalement de la mode, et cette Céline Wachowski n’est pas loin d’une diablesse habillée en Prada : « On y aime le beau, comme dans la mode, et la structure y est tout aussi hiérarchique, sans parler de celles entre les secteurs, avec les concepteurs qui vont réfléchir en termes esthétiques, puis les architectes qui vont s’occuper des cadres et fenêtres, de la plomberie », explique le romancier.
Kevin Lambert a beaucoup étudié la question, comme il le fait pour chacun de ses romans, « sur l’histoire de l’architecture au Québec, la ville de Montréal ou des textes plus théoriques ». Il a par ailleurs rencontré des acteurs de ce monde, des débutants dans le métier à ceux qui dirigent les chantiers. Et enfin, a simplement levé les yeux vers les bâtiments de sa ville de Montréal, où se déroule le roman.
Il est formel : cette activité nous indique avec force comment l’esthétique n’est jamais dénuée de questions politiques : « Je trouve que s’il y a un art qui nous le montre de manière particulièrement patente, c’est l’architecture, parce que pour réaliser le plus beau des bâtiments, le plus impressionnant, il faut souvent raser des maisons, délocaliser. »
Les architectes décident de comment on aménage l’espace pour parfois des centaines d’années : ils sont les concepteurs du décor de nos vies, et leurs choix portent toute une philosophie plus ou moins consciente : « L’architecture à la mode en ce moment ne m’intéresse pas beaucoup », confesse l’auteur de Tu aimeras ce que tu as tué : « On est encore dans le cube en verre, le métal, la transparence, la visibilité… Les fameux bureaux vitrés. C’est lié au contrôle : le patron peut te voir, tes collègues peuvent te surveiller. L’Open space…Toute une modernité un peu creuse. Côté habitations, on est allé au bout de ce dépouillement pseudo-moderne avec peu de meubles, très chers… Après, il y a évidemment toujours des architectes qui proposent des bâtiments extraordinaires. »
Il confie finalement une approche paradoxale du 1er art, en s’appuyant sur le cas Jean Nouvel : « C’est magnifique esthétiquement, mais il construit des bâtiments au Qatar, dans les monarchies pétrolières, façonnées par des travailleurs migrants qui ont des conditions de travail épouvantables. C’est un exemple type d’une esthétique flamboyante, hyper inspirante, bouleversante, grandiose, mais qui possède des conditions de production qui sont inacceptables. C’est un cas extrême, mais selon moi, on peut l’appliquer à toute l’architecture. »
Céline Wachowski est au niveau de Jean Nouvel en termes de célébrité et de dimension des projets : une échelle parfaite pour mettre en scène les différentes positions hiérarchiques d’un univers impitoyable. Céline Wachowski, c’est la directrice absente, la façade, qui concrètement ne travaille presque plus dans les bureaux. Le véritable directeur des opérations, c’est Pierre-Moïse, qui gère au quotidien. Un personnage d’origine haïtienne, homosexuel, qui a reçu cette approche bien particulier de la consulante éditoriale Chloé Savoie-Bernard… Et il faut le constater, ce Pierre-Moïse en est ressorti silhouette bien fade à force de manquer d’aspérité… Même Meetic sait qu’on choisit les gens pour leurs qualités, mais qu’on les aime pour leurs failles...
La peur du Cancel ? Sans trop en dévoiler, c’est bien ce que va subir le personnage principal de Que notre joie demeure… L’affaire récente avec Nicolas Mathieu pousse à réaliser un parallèle entre Kevin Lambert et la Céline de son roman. Céline Wachowski devient un symbole du capitalisme furieux, un bouc émissaire, et Kevin Lambert d’une approche de l’art en France qui consiste à calibrer sa geste pour ne pas offenser.
Le sociologue René Girard défend que les désirs humains sont mimétiques, conduisant à la rivalité et au conflit, car les individus et les groupes finissent toujours par se disputer les mêmes objets de désir. À mesure que la tension monte, les sociétés cherchent à rétablir l’ordre et la paix. Elles le font en se concentrant sur un bouc émissaire, une victime extérieure sur laquelle les tensions peuvent être déchargées. En persécutant ou en le sacrifiant, la communauté est temporairement apaisée et l’ordre est restauré.
Sigmund Freud rattachait ce phénomène à la projection d’une culpabilité personnelle sur un autre, le sociologue Émile Durkheim y voyait un des grands moyens de la cohésion sociale, et Carl Jung la projection des « ombres », ou aspects négatifs, individuels ou collectifs, sur une personne ou un groupe. En multipliant les raisons de désirer, nos sociétés augmentent mécaniquement la guerre de tous contre tous.
Quand on interroge Kevin Lambert sur sa position vis-à-vis du traitement subi par son personnage, il nous confiait : « Je suis ambivalent sur cette question, car je comprends ce phénomène de la Cancel Culture — où chaque cas est très différent l’un de l’autre et où il est assez difficile de généraliser -, comme un des moyens, des outils, qu’on a aujourd’hui pour faire valoir certaines positions, certains points de vue. On n’en a pas tant que ça. »
Mais de nuancer : « En même temps, c’est un peu insuffisant. Ce n’est pas parce que quelqu’un ne peut plus apparaître dans les médias qu’un changement s’opère dans la distribution du pouvoir dans une société. Je trouve que c’est décoratif. J’ai l’impression que puisqu’on n’arrive pas à modifier les structures, on se défoule sur des corps. »
Il achève même ainsi : « C’est une question vertigineuse : comment on change les structures. Je me dis parfois qu’en fermant la discussion avec certaines personnes, on se prive d’alliés potentiels dans le système. Cet appui interne est nécessaire, par exemple des milliardaires qui vont déclarer publiquement : il faut que vous imposiez plus ma classe sociale. C’est très utile pour tous les mouvements sociaux d’avoir le point de vue interne. »
Kevin Lambert loin du manichéisme ou de l’intolérance que certains lui prêtent désormais : « Elle n’est pas responsable comme individu de l’organisation du monde », résume-t-il, et d’ajouter : « On en fait le visage du capitalisme, et elle a du mal à s’identifier à cette critique, au portrait qu’on dresse d’elle. »
Dans cette capacité à réfléchir au niveau des structures, par delà les analyses de surface et les modes, il développe : « Le cas Céline Wachowski, à partir duquel je mets en scène l’accession à un privilège, est une femme, ce qui n’empêche pas de devenir aussi bourreau que les autres. C’est lié à tout ce discours qui dit que si on avait plus de femmes, ou d’homosexuels dans les conseils d’administration, le monde irait mieux soudainement. Je n’y crois pas du tout. Je constate qu’être minorisé à la base ne change rien à un comportement de pouvoir. Une fois qu’on acquiert ses positions, on défend nos intérêts de classe avant tout. »
Le privilège de classe, et en lien avec l'architecture, la gentrification et la problématique de l’immobilier. Kevin Lambert développe : « Montréal était connue comme une ville pas chère, en tant que territoire francophone en Amérique du Nord, donc moins attirante que d’autres grandes villes anglophones comme Toronto ou New York. Mais dans les dernières années, il y a eu une montée très rapide du coût des loyers et de l’immobilier, donc cette époque est révolue. »
Ajoutons que la population francophone au Québec, jusqu’aux années 50-60, était pauvre : « La très grande richesse est un phénomène récent dans notre société. Le vieil argent était anglais chez nous, avec bien sûr quelques importants bourgeois francophones, mais très peu. Dans les années soixante, il y a eu ce qu’on a appelé la Révolution tranquille, caractérisée par une période de progressisme social et économique, et où l’accès à l’éducation a été démocratisé. L’image du milliardaire francophone est assez nouvelle et ça m’intéressait d’en parler. »
Pour Céline Wachowski, c’est encore plus difficile de comprendre la remise en question de son privilège : ses compatriotes devraient être fiers d’avoir une milliardaire québécoise : « Elle a l’impression qu’elle est une sorte d’ambassadrice pour sa culture », mais, comme on sait, nul n’est prophète en son pays…
Ce qui me fascine dans tout ça, c’est qu’on appréhende aujourd’hui le logement, l’habitation, comme un bien, un objet sur lequel on peut s’enrichir : tous les manuels type, “devenir millionnaire en un an”, expliquent la même chose : investir dans l’immobilier, s’appuyer sur la spéculation.
Mais si toi et moi, on souhaite investir dans ce secteur demain, il faut une belle mise de départ, donc provenir d’une origine sociale privilégiée.
Kevin Lambert est formel au sujet de la question du logement : « D’un bien, dans certaines villes un luxe, ça devrait devenir un droit de pouvoir vivre dans des conditions décentes, dans un espace confortable. On travaille en grande partie pour payer son logement. Ce sacrifice de notre temps au capitalisme est réalisé dans l’espoir d’avoir, au minimum, un lieu de qualité, mais aujourd’hui, ce système n’est plus capable de fournir aux individus cette maigre promesse. » Ce qui l’a intéressé est de mettre en scène cette classe de la population qui s’enrichit sur la précarité : « Quand les uns souffrent, d’autres en profitent toujours. »
Une catégorie qui s’enrichit de manière exponentielle, et qui, pour la justifier, produit tout un discours : « C’est d’ailleurs vrai pour tout le monde. Pour asseoir nos modes de vie et nos décisions, on s’invente des histoires pour ne pas avoir à se remettre constamment en question, ce qui serait invivable », explique l’auteur, et d’adjoindre : « Mais elles servent aussi à nous aveugler sur les résultats de nos actions et de nos choix. Céline Wachowski est une architecte qui se construit tout un monument pour disparaître à la vue des autres, et qu’elle ne rencontre pas elle-même les conséquences de son enrichissement, et d’où vient son argent. »
Choix significatif, Kevin Lambert ne met pas en scène l’ascension de son personnage avant d’en dépeindre la chute, toujours pour les mêmes raisons qui nous ont fait monter, mais débute à son pic, avant la descente inexorable. On ne voit donc rien de cette force de caractère, des sacrifices qu’elle a dû réaliser pour atteindre les sommets, avant de s’endormir sur le trône. Son sujet n’est pas, on l'aura compris, élévation et crépuscule d’une icône.
Un parallèle se dessine de manière surprenante entre le Québécois et l’une des plus importantes romancières de l’Amérique capitalistique et entrepreneuriale du XXe siècle : la très peu lue en France Ayn Rand. Quand Kevin Lambert raconte la chute d’une architecte pour se demander dans une démarche critique, « comment, socialement, on laisse des gens s’élever aussi haut », l’écrivaine et philosophe juive-russe exilée aux États-Unis met en scène dans La source vive (trad. Jane Fillion), l’architecte Howard Roark, figure héroïque de l’innovateur face au conformisme d’une société sans imagination.
Kevin Lambert a raconté dans son précédent roman une grève du côté des ouvriers opprimés, la seconde, dans son imposant La Grève (trad. Sophie Bastide-Foltz), raconte le combat de deux industriels contre une réglementation gouvernementale de plus en plus lourde, dans un avenir dystopique où le collectivisme gagne dangereusement du terrain.
Ce dernier texte de plus de 1000 pages a été élu ouvrage le plus influent aux États-Unis derrière la Bible par la Bibliothèque du Congrès... Elon Musk, Jeff Bezos, Donald Trump, mais aussi le fondateur de Wikipédia Jimmy Wales, les Républicains Ted Cruz, Paul Ryan, l’audacieux Peter Thiel, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine Alan Greenspan, qui l’a connu et qui n’est pas étranger à la crise des subprimes de 2008… Des politiques, des entrepreneurs, des conservateurs, des libertariens, des leaders de la Silicon Valley… Tous ont été influencés par la romancière qui a glorifié l’Homme exceptionnel, prométhéen, nietzschéen, intrépide, qui prend des risques, qui n’est pas nivelé par la majorité, et qui s’impose contre la multitude conservatrice.
Un élitisme assumé qui a perdu dans les esprits et gagné dans les faits. Ayn Rand a même affirmé vouloir donner « une justification morale au capitalisme », et prônait une stricte séparation entre l’État et l’économie : « La bonne volonté n’est pas nécessaire, seulement l’intérêt personnel. Je crois en des routes privées, des postes privés, des écoles privées », défendait-elle dans une archive du 25 février 1959.
À l’instar de certains communistes qui expliquent que le véritable socialisme n’a jamais encore été appliqué, Ayn Rand soutient dans son Vertu d’égoïsme (trad. Marc Meunier) : « Un système capitaliste pur n’a jamais existé, pas même en Amérique, puisque, dès le départ, différents degrés de contrôle gouvernementaux l’ont déformé et dénaturé. Le capitalisme n’est pas le système du passé, c’est celui de l’avenir, si l’humanité doit avoir un avenir. »
Au nom de ce qu’il y a de meilleur en vous, ne sacrifiez pas ce monde à ceux qui en sont la lie. Au nom des valeurs qui vous maintiennent en vie, ne laissez pas votre vision de l’homme se corrompre au contact de la laideur, de la lâcheté, de la stupidité, de ceux qui n’ont jamais mérité le nom d’homme. Ne perdez pas de vue que ce qui caractérise un homme digne de ce nom, c’est la droiture, un esprit intransigeant, et l’inlassable désir de progresser.
Ne laissez pas disparaître le héros qui est en vous par frustration de n’avoir jamais pu vivre la vie que vous méritiez. Assurez-vous de la route à suivre et de la bataille à mener. Le monde auquel vous aspirez existe, il est réel, il est possible, il est à vous. Mais le gagner exige de rompre avec le passé et de rejeter le dogme selon lequel l’homme est un animal sacrificiel dont l’existence est vouée au plaisir des autres.
Lutter pour affirmer votre valeur. Lutter pour revendiquer votre fierté. Lutter pour la suprématie de l’esprit rationnel, l’essence même de l’homme. Lutter sans faiblir, avec la certitude radieuse que votre morale est une éthique de vie, que votre combat est celui de tout accomplissement de toute valeur, de toute grandeur, de tout bien, de toute joie qui n’ait jamais existé sur cette terre.
Vous gagnerez le jour où vous serez prêt à prononcer le serment que j’ai prêté moi-même au début de mon combat. Et pour ceux qui aspirent au jour de mon retour, je vais maintenant le répéter au monde entier : Je jure sur ma vie et l’amour que j’ai pour elle de ne jamais vivre pour les autres ni demander aux autres de vivre pour moi.
– Extrait de La Grève (3e partie, A et A)
On l’aura compris, les deux auteurs traitent des mêmes sujets, mais dans deux camps opposés. Pour celle qui éprouva la Révolution russe en direct de Saint-Pétersbourg, il fallait que chacun vive pour soi, sous réserve de respecter le même droit chez les autres, et que l’être humain ne peut survivre, se développer, s’épanouir, que grâce à un strict arrimage à la Raison aristotélicienne, qui postule l’existence de la réalité par ses principes, comme celui de la causalité ou de la non-contradiction.
L’intérêt de cette boussole : elle permet de reconnaître cette existence du réel connaissable, en évacuant au maximum la subjectivité. On rétorquera à la philosophe disparue en 1982 que le capitalisme est une mystique comme une autre, et la réalité toujours une fiction dominante. Elle brandissait, non sans provocation, l’égoïsme rationnel, qu’elle opposait à l’altruisme, défini comme vivre pour autrui. La quête du bonheur comme unique principe de vie, et sa réalisation concrète comme seule activité.
Céline Wachowski en somme, qui ressemble beaucoup à l’intransigeante Ayn Rand. Pour les deux Self made women — Ayn Rand débarqua aux États-Unis en 1926 et commença par des petits boulots avant d’être costumière, figurante et scénariste à Hollywood -, toute relation est une coopération fondée sur l’indépendance réciproque : quid de la bienveillance, de la bonté, de l’amour ? Ayn Rand aurait-elle eu son émission sur Netflix pour présenter sa philosophie à coup de punchlines ?
Les deux femmes au regard dur, à l’attitude revêche, n’ont pas choisi la voie des sentiments, mais de mordre « au citron d’or de l’idéal amer », comme tous les artistes importants : « Mon personnage, c’est une créatrice qui rêve d’un projet, mais n’y arrive pas, a du mal, qui attend longtemps avant de pouvoir le réaliser », décrit Kevin Lambert, et de confesser : « J’ai mis de ma réflexion dans ce personnage, car c’est quelqu’un de très idéaliste, et en dernière analyse, c’est une réflexion sur l’idéal : à quoi ça sert un idéal ? Est-ce que ça peut nous nuire d’avoir un idéal trop inatteignable ? »
Ici, Kevin Lambert s’est appuyé sur des éléments de sa thèse de doctorat qui traite du sujet : Comment on rêve un livre. En se basant sur des œuvres et des carnets de personnes qui ont fantasmé un livre pendant un long moment, et la réflexion du dernier séminaire de Roland Barthes qui partait d’un constat partagé par beaucoup : Je veux écrire un roman, je veux changer de vie, passer de la théorie à la narration, et je n’y parviens pas.
L’auteur révèle finalement : « J’adore Céline, j’adore ses défauts, on a beaucoup de points communs, comme l’anxiété, la culpabilité native. Depuis que je suis né, je porte une culpabilité en moi, mais je ne sais pas de quoi. » Et d’avoir développé une forme d’« empathie critique » (Camille Toffoli) envers son personnage principal, sentiment qui a nourri l’écriture « de manière paradoxale ». La culpabilité qu’Ayn Rand appelait à proscrire radicalement.
La Russe naturalisée américaine est par ailleurs la preuve que l’on peut être dans l’individualisme chimiquement pur, et en même temps progressiste dans les mœurs. De ce côté-là, elle était même en avance sur son temps : pour l’avortement, pour la séparation de l’Église et de l’État dans l’Amérique où l’on jure sur la Bible, contre la guerre du Vietnam, et antiraciste par l’entremise d’un argumentaire des plus stimulants :
Le racisme est la forme la plus abjecte et la plus brutalement primitive du collectivisme. C’est le fait d’accorder une importance morale, sociale ou politique à la lignée génétique à laquelle un homme appartient, et de croire que ses traits intellectuels et caractérologiques sont héréditaires. Ce qui veut dire en pratique qu’un homme doit être jugé non en fonction de son propre caractère et de ses propres actions, mais de ceux de ses ancêtres.
Le racisme prétend que le contenu de l’esprit d’un homme - pas son appareil cognitif, mais son contenu - est héréditaire. Que les convictions, les valeurs et le caractère d’un homme sont déterminés avant sa naissance par des facteurs physiques au-delà de son contrôle.
C’est la version préhistorique de l’innéisme, c’est-à-dire de l’innéité de la connaissance, qui a été complètement réfutée par la philosophie et la science.
Le racisme est la doctrine des brutes, conçues par et pour elle. C’est une version du collectivisme pour éleveurs de bétail capable de différencier diverses races d’animaux, mais pas les animaux des hommes. Comme toute forme de déterminisme, le racisme invalide l’attribut spécifique qui distingue l’homme de toutes les autres espèces vivantes : sa faculté rationnelle. Le racisme nie deux aspects de la vie de l’homme : la raison et le choix ou l’esprit et la moralité, pour y substituer la prédestination chimique. Il n’y a qu’un seul antidote au racisme : la philosophie individualiste et son corollaire politico-économique, le capitalisme de laissez-faire.
– Extrait de La vertu d’égoïsme, Chapitre 7, repris d'une allocution prononcée à l’Université du Wisconsin
Comme dans Que notre joie demeure de Kevin Lambert, Ayn Rand n'opte pas pour ses héros sur de simples hommes d'affaires habiles, mais des créatifs, comme Céline Wachowski. Elle est un personnage de la Russo-Américaine après les accomplissements, dans la solitude du déclin sans amour…
Quand on demande à Kévin Lambert s’il a pensé à l’autrice en choisissant de s’intéresser à l’architecture, après s’être penché sur la grève, l’auteur nous confie ne pas avoir lu la romancière et philosophe. Il a en revanche été nourri par ses recherches et des lectures de ceux qui ont patiemment étudié les « ultra-riches », afin entre autres de démonter le mythe du mérite : les économistes de gauche, comme Thomas Piketty, et les sociologues des grandes fortunes comme les Pinçon-Charlot.
Comment devient-on aussi riche ? Quelles sont les modalités de l’héritage ? Quel est le discours actuel de la classe du « gros argent » sur elle-même, plus de 40 ans après la disparition d'Ayn Rand ? Et les alternatives proposées par les spécialistes de ces questions ? Une saisie intégrale des héritages, un plafond salarial et des impôts confiscatoires. Des mesures que valident l’auteur : « Je souhaitais écrire sur une classe sociale qui, à mon sens, ne devrait pas exister. »
Quel est actuellement le plus grand argument des puissants d’Occident pour maintenir leur position et ce système construit autour d’eux ? Kevin Lambert répond : « En Afrique du Sud par exemple, les riches vivent dans des maisons entourés de fortifications, de barbelés, de caméras… Les Pinçon-Charlot se sont demandés, pourquoi en Occident, on n’a pas ça ? On a l’équivalent, mais symbolique : le prix qu’on associe à la beauté, au charme, à la mode… C’est pourquoi je décris beaucoup Céline Wachowski dans son rapport à tout ce monde du paraître, de la communication. Toute cette mise en scène est l’arme principale pour justifier les privilèges. Tu n’iras pas voler quelqu’un que tu admires… »
À travers tout ce discours, le lecteur potentiel de Que notre joie demeure peut présumer qu’il s’agit d’un pur roman à thèse, il n’en est rien : « Le problème avec ce type d’oeuvre, c’est qu’en voulant imposer une thèse au lecteur, on réalise un geste d’autorité, ce qui est politiquement discutable », défend l'auteur. Rien n’est asséné de manière péremptoire, même pas dit, mais animé : « C’est plus intéressant que la fiction aborde des questions politiques en offrant une certaine liberté de pensée au lecteur et lectrice. Dans cette approche, l’effet politique est plus fort, en tant qu’il s’est lui-même positionné, à lui-même cheminé dans la réflexion, ce qui engendre une efficience plus forte à mon sens. » Et d’adjoindre : « J’aurais eu du mal à imaginer un roman qui va simplement caricaturer des personnages. Je les appréhende avec sensibilité. »
On atteint la littérature, et pas le pamphlet, l’essai, le roman à thèse, justement, parce qu’il y a l’ambigüité. Une critique sociale peut-être moins frontale, mais aussi moins binaire, sans doute plus polyphonique et ambigüe, mais aussi plus riche d’un point de vue littéraire.
Loin de « l’art pour l’art » cher à Théophile Gautier cependant : « Selon moi, la littérature est toujours également politique, et Céline Wachowski se rapporte à cette dimension. Mon parcours romanesque aborde de front des questions politiques, et rend compte de mes propres questionnements politiques, mais je n’ai pas besoin de déshumaniser mon “adversaire idéologique” pour faire passer une critique, amener une réflexion. »
Il demande : « Est-on condamné au manichéisme quand on porte une parole politique ? Même si on doit faire perdre leurs privilèges à ces individus, leur confisquer une part de leur fortune, la redistribuer, ce que j’espère, ça reste des humains avec des sentiments et une complexité intérieure. C’est en les reconnaissant de cette manière qu’on va pouvoir travailler avec eux, co-fonder une société plus juste, et non en les montrant comme des monstres, en les caricaturant ou en diminuant leur humanité. »
Enfin, le principal en littérature et globalement en art, car il est le message, le style : « Un roman qui a été important pour l’écriture de Que notre joie demeure, est le cycle de 10 ouvrages — le 11e était en préparation avant le décès de son auteure -, Soifs, de Marie-Claire Blais. Ce qui m’a touché dans cette grande fresque breughelienne du monde contemporain, c’est sa manière de monter, dans le sens cinématographique, ses œuvres : elle entre dans la tête d’un personnage, et subtilement, sans avertir, passer à un autre, à l’instar de Virginia Woolf. Cette forme montre comment le tissu subjectif, social est construit d’un entrelacs de subjectivités. S’il y a une réalité, c’est ça : la manière dont un tissu complexe habille la société. »
À LIRE - Égérie de la modernité, elle pense apporter de la beauté au monde
Kevin Lambert passe d’un point de vue à un autre avec fluidité, « un travail de broderie », parfois pour marquer volontairement un décalage, parfois de manière plus intuitive, quand « le point de vue s’impose ».
Il y a Marcel Proust qui apparaît dans la dernière partie de Que notre joie demeure, et auquel Kevin Lambert, qui l’a découvert avec bonheur pendant qu’il rédigeait ce troisième roman, reprend l’une des grandes idées : « On n’écrit pas de bons romans avec l’intelligence. »
Crédits photo : Bénédicte Roscot
Paru le 09/01/2008
168 pages
Belles Lettres
19,00 €
Paru le 23/09/2011
237 pages
Belles Lettres
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Paru le 23/09/2011
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Belles Lettres
35,00 €
Paru le 01/03/2018
694 pages
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Paru le 10/09/2021
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Paru le 18/08/2023
360 pages
Le Nouvel Attila
19,50 €
Paru le 07/01/2021
240 pages
Points
7,90 €
9 Commentaires
NAUWELAERS
20/09/2023 à 01:32
Quelle critique-fleuve !
Attention aux scories: homosexuelle pour homosexuel, un allier potentiel -au lieu de allié, pour pas qu'on voit (sic !)...
Enfin le fond est passionnant et on ne comprend pas pourquoi cet auteur qui semble intéressant s'est laissé prendre par ce piège de la fausse nécessité de faire appel à un ou une sensitivity reader...
En tout cas, il ne croit pas aux bisounourseries ridicules attribuant le goût du pouvoir et du paraître, voire les pires oppressions, exploitations etc. aux seuls hommes blancs dits cis et vieillissants...
Ces caractéristiques de la nature humaine s'appliquent à toutes les catégories de la société: tout est question d'opportunité.
Et j'ignore qui a inventé cette sentence cynique, entendue très jeune lors de ma scolarité: «Un opprimé est un oppresseur sans moyens...»
Mais il existe des gens ouverts, idéalistes, généreux également, sous toutes les latitudes et de toutes les couleurs.
Pour ne pas désespérer de l'humanité...
CHRISTIAN NAUWELAERS
Marie
20/09/2023 à 10:49
Que signifie "cis" dans votre commentaire?
J'aime beaucoup- et j'adhère- la fin de votre commentaire.
J'avoue n'avoir pas lu l'intégralité de l'article, je souffre des yeux quand je lis de l'anglais pour une appellation :pourquoi pas "lecteur de sensibilité"?
J'aime bien les auteurs "dégagés"...Je les préfère aux autres.
Et puis, -très important- quand l'orthographe et la syntaxe sont respectés, mes yeux n'ont plus mal.
NAUWELAERS
25/09/2023 à 01:06
Marie,
Désolé !
J'aurais dû écrire «cisgenres».
Les gens bizarres qui n'ont pas de problème avec leur sexe biologique !
Ce qui est d'un conformisme tout à fait navrant, pour les bigots de la supposée fluidité des genres...
Sérieusement: il existe des conventions sociales assignant les hommes et les femmes à certaines caractéristiques, ce qui peut être discuté.
De là à qualifier le sexe biologique de «construction sociale», on marche sur la tête.
Voilà...
CHRISTIAN NAUWELAERS
Newcotcot
20/09/2023 à 07:36
En effet vous avez raison, vous perdrez beaucoup moins de temps à lire Proust et sa recherche du temps perdu pour comprendre (même la société d’aujourd’hui) dans son Roman plutôt qu’une série d’auteurs contemporains avec des maisons d’édition qui font appel à des « Sensitivity Readers ». Proust n’a pas encore été censuré dans son œuvre ce qui ne saurait tarder au train où ça va ! À quand la réécriture de ce monument de la littérature afin de ménager les sensibilités ? Le livre d’Agatha Christie dont je ne citerais le nom puisqu’il a été changé n’a pas subit que les fourches caudines de ces petits censeurs en herbe sur le titre, c’est le contenu même qui a été modifié ! En clair si vous souhaitez éviter des éditions édulcorées dans les classiques il vous faudra bientôt ne vous procurer que les livres d’occasion ! À bon entendeur…
Toinou
20/09/2023 à 08:11
Si certains pensent que les livres que Kevin Lambert sont "édulcorés", c'est bien la preuve que ils ne les ont pas lus.
Certaines pratiques peuvent effectivement poser question, c'est tout à fait légitime. Mais j'espère qu'on ne poussera pas jusqu'à refuser l'idée qu'un écrivain se documente et demande l'avis de gens concernés par ce dont il parle, le naturalisme entier y passerait !
PS : Merci à Actualitté pour cet article très intéressant et qui nous évite de reprendre l'antienne de la moitié des critiques qui parlent de la "découverte" Kevin Lambert après avoir déjà commenté son livre précédent.
lannabi
20/09/2023 à 17:49
Il est rigolo, c'est article. J'avoue que je n'ai jamais lu Kevin Lambert. Le devrais-je ? Je m'interroge tant cet auteur à l'air de se torturer les méninges. Pourquoi ne pas plutôt écrire un traité de sociologie ? Pardon, mais il donne un peu l'impression de découvrir que le monde est dur, la vie difficile, etc. Bref, rien de nouveau. L'auteur de l'article semble lui-même s'être un peu perdu dans les méandres de la pensée lambertienne, car il ne cesse d'écrire “Que ma joie demeure”, alors que le titre est “Que notre joie demeure”. Je le redis : il est rigolo, cet article. Je termine en faisant le vieil emmerdeur : relisez-vous, de grâce, avant de publier. Trop de fautes qui gâchent le plaisir de vous lire…
Une dernière pique pour la route : KL a lu Proust et en cite une phrase (une seule, et courte en plus) !! Ouaf, ouaf ;))
Lætitia Pacareau
20/09/2023 à 17:59
"Kevin Lambert a raconté dans son précédent roman une grève du côté des ouvriers opprimés, la seconde, dans son imposant La Grève (trad. Sophie Bastide-Foltz), raconte le combat de deux industriels contre une réglementation gouvernementale de plus en plus lourde, dans un avenir dystopique où le collectivisme gagne dangereusement du terrain."
-> Une ligne a dû sauter, c'est Ayn Yand l'autrice de "La grève", bien sûr…
Team ActuaLitté
21/09/2023 à 08:02
Bonjour et merci de nous suivre.
Bien entendu, Ayn Rand a écrit La Grève, raison pour laquelle le journaliste a précisé le nom de la traductrice du roman. Dans la phrase que vous citez “la seconde” renvoie donc bien à la philosophe et romancière américaine.
4P
21/09/2023 à 12:23
Je viens de terminer la lecture de "Que notre joie demeure". Ouvrage remarquable pour un auteur encore jeune. L'histoire est surprenante de réalisme et "colle" parfaitement aux questionnements politiques et sociétaux d'aujourd'hui. Le tout avec un style original et brillant, qui mêle une langue française parfaitement maitrisée, et de délicieux termes québécois.
ll mériterait sans doute un prix !