Ne pardonnerait-on pas un dérapage découlant d’une sélection dans la liste Goncourt ? Un excès d’enthousiasme, une publication qui pousse le bouchon un peu trop loin… Bref, les sensitivity readers font de nouveau parler d’eux.
Le 09/09/2023 à 17:31 par Nicolas Gary
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Kevin Lambert publie son troisième roman en France, après Querelle paru en 2019 (près de 10.000 exemplaires) et Tu aimeras ce que tu as tué (2021, à peine 700 ventes). Que notre joie demeure, publié le 18 août connait un démarrage modeste, mais figure parmi les 16 romans retenus par les jurés du prix Goncourt. Conclusion, il bénéficie du Goncourt des lycéens et d’autres sélections.
« Kevin Lambert a travaillé avec une sensitive reader pour encore une fois, coller au plus prêt de la réalité, être le plus juste possible », assure son éditeur, Le Nouvel Attila. En l’occurrence, il s’agit de Chloé Savoie-Bernard, poète et professeure de littérature, d’origine québécoise et haïtienne.
Que notre joie demeure raconte la vie de Céline Wachowski, architecte autodidacte devenue millionnaire
Au sommet avec une série Netflix et des contrats internationaux. Symbole de modernité, elle prétend embellir le monde. Cependant, une controverse l’accusant de promouvoir la gentrification met fin à son projet phare. Critiquée pour ses méthodes, elle est évincée de son entreprise. En pleine introspection, elle réfléchit à la justification des privilèges de l’élite.
Un roman qui parle de l’instinct de préservation, face aux préjugés en somme. Et son auteur s’en explique : « Je tenais à avoir son point de vue notamment pour le personnage de Pierre-Moïse, directeur des Ateliers C/W, d’origine haïtienne lui aussi. Même si je fais aussi des recherches sur les stéréotypes liés aux personnages minorisés dans la fiction, je n’ai pas le compas dans l’œil et je peux toujours me tromper. »
Ainsi, l’enseignante apportait une expertise à l’auteur, pour lui éviter de tomber « dans certains pièges de la représentation des personnes noires par des auteur.es blanc.hes. Elle m’a aussi aidé à étayer ce personnage, à l’approfondir, à le complexifier ».
Et de conclure : « La lecture sensible, contrairement à ce qu’en disent les réactionnaires, n’est pas une censure. Elle amplifie la liberté d’écriture et la richesse du texte. Cela ne fait aucun doute pour moi et je compte travailler de cette manière pour tous mes prochains romans. » Voilà comment tout dégénère.
Difficile de se montrer plus manichéen, souligne Nicolas Mathieu : sera rangée dans la catégorie réactionnaire toute personne qui en réfuterait l’utilité — ces derniers, un peu bornés, en feraient d’ailleurs un strict instrument de censure. Sa réaction aux propos tant de l’éditeur que du romancier développe une intéressante réflexion sur les responsabilités liées à la publication de textes. Car demeure le risque de se planter, en dépit des précautions qui s’imposent et celles prises.
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« Mais faire de professionnels des sensibilités, d’experts des stéréotypes, de spécialistes de ce qui s’accepte et s’ose à un moment donné la boussole de notre travail, voilà qui nous laisse pour le moins circonspect. Qu’on s’en vante, voilà qui au mieux est amusant, à la vérité pitoyable », indique le prix Goncourt 2019.
« Qu’on discrédite d’un mot ceux qui pensent que la littérature n’a rien à faire avec ces douanes d’un nouveau genre, et sous entendre qu’ils font le jeu des oppressions en cours, c’est tout bonnement une saloperie. »
On sait que l’époque est devenue chatouilleuse, sans arriver à rire : dans l’édition, les sensitivity readers ont fait leur apparition et depuis, malgré les explications détaillées, abondantes et fournies, demeurent un métier que l’on regarde avec suspicion. C’est dans l’air du temps, mais Nicolas Mathieu se refuse à hurler avec les loups : « Écrivains, écrivaines, nous nous devons de bosser, et de prendre notre risque, sans tutelle ni police. C’est bien là la moindre des choses. »
La polémique a rapidement monté — Nicolas Mathieu, influenceur malgré lui ? – et voici que Télérama donne la parole à Kevin Lambert pour défendre son approche et l’aide reçue de Chloé Savoie-Bernard. Première rectification, qui impliquera un coup de règle sur les doigts de l’éditeur : « Elle n’utilise pas l’expression de “lecture sensible”, et dans l’édition québécoise du roman, elle est présentée comme “consultante éditoriale”. Elle ne réduit pas son travail à la question de la sensibilité. »
Mince : le sujet n’aurait donc pas même existé si la maison d'édition avait correctement qualifié les interventions de la poétesse…
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« Et je ne dis pas que critiquer la lecture sensible signifie être réactionnaire. Je dis simplement que les réactionnaires établissent un raccourci entre lecture sensible et censure, qui est selon moi faux », nuance d’ailleurs le romancier. De fait, sa collaboration avec Chloé Savoie-Bernard aura étoffé son écriture et enrichi le texte. En ce sens, l’intervention de la consultante est « presque l’inverse d’une censure ».
Exemple à l’appui, il explique avoir écrit « que le personnage rougissait, mais Pierre-Moïse est noir : il ne peut pas vraiment rougir. C’est l’exemple d’une erreur bête qu’un blanc peut faire, simplement parce qu’il n’y a pas pensé : je suis bien content de ne pas l’avoir laissée dans le livre ». Une erreur... qui montre surtout combien le diable est dans les détails.
Rougir signifie bien devenir rouge sous l’effet d’une émotion : un afflux sanguin au niveau du visage, exprimant « de la confusion, de la honte, de la pudeur », comme l’indique le CRNTL. Il serait cocasse que les blancs aient le monopole de cette réaction physiologique. Dans le sens figuré d'une manifestation d’un sentiment, imaginer qu’un noir ne rougisse pas vire alors au ridicule. Mais le sensitivity reader ne se résumera pas à cette illustration – ou alors le monde va droit dans le mur.
Chloé Savoie-Bernard s’agace d’ailleurs, dans Le Devoir, de la présentation faite par l’éditeur français : « C’est vraiment réducteur de dire que je n’ai fait qu’une lecture sensible. C’est aussi réducteur de me présenter seulement comme une lectrice sensible. » Son rôle est celui d’une direction littéraire, insistant sur le fait qu’elle n’a jamais demandé au romancier de supprimer quoi que ce soit. « Avec Kevin, on a discuté beaucoup de la structure. Je lui ai signalé des répétitions, je lui ai dit que j’aimais beaucoup les chœurs, qu’en tant que lectrice, j’en aurais pris davantage. »
Conclusion : tourner les doigts autour du clavier sept fois avant d’écrire est peut-être une vertu qui se perd. ActuaLitté n'a pas pu joindre Benoît Virot, fondateur de la maison d'édition. « Par ailleurs, j'imagine assez bien ce que c'est pour ce jeune mec venu du Canada d'être entré dans le maelström des prix et du Goncourt. Il a toute ma sympathie », conclut Nicolas Mathieu dans un autre post, où il réagit à un article du Figaro, passablement hors sol.
Crédits photo : @felipepelaquim / Unsplash
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 18/08/2023
360 pages
Le Nouvel Attila
19,50 €
20 Commentaires
Lyo
09/09/2023 à 19:37
Il y a des auteurs, faut vraiment qu'ils se calment.
Kevin Lambert a fait une recherche d'information sur les personnages qu'il souhaitait écrire et leur culture et effectivement éviter les stéréotypes.
En France, il y a des auteurs qui écrivent des romans policiers et qui font des recherches très poussées sur la police, les procédures...
Si un jour un français décide d'écrire sur un personnage russe, vivant en Russie ou nous n, c'est évident qu'il faut un contexte culturel pour le personnage, non ?
Il n'y a aucune censure. Réfuter les standards se basant sur le racisme et le sexisme c'est la chose à faire. Par contre, il faut effectivement pêcher l'information.
Si j'écrivais sur un roman de SF, c'est évident que je m'informerai sur certaines théories scientifiques ou que je tenterai de dialoguer avec des professeurs concernés par le domaine.
C'est évident qu'il faut faire la même chose si on décide d'écrire un personnage de nationalité différentes ou même qui présente divers maladies.
Si les auteurs veulent s'éviter cette tâche, il suffit d'écrire de l'héroïne fantasy. Les peuples, les coutumes et les religions sont toutes fictives. Mais si on veut évité de tomber dans le piège du racisme en écrivant un personnage noir, faut effectivement se renseigner sur les stéréotypes racistes.
C'est pour ça qu'être auteur c'est un vrai travail. Il y a le travail de recherche, l'écriture, la relecture et la correction et ça c'est la face visible de l'iceberg.
Gitane
10/09/2023 à 08:45
C’est un cheval de bataille de N. Mathieu, rien de nouveau sous le soleil. Amusant de le voir rétropédaler après avoir employé des mots aussi forts que « pitoyable ». Ou pas. Non, c’est lassant, en fait.
Aradigme
10/09/2023 à 09:16
Si dans un roman l'auteur introduit, pour des raisons d'intrigue ou de diversité mal comprise, des personnages maliens, sud-africains (blancs, noirs et indiens) coréens (du nord), chinois (de Guang Zhou, pas de Taiwan), indiens (de Dehli), malais, allemands (de Munich), italiens (de Sicile, pas de Rome) et suédois (d'origine lapone) combien de sensitivity readers devra-t-il engager pour collaborer à sa rédaction?
Gilles
12/09/2023 à 13:43
Et qu'est-ce qui l'empêcherait ?
Du reste, vous versez dans la caricature, mais qu'attendre d'autre ?
NAUWELAERS
10/09/2023 à 21:30
Attention: c'est deux branches d'UNE alternative, pas deux alternatives !
Sinon, cet article est d'une rare finesse et subtilité.
Il se meut tel un gracieux funambule sur une ligne de crête, sans tomber dans un côté ou un autre.
Du «sensitive reading» qui attire l'attention sur la problématique de Noirs qui rougissent ou non (et quid des Asiatiques ?), là je veux bien.
Mais le principe même du «sensitive reading» me paraît toxique et attentatoire à la liberté des auteurs, et autrices.
On peut parfaitement proclamer que diminuer leur liberté de création pour ne choquer personne, c'est cela qui est authentiquement réactionnaire sous un vernis de faux progressisme.
Une réécriture orwellienne des textes, soit en amont soit par après.
Ce principe me paraît aberrant et à combattre, désolé.
La littérature n'a que faire de moraline, désolé, et il faut considérer les lecteurs comme des adultes.
Libres d'être d'accord ou pas.
Pas comme des nourrissons à qui on donne de la panade pour que leurs petites dents en formation ne soient pas abîmés par un aliment solide.
Le débat est réouvert, pour la 538ème fois !
CHRISTIAN NAUWELAERS
Gilles
12/09/2023 à 13:49
Vu qu'il n'y a pas de débat (même Nicolas . est revenu positivement sur le fait d'écrire ou pas avec un sensitive reader), qui le réouvre ici si ce n'est vous ?
Pour ce qui est des asiatiques et de rougir, vous êtes hors-sujet (comme tout bon réac.) car l'article et son sujet ne l'évoquent pas mais on peut supposer, si ça vous intéressait vraiment, que la question mériterait de se poser.
Personne n'a imposé à l'auteur de se renseigner via cette méthode, du coup encore un hors-sujet (si un éditeur demande une relecture/modification, l'auteur est libre de refuser et de se faire publier ailleurs, non ?).
Enfin, bizarre cette expression "moraline", remise sur le devant ces derniers temps par Eric Z ou ses soutiens. Un refoulement ?
NAUWELAERS
13/09/2023 à 21:10
Gilles,
Foutez-moi la paix avec votre Éric Z. obsessionnel.
La moraline est le cancer de la littérature.
C'est liberticide.
Je me fous de ce qu'Éric Z. ou le Pape ou ma concierge en pensent.
C'est moi qui pense tout seul.
Surtout pas comme vous, le pense-petit.
Ce qui dérange tout bon sectaire borné (périssologie !) de votre -très triste -genre.
Mais peu me chaut.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Marie
15/09/2023 à 09:56
Je pense moi aussi tout(e) seule! Rien à faire des autres en ce domaine, cela les regarde mais pas moi. Mais ne suis pas imperméable aux conseils et aux changements d'opinion, ayant l'initiative de les demander....
Ayant toujours et de plus en plus en constat que plus on écrit, moins on lit.
Michel
11/09/2023 à 18:08
Bref, cet auteur a utilisé ce que l'on appelait autrefois un "nègre". Donc, rien de nouveau sous le soleil, sauf qu'il est malséant d'écrire ce mot.
NAUWELAERS
12/09/2023 à 00:04
Michel,
Vous n'avez rien compris !
Un nègre (aujourd'hui, on peut dire «un porte-plume») ne relisait rien et ne mettait pas les textes dans le sillon du politiquement correct !
Il écrivait -et écrit encore -à la place de l'auteur connu, soit sous-doué soit débordé, voire les deux.
Strictement aucun rapport avec ces lamentables «sensitivity readers» qui ne devraient pas exister.
Avis aux crétins: je ne suis pas d'extrême droite.
Je suis pour la liberté des créateurs et pour la liberté de déranger.
Ras-le-bol des pleurnicheries tous azimuts, soyons des adultes, même jeunes.
Point barre.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Gilles
12/09/2023 à 13:49
Il paraît que les bien-pensants disent "ultra-droite" mais rassurez-vous, vos propos parlent pour vous, pas besoin de préciser le terme.
NAUWELAERS
16/09/2023 à 00:14
Rectification pour Michel, honte à moi: prête-plume et non porte-plume !
CHRISTIAN NAUWELAERS
Aradigme
15/09/2023 à 13:22
BonjourMichel,
Je crois que le "sensitivity reader" se rapproche plus de ce que fut le "commissaire politique en charge de l'application de la ligne actuelle (et fluctuante) du Parti" dans les journaux soviétiques.
Salutations
Aradigme
NAUWELAERS
16/09/2023 à 00:12
Michel,
L'Académie française suggère de remplacer le mot «nègre» (dans cette acception) par le joliment désuet voire poétique «prête-plume», alors que plus personne ou presque -peut-être Amélie Nothomb, mais pas sûr -n'écrit encore sur papier avec une plume (et encore moins un crayon).
Il n'empêche, le terme est joli mais il ne semble pas s'imposer.
Contrairement au pompeux «divulgâcher» qui remplace parfois l'anglicisme «spoiler», alors que même l'Académie -pan sur les doigts ! -oublie de recommander à sa place le terme parfait «déflorer» !
Gare à la confusion possible «spoiler»-«spolier», du reste donc out, l'anglicisme inutile !
Fin de cette parenthèse linguistique, non passée au tamis aberrant du «sensitive reading».
CHRISTIAN NAUWELAERS
Alex
12/09/2023 à 15:29
On aurait pensé qu’ActuaLitté n’allait pas se joindre à ce stupide déferlement! Mais non, il faut en rajouter . Article outrancier et documenté par piochages, ( on est bien avec Le Figaro et BFM), dans les différents médias qui ont fait leur choux gras de l’intervention sur le terme “Sensitivity reader” d’un auteur soi-disant de gauche? Et qui n’est pas le parangon de la discretion( il est partout). ( même avec Bruno Lemaire ! ( rire)
Kevin Lambert n’a pas l’habitude de ménager ni ses opinions ni ses lecteurs. Voir sa réponse dans Télérama. Il est doué, ça doit déranger .
Le mépris et les retournements de cible pourraient être cocasses, ils sont ridicules . Taper sur l’éditeur? Je vois mal un editeur s’amuser sur Instagram. Sans doute d’autres choses à faire. Mais le monde littéraire peut être tranquille, il a sa vigie, qui devrait comme l’a dit Philippe Claudel se consacrer à ses romans.
Arthur
13/09/2023 à 09:39
Bonjour,
Je pense qu'il n'y y a pas d'intérêt a procéder a une relecture d'une oeuvre pour la mettre en conformité avec les "normes" du jour.
Il devrait en être de même avec l'expression orale, la règle de base étant de faire face au débats et critiques en explicitant son process de création et arguments.
Pour la forme rédactionnelle de votre article, l'écriture inclusive c'est
anormale et un déni de la richesse et la flexibilité de notre langue.
Salutations.
Arthur
NAUWELAERS
13/09/2023 à 21:32
Merci Arthur, de tirer ce fil de discussion vers le haut.
C'est bien nécessaire.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Newcotcot
13/09/2023 à 13:48
« Tourner les doigts sept fois avant d’écrire est une vertu qui se perds » vraiment ? Merci pour l’avertissement ! Ainsi donc ce serait les « anti-censure » d’un livre qui seraient les réactionnaires, vraiment ? C’est fou comme on peut retourner une situation inconcevable pour une réflexion libre à l’avantage d’un auteur qui serait « dans le juste » comme si dans la littérature les lecteurs avaient besoin d’une aide afin de faire la distinction entre « le bien » et le « mal » où l’espace de pensée nécessaire a besoin d’un texte brut pour être sans limite dans l’imaginaire !
Line
20/09/2023 à 11:57
Je trouve toujours ça "amusant" de lire des auteurs, notamment récompensés, incapables de lire correctement une phrase et de monter immédiatement sur leurs grands chevaux... pour rien. Transformer "La lecture sensible, contrairement à ce qu’en disent les réactionnaires, n’est pas une censure" en "pour lui ceux qui critiquent la lecture sensible sont des réactionnaires", ça relève quand même d'une incapacité à comprendre un texte. Ou alors, N. Mathieu pense vraiment que ça relève de la censure et s'est donc senti visé sans vouloir pour autant reconnaître qu'il est réactionnaire. Hum... je me demande qu'elle est la véritable raison de son emportement :p
Caroline
22/09/2023 à 17:15
"au plus prêt de la réalité" (sic). Ça vous arrive de vous relire ? Et on met une majuscule pour les peuples : les Blancs, les Noirs, les Asiatiques...